DANS UN ARTICLE consacré au « corps dans ses prolongements »1, Nicole Mossoux proposait des exercices … Où il s’agissait de préparer une boisson, de poser le verre sur une table à proximité en veillant à ce qu’il soit hors de portée, puis de fermer les yeux. Et ensuite d’essayer de prendre l’objet. Nicole Mossoux explique qu’en tendant la main vers le récipient, on effectue un prolongement, c’est-à-dire une projection de notre intention, qui va entraîner une série de transformations à travers le corps tout entier : des modifications d’ordre physique, et des modifications de l’état d’être : l’intention qui vous porte et vous traverse continuerait bien au-delà de vous … Ces sources motrices sont à l’ œuvre dans certaines de leurs créations (LIGHT !, TWIN HOUSES et KEFAR NAHUM). Elles illustrent avec étrangeté cette idée du corps dans ses prolongements, et de ses changements d’état. Fusion ou passage, du matériel à l’immatériel, de l’animé à l’inanimé ?
Pour permettre ces changements d’état, Nicole Mossoux et Patrick Bonté ont inventé une méthode2,qui vise moins à travailler sur des actions ou des personnages, que sur des états : de turbulence, de déséquilibre, d’altération … Dans le cadre de ces chantiers, l’acteur et le danseur doivent creuser leurs étrangetés, montrer les faces cachées de leur personnalité, faire sortir d’eux des matières imprévues et se laisser surprendre.
Dans TWIN HOUSES (création 2004), Nicole Mossoux a laissé sortir d’elle une série de doubles bizarrement greffés à son corps. Elle dialogue successivement avec cinq mannequins rivés à différentes parties de sa personne. Les contrôle-t-elle ? En émanent-ils ? Ces excroissances siamoises semblent parfois la déborder. La fusion du corps vivant de l’interprète et des bribes de corps inanimés, empêche de dire qui manipule qui. Si pour Nicole Mossoux, il s’agit évidemment de donner vie à ces silhouettes, elle reconnaît avoir été troublée par ces drôles d’effigies à son image. Les mannequins étaient censés être ses doubles, mais elle avait le sentiment de devenir le leur : impression de dédoublement, de dispersion de soi, de personnalité multiple …
Évoquant leur univers avec poésie, Jean-Marie Piemme a écrit sur le corps des Mossoux-Bonté (ou était-ce à propos des poupées de Hans Bellmer ? …): « … ce corps qui explose, se décompose en ses parties, à qui sont ces bras et ces jambes, et la tête ? Cette double tête, cette tête qui visiblement se redouble pour nous, à quel corps appartient-elle, oh vous pensiez que c’est facile à définir un corps, à cerner, à décrire ! qu’on dit : tête, bras, jambe, main et qu’on a tout dit ! Et bien non, vous le savez bien, toi et toi, et vous, les acteurs, les figures, les marionnettes, les constructions, les défis à la pesanteur, les rois et reines de l’illusion, les fabricants du vrai et du faux… »
L’éclatement de soi, le dédoublement sont des thèmes très prisés par les marionnettistes : « bien est pris qui croyait prendre », « bien est manipulé celui qui croyait manipuler ». L’inversion du rapport de domination est une sensation fréquemment éprouvée par les manipulateurs. Et plutôt que de le subir, la plupart en jouent comme d’un formidable ressort dramatique, et fantastique. Dans TWIN … , Nicole tantôt impose sa présence, tantôt s’efface jusqu’à laisser supposer que la figure prend les initiatives.
Pour les Mossoux-Bonté, la présence de l’acteur3 est absence. Il est transparent et opaque. (On dirait qu’ils parlent du marionnettiste). Il est agi par une force qui le dépasse. (On dirait qu’il parle d’une marionnette … ).
La scène 4 des Mossoux-Bonté doit être un lieu autonome, qui crée un alphabet métaphorique où l’humain échappe à lui-même pour se découvrir différent, qui sonde les obscurs fonds obsessionnels de l’époque. Leur scène peut exhumer des archétypes, mettre à jour des hantises et détacher des pans d’ombre du mur de nuit où l’humanité s’adosse …
LIGHT ! (création 2003 ), offre un autre exemple de prolongement de soi : le corps de Nicole Mossoux projette ses ombres comme des silhouettes disproportionnées, des créatures monstrueuses qui semblent sortir de ses cauchemars ou de ses hallucinations. Le corps de l’interprète semble dialoguer avec ses prolongements immatériels, jouer avec ses peurs, extérioriser ses idées noires.
Le théâtre d’ombres appartient à la famille du théâtre de marionnette. Originaire d’Asie, cet art millénaire s’est d’abord développé en Chine, en Inde et en Indonésie, avant de parvenir en Europe et d’y connaître un certain succès au xrxe siècle. Dans les techniques traditionnelles, le montreur (qui occupe aussi des fonctions sacrées) est derrière un écran blanc. Il manipule des figurines plus ou moins ciselées, de toutes dimensions, et leur donne vie grâce une source lumineuse qui est derrière lui. Les spectateurs n’en voient que les effets, des ombres qui apparaissent et disparaissent, deviennent gigantesques ou rapetissent à l’infini. Dans LIGHT !, Nicole Mossoux est placée devant l’écran, et dirige la lampe qui anime ses prolongements obscurs. Elle utilise une technique appelée « ombre corporelle », c’est-à-dire qu’elle utilise son propre corps comme figurine ; et aussi l’ombromania, cette technique (ou ce jeu d’enfants) qui vise à créer des ombres avec ses mains.
Si toutes les techniques traditionnelles d’ombre ont à voir avec le royaume des morts, celles utilisées par Nicole dans LIGHT ! ont certainement (aussi) à voir avec le royaume de la psychanalyse. « Viens jouer avec tes peurs », semble-t-elle dire aux spectateurs. C’est le titre d’un ouvrage de Phéraille (explorateur des espaces hors les murs), qui collerait bien à cette création. Viens les inventer, les créer, les projeter … et comme dans un exercice de méditation d’inspiration bouddhiste, les observer, jouer avec pour les tenir à distance.

Photo Mikha Wajnrych.
Dans son sublime ÉLOGE DE L’OMBRE, Tanizaki décrit la beauté des ténèbres. Il en évoque certaines qui seraient propices aux hallucinations, à la manifestation de spectres ou de monstres qui ne seraient somme toute que des émanations de ces ténèbres … « Et les femmes qui vivaient en leur sein, entourées de je ne sais combien de rideaux écrans, de paravents, de cloisons mobiles, n’étaient-elles pas elles-mêmes de la famille des spectres ? Les ténèbres les enveloppaient dans dix, dans vingt épaisseurs d’ombre, elles s’insinuaient en elles par le moindre interstice de leur vêture, par le col, par les manches, par le bas de la robe. Mieux, elles devaient parfois, à l’inverse, qui sait, se dégager du corps même de ces femmes … »




