Une fuite manquée À propos de « Caprices d’images »
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Une fuite manquée À propos de « Caprices d’images »

Le 19 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Paul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives ThéâtralesPaul Emond-Couverture du Numéro 60 d'Alternatives Théâtrales
60
Article fraîchement numérisée
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L’INTENTION de ce petit lex­ique serait de retrac­er par frag­ments le par­cours psy­chodra­ma­tique qui mène les per­son­nages de CAPRICES D’IMAGES au terme de leur alié­na­tion ; de dessin­er comme en pointil­lé le mou­ve­ment souter­rain de leurs fuites et de leurs sujé­tions devant le quo­ti­di­en oppres­sant d’un monde sat­uré d’im­ages. 

Le fan­tasme

Le fan­tasme est l’élément moteur de la pro­gres­sion dra­ma­tique de la pièce. La com­po­si­tion de CAPRICES D’IMAGES se laisse entière­ment mod­el­er par la puis­sance com­bi­na­toire du songe et de la fic­tion. Rêves et romans vien­nent s’immiscer à l’intérieur de la logique de la nar­ra­tion ;ils ouvrent en force l’espace imag­i­naire où peut se libér­er, pour cha­cun des per­son­nages, la dynamique de ses aspi­ra­tions.
«Dans mes rêves, nous nous con­nais­sons depuis tou­jours. »
«Il y a quelques jours, dans mon rêve, nous étions au Brésil. »
L’ac­tiv­ité fan­tas­ma­tique recom­pose à sa guise la diver­sité des élé­ments qui s’of­frent à elle pour en vari­er la dis­po­si­tion et les couleurs. Mar­guerite et Fer­di­nand tra­vail­lent inces­sam­ment, et par touch­es suc­ces­sives, à l’élab­o­ra­tion d’un monde selon eux plus sat­is­faisant et plus beau. C’est le terme d’un arrange­ment idéal où cha­cun des objets de leur désir se trou­ve embel­li, poudré, relevé d’un nou­v­el incar­nat, con­for­mé à l’ensemble de leur imagerie per­son­nelle.
Le fan­tasme est de nature plas­tique ; il fait libre­ment con­sis­ter Le lieu du désir ; il en dresse Le tableau rêvé.
L’idéal de Mar­guerite trou­ve sa pléni­tude à tra­vers le matiérage et la couleur de son por­trait. Le dis­cours est impro­pre, il manque sa cible. La sail­lie fait mouche. 

La plainte 

Jamais plus jamais désor­mais le désir ne se mon­tr­era dans sa nudité ; il sign­era en retour l’é­ten­due de son insat­is­fac­tion.
Celui qui se plaint sait que l’ex­pres­sion intem­pes­tive de son désir sera imman­quable­ment refoulée ; il sait que le débor­de­ment de ses deman­des ne pour­ra trou­ver de des­ti­nataire appro­prié. La plainte fait à chaque instant l’ex­péri­ence de l’altérité et de la dis­tance de son inter­locu­teur. Les deux grands plain­tifs de la pièce (Hélène et Raoul) sont ceux dont le parte­naire ne répond pas.
« Épuisée je suis, et toi tu ron­fles. »
«Réponds, grand morveux ! Réponds, chat de gout­tière ! »
Adress­es dés­espéré­ment réitérées l’une à un mari qui dort, l’autre à un frère muet.
En dépit de l’isole­ment et de l’inattention qui la con­damnent, la plainte con­tin­ue imper­turbable­ment de dérouler la litanie de son chant. On se plaint, mal­gré tout, his­toire de se prou­ver qu’on peut encore par­ler, qu’on est tou­jours bien vivant. Faute d’interlocuteurs véri­ta­bles, on se rac­crochera, comme à des balis­es, aux leit­mo­tivs indéfin­i­ment ressas­sés du manque et de l’insatisfaction. CAPRICES D’IMAGES est tis­sé de ces petites for­mules récur­rentes, de ces petites ritour­nelles qui for­ment la con­ti­nu­ité du chant plain­tif.
«Si ce n’est pas mal­heureux, tout ça ! »
« Je suis épuisée, si épuisée ! »
L’amour de Fer­di­nand trou­ve sa con­so­la­tion dans la vision exta­tique et imag­i­naire de la femme aimée. 

