BRUNO DUBOIS : Paul Emond parle de « compagnonnage » pour définir votre relation avec lui. Qu’en pensez-vous ?
Michel Tanner : Je suis en total accord ; j’aimerais que la définition de compagnonnage, magnifique démarche d’artisans qui recherchent le chef-d’œuvre sans le trouver, corresponde à ce que nous essayons de faire. Tout praticien qui prétend avoir un discours se doit de porter sa parole en la partageant avec d’autres intervenants. Ces compagnons portent des regards personnels au service d’un travail collectif, des regards plus ou moins importants, mais avant tout des regards différents. Chaque artiste doit pouvoir confronter son travail au regard de l’autre, ce qui correspond, me semblet-il, au compagnonnage. Les travaux que nous faisons ensemble, Paul Emond et moi, sont à chaque fois autres. Une lecture, une analyse, une dramaturgie. J’ai autant de plaisir à lire un texte de Paul Emond que d’y travailler plus intensément. Paul m’envoie tous ses textes, qu’ils me soient destinés ou non, et demande toujours ce que j’en pense sans que cela en modifie sa démarche. D’autre part, il ne manque jamais de voir un spectacle vivant dans lequel j’interviens directement ou indirectement. Cela fait que nous nous connaissons bien, que nous pouvons nous parler sans pour cela être des clones, ce qui évidemment nierait toute démarche artistique.
B. D.: Paul Emond parle de cette acuité dans la lecture de GRINCEMENTS.
M. T.: Dans ce cas d’espèce, nous pouvons reprendre ce que Paul Emond a dit et écrit sur mon travail : je suis un lecteur tendancieux. Je revendique cette épithète et le fait de rendre comique une tragédie et tragique une comédie, n’empêche de dormir que les tenants du vieux théâtre. L’exemple de GRINCEMENTS est encore plus particulier puisque Paul l’a écrit pour moi. Nous nous retrouvons dans notre pessimisme, dans notre tristesse de voir le monde tel qu’il est, mais cela n’empêche pas le rire et l’enfantillage, domaines dans lesquels nous essayons d’être le plus sérieux possible. Nous sommes donc, Paul et moi, des pessimistes comiques, des grotesques, comme il le définit lui-même.
B. D.: Cette notion du grotesque revient souvent dans vos discours respectifs. Paul Emond m’avait cité une phrase que vous aviez dite : « Toute modestie gardée, je voudrais être à la mise en scène ce qu’Otto Dix est à Rembrandt ».
M. T.: J’aurais mieux fait de ne jamais prononcer cette phrase. Elle est vraiment d’une prétention sans borne. En réalité, la déformation des choses prétendues immuables, la reconnaissance des maîtres, me paraît totalement futile.
Süskind dans LA CONTREBASSE, Thomas Bernhard dans MAÎTRES ANCIENS, Gaston Compère dans ses MOMENTS MUSICAUX. me réjouissent lorsqu’ils tirent sans vergogne sur nos génies. Paul Emond est proche de cette démarche. Il peut en quelques mots déstabiliser un regard, une pensée de type classique. Il refuse le quiproquo, il ne pose que des situations possibles dont il fait évoluer la réalité par la force du dialogue. Le paradoxe est que tout le monde est représenté sur scène et que personne ne veut se reconnaître. Cela n’empêche aucunement l’écho et dès lors, le grincement. Paul Emond provoque donc des rires grinçants. Le spectateur, à un certain moment, se pose la terrible question : « Bon sang, de quoi suis-je en train de rire ? ». Dès ce moment, le tragique commence, l’homme est face à lui-même, face à sa vie et à sa mort, inéluctable, immuable, rien d’autre n’est tragique. Dans son œuvre, jamais Paul Emond ne se prend au sérieux, il se prend toujours au tragique. Et que peut-on rêver de mieux pour un homme de théâtre ? D’autre part, les personnages de Paul Emond, qu’ils soient théâtraux ou romanesques, adressent des regards à l’Autre pour lui dire « tu n’existes pas» ; c’est un problème métaphysique qui va à l’encontre de toute la pensée existentialiste. La manière de le dire est prodigieuse. Son verbe est puissant mais surtout, il pose la tautologie en termes philosophiques. Pouvoir écrire avec une force de persuasion peu commune : « C’est comme ça parce que c’est comme ça », avec une évidente simplicité, peu d’auteurs peuvent le faire. Quand Paul Emond écrit : « Un fils est un fils », il y a deux fils. Pour un autre écrivain, il n’y en aurait qu’un.
B. D.: Pourquoi avoir commencé par commander des adaptations plutôt que des textes originaux ?
M.T.: De fait, le travail de commande est très important pouf les relations que nous entretenons Paul Emond et moi. La Province de Hainaut et le Centre Dramatique Hainuyer ont commandé une œuvre théâtrale à Paul Emond. Nous avons reçu GRINCEMENTS. C’est également de la sorte qu’il a écrit sa première pièce de théâtre : LES PUPILLES DU TIGRE à la demande de Philippe Sireuil pour le Théâtre Varia. À ce moment-là, ne l’oublions pas, le C.D.H. avait déjà coproduit l’œuvre. Nous nous sommes ensuite confrontés au MARCHAND DE VENISE, grâce à Guy Pion et au Théâtre de l’Éveil. Nous avons travaillé ensemble sur SALLY MARA où j’ai fait la dramaturgie pour le même Guy Pion. Tous ces artistes sont depuis lors, eux aussi, devenus des compagnons.
LES BACCHANTES ont suivi quelques années plus tard, ma proposition de travailler avec cinq actrices et des objets avait enchanté Paul qui m’a proposé une adaptation à la fois totalement fidèle mais aussi totalement faite pour moi et mes cinq bacchantes.
La réponse à ces demandes, tout en étant extrêmement caractéristique de la connaissance qu’a Paul Emond de l’histoire du théâtre, des civilisations et des mœurs, laisse une énorme liberté aux praticiens et, je pense, aux spectateurs. Pour GRINCEMENTS, Paul, au fur et à mesure de l’évolution du texte, s’est dit que je serais sans doute Le plus proche de cette pensée sur le quotidien et le grotesque. le reste est une question de production.
B. D.: N’est-il pas difficile de monter un texte si proche de son vécu ?
M. T.: Ce texte est proche du vécu de tout le monde mais ne peut en rien constituer une pièce autobiographique. Nous sommes tombés d’accord sur ce texte parce qu’il résonne et qu’il est drôle. De toute façon, toute pièce de théâtre est « simplement » une représentation de l’univers. Paul Emond écrit des textes sans lieu ni date, sans didascalies et traverse ses dialogues de fantômes. Chaque individu emondien parle de quelqu’un qui n’est pas là à quelqu’un qui est là et qui lui répond de même.

