Même pas mort …Ou la dialectique des images et des corps animés et inanimés
Théâtre
Réflexion

Même pas mort …Ou la dialectique des images et des corps animés et inanimés

Sylvie Martin-Lahmani

Le 29 Oct 2025

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 105 - Théâtre-danse : la fusion ou rien !
105
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DANS UN ARTICLE con­sacré au « corps dans ses pro­longe­ments »1, Nicole Mossoux pro­po­sait des exer­ci­ces … Où il s’agis­sait de pré­par­er une bois­son, de pos­er le verre sur une table à prox­im­ité en veil­lant à ce qu’il soit hors de portée, puis de fer­mer les yeux. Et ensuite d’es­say­er de pren­dre l’ob­jet. Nicole Mossoux explique qu’en ten­dant la main vers le récip­i­ent, on effectue un pro­longe­ment, c’est-à-dire une pro­jec­tion de notre inten­tion, qui va entraîn­er une série de trans­for­ma­tions à tra­vers le corps tout entier : des mod­i­fi­ca­tions d’or­dre physique, et des mod­i­fi­ca­tions de l’é­tat d’être : l’in­ten­tion qui vous porte et vous tra­verse con­tin­uerait bien au-delà de vous … Ces sources motri­ces sont à l’ œuvre dans cer­taines de leurs créa­tions (LIGHT !, TWIN HOUSES et KEFAR NAHUM). Elles illus­trent avec étrangeté cette idée du corps dans ses pro­longe­ments, et de ses change­ments d’é­tat. Fusion ou pas­sage, du matériel à l’im­matériel, de l’an­imé à l’i­nan­imé ?
Pour per­me­t­tre ces change­ments d’é­tat, Nicole Mossoux et Patrick Bon­té ont inven­té une méth­ode2,qui vise moins à tra­vailler sur des actions ou des per­son­nages, que sur des états : de tur­bu­lence, de déséquili­bre, d’altéra­tion … Dans le cadre de ces chantiers, l’ac­teur et le danseur doivent creuser leurs étrangetés, mon­tr­er les faces cachées de leur per­son­nal­ité, faire sor­tir d’eux des matières imprévues et se laiss­er sur­pren­dre.
Dans TWIN HOUSES (créa­tion 2004), Nicole Mossoux a lais­sé sor­tir d’elle une série de dou­bles bizarrement gref­fés à son corps. Elle dia­logue suc­ces­sive­ment avec cinq man­nequins rivés à dif­férentes par­ties de sa per­son­ne. Les con­trôle-t-elle ? En éma­nent-ils ? Ces excrois­sances siamoi­ses sem­blent par­fois la débor­der. La fusion du corps vivant de l’in­ter­prète et des bribes de corps inan­imés, empêche de dire qui manip­ule qui. Si pour Nicole Mossoux, il s’ag­it évidem­ment de don­ner vie à ces sil­hou­ettes, elle recon­naît avoir été trou­blée par ces drôles d’ef­fi­gies à son image. Les man­nequins étaient cen­sés être ses dou­bles, mais elle avait le sen­ti­ment de devenir le leur : impres­sion de dédou­ble­ment, de dis­per­sion de soi, de per­son­nal­ité mul­ti­ple …
Évo­quant leur univers avec poésie, Jean-Marie Piemme a écrit sur le corps des Mossoux-Bon­té (ou était-ce à pro­pos des poupées de Hans Bellmer ? …): « … ce corps qui explose, se décom­pose en ses par­ties, à qui sont ces bras et ces jambes, et la tête ? Cette dou­ble tête, cette tête qui vis­i­ble­ment se redou­ble pour nous, à quel corps appar­tient-elle, oh vous pen­siez que c’est facile à définir un corps, à cern­er, à décrire ! qu’on dit : tête, bras, jambe, main et qu’on a tout dit ! Et bien non, vous le savez bien, toi et toi, et vous, les acteurs, les fig­ures, les mar­i­on­nettes, les con­struc­tions, les défis à la pesan­teur, les rois et reines de l’il­lu­sion, les fab­ri­cants du vrai et du faux… »
L’é­clate­ment de soi, le dédou­ble­ment sont des thèmes très prisés par les mar­i­on­net­tistes : « bien est pris qui croy­ait pren­dre », « bien est manip­ulé celui qui croy­ait manip­uler ». L’in­ver­sion du rap­port de dom­i­na­tion est une sen­sa­tion fréquem­ment éprou­vée par les manip­u­la­teurs. Et plutôt que de le subir, la plu­part en jouent comme d’un for­mi­da­ble ressort dra­ma­tique, et fan­tas­tique. Dans TWIN … , Nicole tan­tôt impose sa présence, tan­tôt s’ef­face jusqu’à laiss­er sup­pos­er que la fig­ure prend les ini­tia­tives.
Pour les Mossoux-Bon­té, la présence de l’ac­teur3 est absence. Il est trans­par­ent et opaque. (On dirait qu’ils par­lent du mar­i­on­net­tiste). Il est agi par une force qui le dépasse. (On dirait qu’il par­le d’une mar­i­on­nette … ).
La scène 4 des Mossoux-Bon­té doit être un lieu autonome, qui crée un alpha­bet métaphorique où l’hu­main échappe à lui-même pour se décou­vrir dif­férent, qui sonde les obscurs fonds obses­sion­nels de l’époque. Leur scène peut exhumer des arché­types, met­tre à jour des han­tis­es et détach­er des pans d’om­bre du mur de nuit où l’hu­man­ité s’a­dosse …
LIGHT ! (créa­tion 2003 ), offre un autre exem­ple de pro­longe­ment de soi : le corps de Nicole Mossoux pro­jette ses ombres comme des sil­hou­ettes dis­pro­por­tion­nées, des créa­tures mon­strueuses qui sem­blent sor­tir de ses cauchemars ou de ses hal­lu­ci­na­tions. Le corps de l’in­ter­prète sem­ble dia­loguer avec ses pro­longe­ments immatériels, jouer avec ses peurs, extéri­oris­er ses idées noires.
Le théâtre d’om­bres appar­tient à la famille du théâtre de mar­i­on­nette. Orig­i­naire d’Asie, cet art mil­lé­naire s’est d’abord dévelop­pé en Chine, en Inde et en Indonésie, avant de par­venir en Europe et d’y con­naître un cer­tain suc­cès au xrxe siè­cle. Dans les tech­niques tra­di­tion­nelles, le mon­treur (qui occupe aus­si des fonc­tions sacrées) est der­rière un écran blanc. Il manip­ule des fig­urines plus ou moins ciselées, de toutes dimen­sions, et leur donne vie grâce une source lumineuse qui est der­rière lui. Les spec­ta­teurs n’en voient que les effets, des ombres qui appa­rais­sent et dis­parais­sent, devi­en­nent gigan­tesques ou rapetis­sent à l’in­fi­ni. Dans LIGHT !, Nicole Mossoux est placée devant l’écran, et dirige la lampe qui ani­me ses pro­longe­ments obscurs. Elle utilise une tech­nique appelée « ombre cor­porelle », c’est-à-dire qu’elle utilise son pro­pre corps comme fig­urine ; et aus­si l’om­bro­ma­nia, cette tech­nique (ou ce jeu d’en­fants) qui vise à créer des ombres avec ses mains.
Si toutes les tech­niques tra­di­tion­nelles d’om­bre ont à voir avec le roy­aume des morts, celles util­isées par Nicole dans LIGHT ! ont cer­taine­ment (aus­si) à voir avec le roy­aume de la psy­ch­analyse. « Viens jouer avec tes peurs », sem­ble-t-elle dire aux spec­ta­teurs. C’est le titre d’un ouvrage de Phéraille (explo­rateur des espaces hors les murs), qui collerait bien à cette créa­tion. Viens les inven­ter, les créer, les pro­jeter … et comme dans un exer­ci­ce de médi­ta­tion d’in­spi­ra­tion boud­dhiste, les observ­er, jouer avec pour les tenir à dis­tance.

