Le corps désabusé
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Le corps désabusé

Le 18 Juin 2004

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Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
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LE BEAU EN ART est sou­vent opposé au laid. La laideur prend par­fois les traits de la vieil­lesse, de corps dif­formes ou fatigués par la débauche. C’est une des car­ac­téris­tiques de l’œuvre de Goya où, dans un même tableau, la jeunesse et sa splen­deur tri­om­phante côtoient les corps décharnés des vieil­lards.
L’im­age éblouis­sante et son négatif pour touch­er le spec­ta­teur, lui par­ler de sa lente dégra­da­tion, de sa fini­tude inéluctable.
Cette oppo­si­tion beauté/laideur existe aus­si dans l’œuvre de Paul Emond. La retrou­ver, c’est exé­cuter un tra­vail de détec­tive, de fin lim­i­er.
Car l’auteur a l’art de per­dre le lecteur dans un labyrinthe de con­tra­dic­tions, dans l’enchevêtrement cal­culé des per­son­nages.
Son écri­t­ure est un tra­vail sur la vari­a­tion, la reprise dévelop­pée. Un motif isolé d’une séquence devient, par expan­sion, le thème fon­da­men­tal d’un autre texte. En prenant comme dénom­i­na­teur com­mun le corps dans ses apparences et ses fonc­tion­nements, dans la vérité ou le men­songe du dire, le lecteur/spectateur peut trou­ver une porte de sor­tie, une expli­ca­tion : sa lec­ture par­ti­c­ulière de l’œuvre.
Paul Emond ne nous intro­duit pas dans un par­adis où la réal­ité organique n’existerait pas.
Dans notre univers, où les déodor­ants et les innom­brables par­fums dénient et sup­pri­ment nos odeurs cor­porelles, où la beauté, déi­fiée par les pub­lic­ités et les mag­a­zines sont les seuls mod­èles pos­si­bles, où la petite pilule bleue sup­prime mag­ique­ment les dif­fi­cultés sex­uelles, Paul Emond nous mon­tre dans son écri­t­ure ce que l’artifice et le sim­u­lacre cachent. 

