ADAPTER L’ODYSSÉE au théâtre, c’est peut-être chercher à se rapprocher de ce que l’on peut imaginer être une sorte de « scène primitive » de l’acte théâtral : le conteur, l’aède, raconte à l’assistance le récit légendaire ; et voici qu’emporté par son récit, il se met à mimer les personnages, leur donne tour à tour la parole, les incarne de sa voix et de ses mimiques, mêlant ainsi à sa narration une ébauche de jeu.
L’adaptation de L’ODYSSÉE et le spectacle se présentent comme une amplification de cette « scène primitive » : sur Le plateau, l’aède, personnage central, nous raconte l’histoire d’Ulysse ; au fur et à mesure que se déroule son récit, les divers personnages prennent corps sous les traits des autres comédiens, l’espace d’un dialogue ou d’une séquence de jeu ; puis, ils cèdent à nouveau la place au récit de l’aède, avant de réapparaître éventuellement par la suite.
De cette alternance du récit et du jeu, L’ODYSSÉE nous propose d’ailleurs une formidable image gigogne. Parvenu chez les Phéaciens, c’est en effet Ulysse luimême qui devient le conteur et qui déroule alors, devant Alkinoos et sa cour, les plus fabuleux de ses exploits. De l’aveuglement du Cyclope à la descente aux enfers et au chant des sirènes, le héros, à l’instar de l’aède, tantôt raconte, tantôt mime ou incarne par la parole les différents protagonistes de ses aventures, à commencer par celui que lui-même a été. Et c’est pour le remercier de les avoir si bien charmés par son récit que les Phéaciens reconduiront à Ithaque le fils de Laërte…
Comme si, tout en nous transmettant l’extraordinaire bagage mythologique qui, près de trente siècles plus tard, nous fait encore tant rêver, le grand récit fondateur de la littérature occidentale entendait également magnifer l’art du conteur, et, plus largement, l’art de faire revivre les histoires, nos histoires. Car c’est par cet art que se transmet sous toutes ses formes la grande légende de l’humanité, c’est par lui que se constitue la mémoire du monde. « Si jamais l’humanité perd son conteur », écrivait Peter Handke, « elle perd du même coup son enfance » … Et Ulysse lui-même n’épargnera-t-il pas l’aède que les prétendants faisaient chanter pendant leurs festins ? Plus tard te viendrait une grande douleur, lui dira celui-ci, si aujourd’hui tu tuais l’aède qui pour les dieux et pour les hommes fait retentir son très beau chant. Écoute ce que je veux te dire : jamais, je n’ai eu d’autre maître que moi-même ; n’oublie pas qu’un dieu inspire mes récits !
*Texte publié dans le programme des représantations de L’ODYSSÉE, Rideau de Bruxelles, mise en scène de Jules-Henri Marchant, 1996.

