Grotowski : éclats d’un mythe
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Grotowski : éclats d’un mythe

Le 4 Juin 2004

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Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
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GROTOWSKI EST MORT plusieurs fois, car, plus que nul autre artiste, il a dis­paru de plus en plus au terme de chaque cycle, pour aban­don­ner pro­gres­sive­ment le théâtre, le monde. Mal­gré cela, nous savions qu’il était encore ici, et cette seule pen­sée nous récon­for­t­ait. En Chine, les sages en rébel­lion con­tre le pou­voir en place n’engageaient pas directe­ment le com­bat, mais par­taient à la mon­tagne en guise de dis­si­dence et c’est ain­si que le peu­ple inter­pré­tait leur geste, geste de rup­ture et stratégie de survie. Gro­tows­ki s’est tou­jours éloigné, mais nous étions quelques uns à ne pas oubli­er qu’il était là, tou­jours sur le chemin de départ. Mais encore là… En 1997, le jour de Noël, dis­parais­sait bru­tale­ment Strehler, en ce début d’année 1999, c’est Gro­tows­ki qui meurt. La scène se vide, les maîtres s’en vont. Bon voy­age ! Mais nous, pour résis­ter, nous avons besoin d’autres astres. Où sont-ils ? Quand se lèveront-ils ? Pour qui ? 

Gro­tows­ki a incar­né une alter­na­tive rad­i­cale avec tout ce que cela sup­pose comme révolte sans pour autant en adopter les modes habituels d’ex­pres­sion. Dans cette fig­ure exem­plaire des années 60, la révolte se charge des ver­tus de l’ordre et du sys­tème. Il se dérobe au chaos et à tout autre roman­tisme de la rébel­lion, afin de procéder méthodique­ment à la mise en cause général­isée du théâtre sans laque­lle sa pen­sée ne peut s’af­firmer ni sa pra­tique se con­stituer. D’emblée Gro­tows­ki procède 144 neg­a­ti­va — for­mule qui lui est chère — afin d’éliminer les sédi­ments déposés sur ce qui con­stitue le but de sa quête, le noy­au de l’activité théâ­trale com­prise comme activ­ité de désobéis­sance physique à l’é­gard de tout ce qui par­a­site le dia­logue entre l’acteur et le spec­ta­teur. De cet échange-là, direct, per­son­nal­isé, en rien médi­atisé, Gro­tows­ki fait le fonde­ment du théâtre, sa rai­son et sa spé­ci­ficité. Pour y par­venir, il faut con­tester les don­nées héritées d’un théâtre soumis à une tra­di­tion lit­téraire et dom­iné par l’ex­pres­sion psy­chologique. Il faut savoir renaître. 

Gro­tows­ki, par sa pas­sion pour un théâtre de l’ex­trême, s’est placé dans la fil­i­a­tion des roman­tiques polon­ais, de leur désir sac­ri­fi­ciel qui, for­cé­ment, devait les ériger en vic­times expi­a­toires. Vic­times de l’histoire, vic­times de leur art. Gro­tows­ki a par­ticipé de ce dou­ble statut. Mais, à tra­vers Le temps, l’héroïsme s’est accom­pa­g­né d’une propen­sion pour la stratégie, indis­pens­able à l’homme de théâtre en quête d’une pra­tique col­lec­tive à même de s’ex­ercer publique­ment. Parce que, pour exis­ter, il ne pou­vait pas être aus­si soli­taire que les créa­teurs dont il se récla­mait, Gro­tows­ki a relié à l’intransigeance artis­tique la ruse poli­tique. Mais en même temps il a veil­lé à ce que jamais l’art de la survie ne l’emporte sur la rai­son de la survie. Gro­tows­ki a su être égale­ment Lao-tseu retiré dans la fôret et Con­fu­cius, manip­u­la­teur adroit. S’il a pu dur­er c’est parce qu’il a su être dou­ble. 

