Au Théâtre National

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Le 28 Oct 1998

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Théâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre en images-Couverture du Numéro 58-59 d'Alternatives Théâtrales
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Je n’étais plus directeur du Théâtre Nation­al de Stras­bourg. Mon suc­cesseur, tar­di­ve­ment désigné, rég­nait déjà sur le pre­mier étage. De son bureau sor­taient de temps à autre, furieux ou défaits, mes col­lab­o­ra­teurs con­gédiés. Je me can­ton­nais au rez-dechaussée, niveau du plateau, où je répé­tais sans relâche. Il avait été con­venu que je met­trais en scène les spec­ta­cles annon­cés pour la sai­son, qu’il n’était plus temps de boule­vers­er. Cli­mat élec­trique, on l’imagine.
J’enrageais. Mes proches, les comé­di­ens de la troupe, enra­gaient avec moi. La colère nous por­tait. Le tra­vail avançait vite et bien. Dans ce tra­vail, sous cette colère, il y avait du bon­heur. Mais le bon­heur ne se con­naît qu’au passé.
Un beau dimanche de print­emps 94, m’arrachant aux répéti­tions d’un Mari­vaux, je pris en gare de Stras­bourg le train de 9h57. J’étais atten­du à Brux­elles-Nord. Sans doute ce voy­age, pro­jeté depuis quelques mois, était-il l’un des secrets, non le moin­dre, qui m’aidaient à ne pas som­br­er. En ce matin d’avril, par excep­tion, un peu d’euphorie, au présent.
Nous avions, ces dernières années, Philippe van Kessel et moi, con­fir­mé puis resser­ré les liens d’amitié qui unis­saient le T.N.S. au Théâtre Nation­al de la Com­mu­nauté française de Bel­gique. Phè­dre avait été accueil­lie place Rogi­er, non sans risque, bien accueil­lie, non sans com­bat. Ger­ma­nia, Mort à Berlin, un superbe Hein­er Müller, avait cap­tivé le pub­lic stras­bour­geois : une farce trag­ique insolem­ment et savam­ment torchée, une toile fauve ; le théâtre en activ­ité, comme on le dit d’un vol­can. Nous avions co-pro­duit l’un des grands romans goldoniens, Bet­ti­na, qu’avait mis en scène Jean-Claude Berut­ti. L’étape suiv­ante ? Un clas­sique français, un Corneille peut-être, qui me reviendrait.
Mais je me retrou­vais « met­teur en scène indépen­dant », le min­istre m’avait ren­du « ma lib­erté de créa­teur », plus de feu, plus de lieu. Il n’était donc plus ques­tion d’approfondir le cousi­nage T.N.B. — T.N.S. Philippe van Kessel avait mille raisons de laiss­er tomber. Sa fidél­ité, son courage, sa con­vic­tion en trou­vèrent d’autres pour main­tenir.
