Des recherches à l’Ircam sur la voix augmentée au théâtre1 m’ont conduit à m’intéresser à la relation instinctive, expressive et pléonastique entre vocalité et gestualité. La faculté de parler avec les mains ne serait pas seulement issue d’origines culturelles, mais résulterait également d’une relation neuronale profonde reliant la parole aux gestes des mains2. Par analogie à la synesthésie, phénomène par lequel deux ou plusieurs sens de la perception sont associés, la « synekinésie » refléterait notre capacité à associer deux ou plusieurs sens moteurs.

Depuis une dizaine d’années, au gré de résidences et de créations artistiques, le projet Synekine invite des performeurs à interroger la relation intime entre gestes vocaux et gestes manuels par la manipulation de dispositifs scéniques basés sur les nouvelles technologies. De manière métaphorique, le lien neuromoteur prééminent entre voix et geste est « bouclé » par des « prothèses créatives » joignant la captation du mouvement à la transformation de la voix par l’intelligence artificielle. Cette recherche artistique a démarré en 2007, pendant ma thèse sur les modèles génératifs de l’expressivité, lorsque je souhaite contrôler par le geste la prosodie d’un synthétiseur d’émotions dans la voix. Puis dans le cadre de la création de Luna Park, de Georges Aperghis, où des capteurs d’accélération sont intégrés à des gants pour fabriquer SpokHands, un premier instrument qui offre au percussionniste Richard Dubelski de littéralement parler avec les mains. Lors d’une résidence de recherche artistique à l’Ircam, j’élabore une nouvelle organologie d’instruments invisibles. Ainsi du Body Choir qui démultiplie la voix d’un chanteur en un chœur virtuel et de l’Hyper Ball qui fait du design sonore la source de mouvements chorégraphiques. Lier l’espace et le temps par le mouvement transforme alors la recherche du son en une exploration scénique et aiguise mon appétit de création.
Babil-on : de la parole au temps
Babil-on3 est une performance de théâtre musical augmenté créée en 2013. À la manière d’un close-up, un personnage « parole » découvre sa propre voix, la découpe, la superpose, la répand autour de lui, la démultiplie, dans une trame dramatique tissant un destin qui part de l’ontogenèse du langage (babillage) jusqu’à une extrapolation de la phylogenèse des langues (Babylone). En 2016 à Vancouver, je crée et interprète une deuxième version étendue de l’œuvre, Babil-on V2. D’un point de vue technique, la chaîne du design est accélérée, j’exploite directement de nouveaux prototypes en cours d’élaboration. La deuxième version de la Kinect4 est utilisée et deux paires de bouton-bagues ont été ajoutées aux gants- accéléromètres. La première paire permet le prélèvement et l’effacement d’échantillons de voix à la volée. Ainsi, SpokHands et le déclenchement de sons pré-fabriqués ont évolué en Hand Sampling, dont le flux vocal est coupé et recombiné dans des gestes percussifs. D’un point de vue compositionnel, la deuxième paire de bouton-bagues m’offre la navigation libre dans la structure d’une œuvre dont la durée de chaque scène est modulable selon ma propre perception du temps. À partir de là, de la table au plateau, un changement de paradigme d’écriture s’opère et j’évolue dans une forme ouverte pouvant rompre avec la linéarité de la structure musicale pré-définie. Enfin, d’un point de vue expérientiel, la manipulation de ces prototypes en situation de performance, alors que je ne possède pas d’aptitudes musicales ou théâtrales extraordinaires (au sens des formations classiques), me plonge dans un état de concentration intense d’où émerge une certaine tension performative. La beauté peut résider dans l’exposition de la fragilité d’un être confronté à une situation nouvelle. Le plaisir de voir un protagoniste en situation d’apprentissage peut être décuplé si ce dernier ressemble à un membre du public, voire en fait partie. Dès lors, je m’oriente vers la mise en place d’une situation de « comprovisation » impliquant des performeurs de tout horizon et dont le point commun est la présence pour adresser directement et explicitement la question du temps performatif et de sa perception.
TIIIIME : du temps à la mémoire