Gro­tows­ki a été un apôtre de la polémique, non seule­ment théâ­trale, car il s’est attaqué aux valeurs insti­tu­tion­nelles, de l’état ou de l’église, en procé­dant à leur retourne­ment car­nava­lesque. Il incar­ne la fig­ure d’un mys­tique héré­tique et c’est ain­si qu’il fut iden­ti­fié aus­si bien par le par­ti com­mu­niste que par l’église catholique. À jamais irrécupérable. Ni par Rome, ni par Moscou. Au zénith de sa vie, las de l’art, il a pris de plus en plus des chemins qui le con­dui­saient ailleurs, qui s’enfonçaient dans la fôret ou se per­daient dans le sable. Mais n’a‑t-il pas rap­pelé que dans le désert ouzbek là où la riv­ière Merl dis­paraît une oasis fleu­rit ?

Gro­tows­ki est un Cézanne du théâtre. Pareil au maître d’Aix-en-Provence il s’est pro­posé d’at­tein­dre, tel un autre Faust, l’é­ter­nité de l’in­stant. De même que Cézanne qui entendait con­serv­er la vital­ité de « l’im­pres­sion » décou­verte par ses col­lègues parisiens en l’intégrant dans une forte organ­i­sa­tion géométrique, Gro­tows­ki admet­tait l’éphémère de l’expression théâ­trale à con­di­tion qu’elle soit artic­ulée par une struc­ture, par un « mon­tage », aimait-il dire. La sincérité la plus totale doit s’ac­com­pa­g­n­er de l’ordre Le plus strict. Mais « l’or­dre » n’est pas assim­ilé, par Gro­tows­ki, à la « com­mande » intel­lectuelle qui lui répugne : chez lui il faut tou­jours organ­is­er et non pas ratio­nalis­er l’aveu. Aveu d’un corps qui, selon le mod­èle ori­en­tal, ne se sent pas spolié de sa vérité s’il intè­gre un plan prédéter­miné. LE PRINCE CONSTANT, son spec­ta­cle canon­ique, est la MONTAGNE SAINTE VICTOIRE du théâtre. 

Gro­tows­ki a beau­coup par­lé, en accom­pa­g­nant son théâtre de com­men­taires, sorte d’hypertexte, qui a pré­cisé les enjeux du com­bat et en même temps entretenu l’én­ergie de l’utopie. Il a tou­jours exam­iné l’acte accom­pli et dess­iné la voie à suiv­re. Ses textes ont été égale­ment rétro­spec­tifs et prospec­tifs. De cette ambiva­lence se nour­rit leur impact.
Gro­tows­ki a con­stam­ment asso­cié l’intransigeance esthé­tique et la rigueur éthique. Il voulait échap­per aux accu­sa­tions de duplic­ité que le théâtre subit et l’ériger en ter­ri­toire de l’authenticité. Il a fait du théâtre pour dépass­er le théâtre. « L’art comme véhicule » — dis­ait Brook, en définis­sant mieux que quiconque l’ef­fort gro­towskien de ne pas pro­duire des objets, mais d’en­tretenir des proces­sus en mou­ve­ment. Et, il le dira lui aus­si, le but con­siste non pas à envis­ager un déplace­ment de l’én­ergie à sens unique, mais à dou­ble sens. Le corps s’emploie à assur­er cette per­pétuelle cir­cu­la­tion. Et il peut le faire dans la mesure où il se con­stitue en une incan­des­cence artic­ulée.
Indif­férent aux lim­ites et réfrac­taire à la demimesure, Gro­tows­ki a tou­jours assim­ilé le tra­vail à une pra­tique de l’ex­cès. Dans son livre célèbre VERS UN THÉÂTRE PAUVRE ne dit-il pas que c’est seule­ment la chose inac­com­plie qui fatigue, déçoit, dégrade tan­dis que la dévo­tion absolue régénère, ren­force, récon­forte ? Voilà la thérapie gro­towski­enne. Faire sienne cette phrase de l’Apocalypse :«Je te vom­is parce que tu es tiède, ni chaud, ni froid ». Cre­do qui l’a guidé. Un acteur gro­towskien me dit un jour : « Au Théâtre Lab­o­ra­toire nous tra­vail­lions habités par la con­vic­tion de n’être jamais sur les marges, tou­jours au cen­tre ». De cette cen­tral­ité intérieure Gro­tows­ki lui-même ne s’est pas dépar­ti. 

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