Sur le quai de Brux­elles-Nord me guet­tait donc le com­plice de ces pre­mières heures : Alfre­do Cana­vate, l’œil et le poil noirs d’Espagne, le sourire et la voix philosophique­ment belges. Quelques pro­pos et voici le théâtre. Au revers de l’énorme bâtisse, dans la galerie, s’ouvrait une haute vit­rine où, rouge-sang, bleu-nuit, d’affriolantes den­telles, gaines, sou­tiens-gorges, s’offraient aux filles court-vêtues et bot­tées haut qui sta­tion­naient sur le trot­toir d’en face, près d’une enseigne lumineuse — Baby­lon Show — en grandes let­tres cur­sives. Quelques pas sous le béton rongé, un mur suant d’affiches nou­velle­ment col­lées, une porte vit­rée, un bon­jour cor­dial, ascenseur, couloirs, clair labyrinthe, la pro­preté d’un beau navire. Présen­ta­tions. Regards souri­ants et atten­tifs. L’art de pren­dre le temps qu’il faut pour que ce sourire et cette atten­tion out­repassent d’emblée les con­ven­tions de politesse, déga­gent de la chaleur vraie. Nous sommes bien en Bel­gique : le tra­vail presse, la journée sera longue, mais le sur­me­nage ne se donne pas en spec­ta­cle. Puis : le bar — briques, ciment, cuir et métal — immense. Puis : ciel étoilé sur­plom­bant trois lour­des vagues de très orangées haut parterre, cor­beille et bal­con — — la grande salle, immense. Et ces cor­ri­dors, ces escaliers, ces ves­ti­aires, immenses eux aus­si. Grande salle, foy­er, cor­ri­dors, déserts à l’heure de ce pre­mier aperçu, me con­taient leur his­toire. His­toire déjà con­nue : nous avons vécu la même de l’autre côté de la fron­tière. Quant à sa jauge réelle, cette grande salle est actuelle. Sa jauge imag­i­naire est d’un autre temps. L’architecte avait alors mis­sion de rêver l’avenir, cet avenir que l’on croy­ait proche : un peu­ple entier fêtant Shake­speare. Et je me pre­nais à penser au directeur de ce théâtre, attelé à ce rêve-là, rêve cadré main­tenant par un cahi­er des charges extra­or­di­naire­ment minu­tieux. Rêve qui a longtemps plané sur sa lancée avant de se pos­er à l’horizon et de se coin­cer dans les textes. Le chemin sera plus long que prévu. Il fau­dra jouer sur le décalage, le con­tre­pied, pren­dre des détours, buis­son­ner, sur­pren­dre l’éveil du print­emps.
À preuve, entre autres, ces « bulles » du cinquan­te­naire, authen­tique ébul­li­tion dont, plus tard, je serai témoin.
À l’orée des années soix­ante, c’était déjà clair : autre chose se fai­sait jour, quelque chose d’insaisissable et de nom­breux, dont il fal­lait tenir compte. Dans l’ombre de la grande, et en même temps qu’elle, était inau­gurée une petite salle. Un lab­o­ra­toire pen­sait-on, un espace mod­u­la­ble, capa­ble de s’harmoniser à toute sorte de recherch­es. S’agit-il encore « d’harmonies » ? Mieux vaut dire aujourd’hui : gradins pen­tus étreignant la scène, un lieu d’intimité, de dan­ger, un lieu qui n’est pas celui du chef‑d’œuvre oblig­a­toire, de l’échange cod­i­fié, du tri­om­phe annon­cé, mais celui plutôt de l’avènement — voyez comme en par­le Brook. Un lieu trop petit pour ses tri­om­phes : à preuve, j’en serai plus tard le témoin, ces beaux soirs, il y en eut beau­coup, où l’on s’entassait sur les march­es.
N’anticipons pas. J’en suis à ce pre­mier jour, à cette pre­mière heure. Il s’agit d’auditionner. Audi­tion­ner ? J’aimerais mieux dire ten­dre la perche, saisie ou non, saisir ou ne pas saisir la perche ten­due en retour, hasarder l’hypothèse d’une adop­tion réciproque, d’une ami­tié, sans quoi je ne saurais plus faire du théâtre. Ce soir-là, musant vers « l’îlot sacré », je me repas­sais le film de trois ren­con­tres : Anne-Claire, Jean-Pierre Baud­son, Frédéric Lau­rent.
Je débouchai sur la Grand-Place.
Le théâtre du dix-sep­tième siè­cle, tache aveu­gle de notre pen­sée, s’est épanoui dans deux décors : celui de Ver­sailles et celui-là. Le pre­mier a con­nu de stupé­fi­antes folies, des débauch­es de musique et de couleurs, mais on n’a voulu en retenir, à l’usage des écol­iers, que Bérénice et le Mis­an­thrope. De ce qui s’est passé dans l’autre décor, on n’a tout sim­ple­ment rien retenu. C’est le décor de Hardy, de Théophile, de Tris­tan, de Rotrou, de Mairet et de tant d’autres — et c’est encore celui de Corneille.