Nicole Mossoux dans TWIN HOUSES, Com­pag­nie Mossoux Bon­té, 1994.
Pho­to Mikha Wajn­rych.

Dans son sub­lime ÉLOGE DE L’OMBRE, Taniza­ki décrit la beauté des ténèbres. Il en évoque cer­taines qui seraient prop­ices aux hal­lu­ci­na­tions, à la man­i­fes­ta­tion de spec­tres ou de mon­stres qui ne seraient somme toute que des éma­na­tions de ces ténèbres … « Et les femmes qui vivaient en leur sein, entourées de je ne sais com­bi­en de rideaux­ écrans, de par­avents, de cloi­sons mobiles, n’é­taient-elles pas elles-mêmes de la famille des spec­tres ? Les ténèbres les envelop­paient dans dix, dans vingt épais­seurs d’om­bre, elles s’insin­u­aient en elles par le moin­dre inter­stice de leur vêture, par le col, par les manch­es, par le bas de la robe. Mieux, elles devaient par­fois, à l’in­verse, qui sait, se dégager du corps même de ces femmes … »

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Écrit par Sylvie Martin-Lahmani
Sylvie Mar­tin-Lah­mani est mem­bre du comité de rédac­tion de la revue Alter­na­tives théâ­trales, doc­tor­ante à la Sor­bonne sous...Plus d'info
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