L’ex­pan­sion

L’ex­pan­sion, c’est la décharge excla­ma­tive du fan­tasme dans la parole. C’est le moment de la déc­la­ra­tion ou de la con­fi­dence sans retenue.
«Écoutez, je suis prêt à tout, je vous donne tout, je veux tout ! »
«Je n’ai pas fini, il faut que vous m’é­coutiez ! »
Les mots sont proférés, le débit est pré­cip­ité. La parole se laisse emporter dans le flot aveu­gle et empressé du désir.
Les per­son­nages de Paul Emond sont bavards mais ne s’écoutent pas. Ils infli­gent l’hystérie de leur dis­cours sans ménage­ment pour leur audi­toire. Le fan­tasme s’ex­téri­orise dans toute sa bru­tal­ité et dans toute sa mal­adresse.
«C’est extra­or­di­naire, c’est vrai­ment extra­or­di­naire ! Vous êtes exacte­ment la femme de mes rêves ! »
«Extra­or­di­naire » veut tout dire et ne dit rien. La parole est sur­in­vestie. Le des­ti­nataire se trou­ve annulé, étouf­fé sous la plat­i­tude de la déc­la­ra­tion. Le dis­cours expan­sif s’empêtre de banal­ités à l’en­droit même de la spé­cial­ité du désir, il développe à son insu toute une indus­trie du kitsch et de l’hyperbole.
« Je vous ai pris par la main et nous nous sommes envolés. Nous avons aperçu au loin un trou­peau d’oies sauvages. »
L’im­age entre­vue de l’idylle se noie dans la vol­u­bil­ité de l’effusion. Le car­ac­tère unique de l’amour éprou­vé se com­pro­met dans un char­roi inde­scriptible de stéréo­types.
L’épreuve du lan­gage altère Le con­tenu insai­siss­able du fan­tasme.
L’in­lass­able réitéra­tion des expres­sions de la plainte viendrait « col­mater », « panser », dans les sur­faces du dis­cours, la divi­sion d’une sub­jec­tiv­ité grave­ment entamée ; il viendrait endiguer, en dernier recours, l’insoutenable d’une dis­so­lu­tion de l’i­den­tité au moment douloureux où la beauté d’un vis­age ne trou­ve plus l’év­i­dence de ses traits dans l’é­pais­seur d’aucun por­trait. 

L’im­age 

Avec la ces­sa­tion de la plainte et la con­fir­ma­tion d’une adresse impos­si­ble, le sujet som­bre alors brusque­ment dans un état voisin de la mort psy­chique. (Peut-être est-ce là le sens du repli autis­tique de Faustin.)
Tous les désirs ont été réprimés et matés, toutes les révoltes assu­jet­ties ; de la vie il ne reste que la trace, le sou­venir, l’ap­parence.
Les per­son­nages de CAPRICES D’IMAGES se con­for­ment alors sans résis­tance à men­er leur vie de play-mobil, de petite chose creuse, d’atome social. Leur soumis­sion ne fait écho qu’à l’appauvrissement de leur idéal.
« Tu tra­vailleras et moi, je resterai au lit ou je regarderai la télévi­sion. Ce sera mer­veilleux. »
Ce qui s’or­gan­ise, c’est le spec­ta­cle d’une joie osten­si­ble­ment repro­duite. Les con­flits antérieurs sont déréal­isés, les per­son­nages lobot­o­misés, vidés de leur sub­stance : les cou­ples s’inversent de façon qua­si com­bi­na­toire, Fer­di­nand envahit l’espace sonore de sa voix mono­corde.
De la vie, en vérité, il ne reste que l’image ; non plus l’image telle qu’elle s’élaborait libre­ment dans le fan­tasme ; mais telle qu’elle s’ob­tient par la cap­ta­tion rigoureuse de la caméra, telle qu’elle recueille et fixe la pro­jec­tion spec­trale des corps ; image indéfin­i­ment repro­ductible, qui con­serve mirac­uleuse­ment l’empreinte matérielle de ce qui a été, qui s’in­scrit au creux d’une présence révolue, au lieu typé d’une vie enfuie.
C’est le spec­ta­cle d’une mort a‑symbolique : celle qui sépare, en pho­togra­phie, la pose ini­tiale du papi­er glacé.
Le mou­ve­ment très par­ti­c­uli­er de CAPRICES D’IMAGES est celui d’un aplatisse­ment, d’une mise en boîte.
Au départ, le fan­tasme, comme échap­pa­toire idéale face à une vie en phase de robo­t­i­sa­tion.
Le cri, le débor­de­ment des larmes, pour bris­er la chape d’une quo­ti­di­en­neté étouf­fante. Et ce faisant, les plus belles images de rêve vien­nent se con­fon­dre avec les clichés les plus éculés de l’exotisme. Les plus belles tirades lyriques ressem­blent à s’y tromper à l’’emphase ampoulée des sit­coms. C’est la chronique d’une fuite man­quée.

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auteur
Écrit par Nicolas Luçon
Nico­las Luçon est pianiste. Il a assisté le met­teur en scène Jean-Claude Berut­ti pour le spec­ta­cle CAPRICES D’IMAGES.Plus d'info
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