Il est une his­toire que les gens de théâtre, dans les pays de langue française, sem­blent ne pas vouloir inter­roger. Les his­to­riens de notre temps l’écrivent, les musi­ciens la pra­tiquent. C’est l’histoire de ces deux décors. Nos théâtres n’en ont cure. Tout se passe encore sur nos scènes comme dans les vieux manuels : Molière mis à part, le théâtre français clas­sique y a pour fin Racine ; comme la vie, joyeusetés à part, a pour fin le juge­ment dernier. Comme si le point de vue nor­matif auquel nous avons renon­cé en tant d’autres domaines ( et que nous n’oserions plus appli­quer aux théâtres étrangers) s’imposait encore dans ce seul secteur : celui de la langue que nous par­lons et de son pat­ri­moine dra­ma­tique. Ici : lumière, civil­i­sa­tion. Et là : ténèbres, bar­barie. Décol­lons ces éti­quettes, inscrivons notre théâtre dans le con­cert européen. A l’initiative de Philippe van Kessel, un peu de ce tra­vail va se faire ici, au T.N.B., non loin de ces pavés luisants, de ces façades miroi­tantes, de ces ors semés dans la nuit.
D’autres voy­ages, accom­pa­g­nés bien­tôt : Jonathan Duverg­er, puis Éric Tal­mant et Patrice Caucheti­er, puis Bruno Boy­er, puis Suzanne Pis­teur et Daniel Blanc, puis Nico­las de Lajartre. Au plateau, autour de Michel Dail­ly et de Robert Delepierre ; aux ate­liers, autour de Charles Boon et de Cari Doumont, autour d’Éliane et de Robert Clé­ment ; à la lumière et au son, autour de Frank Helskens et de Loren­zo Chi­an­dot­to, les équipes se révélaient vite : motivées, ami­cales, exigeantes. Et d’autres ren­con­tres : comé­di­ennes et comé­di­ens. Can­dy Saulnier, Patri­cia Berti, Véronique Wille­maers, Stéphane Fauville, aux­quels s’adjoindrait bien­tôt François Frapi­er, com­pagnon de longue date. Plus tard d’autres comé­di­ens belges : Marc Schreiber, San­drine Bon­jean, Marie-Ange Dutheil, Colette Emmanuelle — et français : Cather­ine Delat­tres, Bernard Waver, Didi­er Niverd, Antoine Girard.
Ce qui s’ébauchait là, au sein du Nation­al, com­ment imag­in­er que c’étaient les qua­tre saisons à venir ? Philippe van Kessel et Yan­nic Man­cel le pressen­taient peut-être, le désir­aient, le voulaient. Mais l’avenir n’était pas notre enjeu, la durée viendrait d’elle-même, sans con­trat de mariage. Ces con­tours ne se dessi­naient qu’en pointil­lé. Les rebonds, s’il fal­lait rebondir, ne seraient pas prémédités. Ils résul­teraient organique­ment des expéri­ences vécues durant les pre­mières séries du Menteur au Théâtre Nation­al puis à Paris, à l’Athénée Louis Jou­vet, chez Patrice Mar­tinet, fidèle parte­naire de nos aven­tures. Evi­dence ? Que nous n’avions nulle envie de nous sépar­er. Évi­dence ? Qu’il était impos­si­ble de quit­ter Corneille. Nous sépar­er ? C’eût été renon­cer à ce que nous sen­tions prêt d’advenir : le jeu d’ensemble. Quit­ter Corneille ? C’eût été renon­cer aux béné­fices d’un appren­tis­sage qui devait débouch­er sur la lib­erté. Curieux alliage, et rare, et pas­sion­nant : les moyens et les forces d’une insti­tu­tion majeure ; la fragilité et la con­cen­tra­tion d’une jeune com­pag­nie ; le champ de recherche et l’objectif d’un ate­lier théâ­tral.

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