Si Le privé dis­paraît, puisque cha­cun racon­te sa petite vie ; puisque l’in­con­scient s’ex­pose dans les rêves étalés, l’auteur surenchérit et nous fait entr­er dans l’in­tim­ité du corps jusqu’en son point le plus intime : l’intérieur. La laideur est ici inscrite dans le fonc­tion­nement de la machine.
Ses dérè­gle­ments s’étalent sans pudeur dans le lan­gage, dans la cru­dité des mots qu’il est sou­vent mal­séant de pronon­cer.
Cer­tains per­son­nages avouent leurs mis­ères tris­te­ment humaines : odeurs, haleine et sueur pas tou­jours déli­cates ; bruits inso­lites, gar­gouil­lis diges­tifs, ron­fle­ments ; détails cor­porels obsé­dants, calvi­ties, varices, caries ou autres ver­rues.
Ce sont de mul­ti­ples élé­ments hétérogènes qui sur­gis­sent brusque­ment au cœur du dia­logue comme une incon­gruité, une incon­ve­nance, un désor­dre.
Le spec­ta­teur est désta­bil­isé, il sur­saute, il sourit ou rit franche­ment.
Mais lorsque le rire s’éteint, il se trou­ve con­fron­té à sa con­di­tion, à ce corps qui est aus­si Le sien, qu’il n’a pas choisi, qu’il traîne, qu’il sup­porte, qu’il dénie ou qu’il sub­lime.
Curieuse­ment, les per­son­nages, dans un foi­son­nement ver­bal qui tourne à vide, par­lent de leur corps sans inhi­bi­tion.
L’im­age cor­porelle est vue, recon­nue, désil­lu­sion­née.
L’au­teur pousse par­fois cette mise à nu jusqu’à l’obscène. La régres­sion scat­ologique appa­raît brusque­ment dans la banal­ité de la con­ver­sa­tion.
« Tout à coup, il y a eu le cat­a­clysme. La col­ique de nou­veau. Comme un coup de fou­et dans les entrailles. J’ai voulu repouss­er Richard, impos­si­ble, il était col­lé à moi. Et moi je ne pou­vais plus me retenir. Les nerfs, on est tou­jours trahi par ses nerfs. Je me suis débattue, il ne com­pre­nait pas, il ne me lâchait pas. Et je n’ai plus pu me retenir. Ça a fait un bruit ter­ri­ble et brusque­ment, ça m’a coulé le long des jambes. » (MALAGA).
L’ex­cré­men­tiel et la ren­con­tre sex­uelle vont ici de pair. L’un empêche la réal­i­sa­tion de l’autre dans sa pléni­tude.
Le corps sex­uel est sou­vent mar­qué du sceau de la défaite.
Il n’ex­iste que dans les lim­ites de la cas­tra­tion et de l’im­puis­sance mais le fait sem­ble sim­ple, tout aus­si banal qu’une migraine.
Ici aus­si, ces per­son­nages sont désil­lu­sion­nés, ils débal­lent leurs prob­lèmes sans pudeur, sans gêne, comme s’ils voulaient, à tout jamais, se débar­rass­er de ce qui les brime : dire le manque pour l’exorciser.
Cha­cun en par­le selon son type.
Cer­tains se réfugient dans la vul­gar­ité, dans le mépris affiché, admet­tent par­fois leurs insuff­i­sances avec calme, dis­tan­ci­a­tion même.
D’autres avouent pathé­tique­ment leur échec. Leurs dis­cours dénon­cent la vio­lence des désirs inas­sou­vis, la peur de l’autre et d’im­menses frus­tra­tions.
«Entre une bonne bouffe et une bonne femme, remar­quez que j’au­rais ten­dance à choisir la bonne bouffe. Mais quand on peut pren­dre. » (CONVIVES).
«Si tu cherch­es à être savon­née par l’intérieur, ne compte pas sur moi, le père Lam­bert, il a la ban­nière en berne ! » (CONVIVES).
« Cela fai­sait des jours et des jours, vous savez, qu’elle me fai­sait atten­dre. Elle n’a même jamais voulu que je la touche. Même pas un bais­er, même pas une caresse » (INACCESSIBLES AMOURS).
«Moi, je voulais l’embrasser, je n’avais jamais tenu une femme dans mes bras. » (INACCESSIBLES AMOURS).
«Tous des gros dégueu­lass­es. Vous la met­tre, tir­er un max­i­mum de coups dans toutes les posi­tions et bon­soir, ni vu, ni con­nu » (INACCESSIBLES AMOURS).
«Moi, avec une femme, au bout de quelques jours, crac ! La débâ­cle » (CAPRICES D’IMAGES).
Le corps est per­son­nage, il « dit » des choses, il ne nous ren­voie pas à une « nature » mais à un arrière-plan famil­ial, social, cul­turel.
La chair, ses imper­fec­tions et ses flas­cos réson­nent comme une plainte infor­mulée.
Ce n’est pas moi qui ne veut pas approcher, touch­er l’autre, c’est mon corps, c’est lui le coupable !
Tout aus­si coupable que les chats noirs du mal­heur ou les portes fer­mées inopiné­ment, tout aus­si coupable qu’une man­i­fes­ta­tion agri­cole qui vous retarde, l’échec sex­uel est alors dû à une cause extérieure.
Tout aus­si coupable que la mère cas­tra­trice, présente/absente ; que le père fuyard invétéré.
L’his­toire famil­iale mar­que de son sceau trag­ique la rela­tion à l’autre.
Tous ces per­son­nages ne nous ren­voient pas à une vie débor­dante, à une human­ité gaie, capa­ble de rire de ses tra­vers et de ses faib­less­es. Un malaise s’installe.
S’exposant sans pudeur, le per­son­nage quitte toute intim­ité avec lui-même et con­jure ain­si sa peur d’une intim­ité avec « l’autre ».
Tout homme, toute femme rêve pour­tant de partager le plus intime avec l’être aimé.
Ah ! les beautés des câlins matin­aux sur l’oreiller et de la salle de bain partagée !
Cette intim­ité-là, sub­limée, est infin­i­ment désir­able mais aus­si com­bi­en illu­soire et dan­gereuse !
L’amour idéalise les parte­naires.
Vivre à deux le terre à terre, les manies et les petits rit­uels, les déroutes du corps, c’est la dénuda­tion totale face au regard de l’autre. Cha­cun décou­vre tout à coup les lim­ites de l’être aimé et s’ex­pose à la fuite du désir, à la fatal­ité de vivre comme frère et sœur. La plu­part du temps, le cou­ple s’en accom­mode. Mais dans la vio­lence de la scène de ménage, tous ces petits détails trans­for­ment la réal­ité en enfer.
L’im­age de ces hommes et de ses femmes agres­sifs, attachés à des vétilles, à des reproches bénins est ter­ri­fi­ante.
Le corps-prison qui les tyran­nise envahit l’espace de manière total­i­taire. La hargne rem­place la ten­dresse, la fuite rem­place l’union, le proces­sus de séduc­tion ne s’ébranle plus, la sex­u­al­ité se refuse.
La beauté, liée au désir, réside essen­tielle­ment dans l’ap­parence physique de cer­taines femmes.
Mais elle est par­fois per­ver­tie : par un détail saugrenu (un pro­fil grec mais une bouche aux dents pour­ries), un détail moral (la fille de mau­vaise vie).
Si rien ne vient détru­ire la per­fec­tion de l’image, la beauté fémi­nine est dan­gereuse (l’homme devient un jou­et) ou mortelle.
Elle stig­ma­tise aus­si les lim­ites de l’artiste, il lui est impos­si­ble de l’emprisonner dans le por­trait. Mais comme Paul Emond aime semer les embûch­es pour dérouter le lecteur, tout à coup, le pinceau d’un être muet, vu comme un aso­cial, la cap­ture. un instant.
Trop éblouis­sante, elle s’évanouira dans les eaux du Grand Canal, comme la belle Tania s’enfuira des bras de Cara­cala.
La beauté est insai­siss­able, inac­ces­si­ble.
La vie à deux est un enfer.
Tout est décep­tion.
Que reste-t-il ? Par­ler, rem­plir le vide de l’ex­is­tence par un bavardage inces­sant.

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Écrit par Nicole Hollaert
Nicole Hol­laert est jour­nal­iste et pro­fesseur. Elle col­la­bore à des revues théâ­trales par­mi lesquelles Théâtre H dont elle...Plus d'info
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