« Immortels dans cette lumière »
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« Immortels dans cette lumière »

Le 19 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
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Ces mots sont extraits de SARA Z : ils appar­ti­en­nent à un des pro­pos du nar­ra­teur lorsqu’il décrit le tableau, à la fin de la pièce. 

MICHÈLE N’EST PLUS LÀ. Sec­ouss­es dans le cœur, et l’év­i­dence de ce désert : se creuse en moi le cer­cle du vide, ver­tig­ineux. Je pense à ce qu’elle représen­ta, de plus en plus, pour moi tout au long de ces vingt-cinq dernières années, et tout se con­sume, ne lais­sant que l’espace de sa cen­dre. Les sou­venirs se pressent, éblouis­sants et incer­tains. Tout se bous­cule devant cette effroy­able vio­lence qui épou­vante et se dénoue aus­sitôt en souf­france. Je fais, pen­dant quelques instants, l’épreuve du rien. Et puis, l’irrévocable par sim­ple effort de mémoire, me refait par­courir l’it­inéraire de l’angoisse : let­tres d’elle relues dans les larmes, pho­tos retrou­vées, sacral­isées par l’Absence. Tout cela me la rend, hors-temps, dans une suff­i­sance éter­nelle. Qui autorise et-endigue à la fois la peine. 

Je n’aurais pu écrire dans cette émo­tion-là, dans cette exal­ta­tion intime du cha­grin. J’ai donc, dans un pre­mier temps, repris un texte, écrit lorsque Michèle m’avait envoyé SARA 7 ; je l’ai retra­vail­lé, cassé, refait mien, en ten­tant de ne céder pas à cette dépres­sion, à cet effon­drement où je suis, la sachant ailleurs. Mais, par peur sans doute, je l’ai glacé. 

J’ai aimé SARA Z. Et pas seule­ment parce que Michèle y révèle, autrement que dans sa pra­tique d’adaptatrice ou d’écrivain, son éton­nante maîtrise du dis­posi­tif de réécri­t­ure. Par-delà la con­cep­tion stricte­ment inter­pré­ta­tive de celle-ci, elle procède ici à une réac­ti­va­tion textuelle de la nou­velle de Balzac, .SARRASINE, en faisant advenir un « texte sec­ond », par déplace­ment, par jeux sur l’implicite, en débor­dant auda­cieuse­ment une source req­uise comme ressource … Pas­sages du clair au chiffré, méta­mor­phoses qui font de Sara la jumelle d’une Lol V. Stein, par exem­ple. Qui font abor­der la salle de bal, où se tien­nent le nar­ra­teur et Sara, à des rivages de lumière. Dans la nuit opaque d’une parole qui se cherche. 

C’est que Michèle a voulu dire que tout ne pou­vait se sceller que là, dans ce roy­aume noc­turne de la fête appar­ente, où une jeune femme désigne l’altération qui s’empare d’elle lorsqu’elle ren­con­tre une voix don­née : à la mort. Dont la déchi­rante pureté s’est fondée sur du renon­ce­ment (voulu ou non) au désir. Et d’elle, au plus vif du cœur, défer­le alors une manière de mis­éri­corde. Moments de porosité et d’anxiété, où le douloureux élance­ment qui la fait chancel­er et vouloir quit­ter, joue comme écho de cette vie exilée, comme mys­térieuse­ment mutilée du chanteur. 
Sara com­pren­dra peu à peu seule­ment que la voie illu­mi­nante est celle de Zam­binel­la, le cas­trat. Peu importe vrai­ment. L’en­jeu est ailleurs : non pas dans le dévoile­ment pro­gres­sif de cette « mon­stru­osité », mais dans la décou­verte de son inguériss­able faib­lesse, en elle, de son impuis­sance essen­tielle. Qui lui fait recon­naître Zam­binel­la comme une per­son­ne à part entière. Qui lui fait éprou­ver, à elle, une mys­térieuse fra­ter­nité avec celui qui est autre. 

L’é­mo­tion qui l’envahit à l’é­coute du chant, c’est cela pour moi, ce long sil­lage de doute lais­sé der­rière elle, cette trace entre­vue dans le tour­ment du désir : la révéla­tion sur l’être-même, pul­vérisant pour elle le cer­cle du moi. 

— Parce que le chant a con­joint, dans le même temps, appari­tion — mondaine — et retrait — du régime amoureux —, il a fini de recou­vrir les images radieuses du bal pour que Sara lise la ruine, en’elle, comme si on touchait, grâce à la voix, aux trou­bles de l’i­den­tité. Sara est per­due. Elle veut s’en aller pour échap­per au jour, au dis­tinct. Boulever­sée par cet ailleurs opaque, imprévu, sauvage, c’est à une tout autre pro­fondeur que s’ancrent désor­mais les pro­pos qu’elle adresse au nar­ra­teur qui sem­ble l’aimer. Le temps s’est sus­pendu : Sara est ren­voyée à sa pure soli­tude. Elle a accep­té le manque essen­tiel auquel elle ne sait ou ne veut don­ner de nom, elle a accueil­li l’irruption de l’Aurre en soi. 

Dans ce fleuve d’in­quié­tude et de douceur qu’a con­sti­tué pour moi le texte de Michèle, la curiosité brûlante de l’héroïne balza­ci­enne se con­sume d’elle-même : Michèle a remod­elé cette his­toire dans une sorte de liturgie qui annule jusqu’à l’idée même d’un secret qui se déroberait. 

Par elle bercées et réc­on­cil­iées, des images en fais­ceaux se met­tent à con­verg­er et n’en dessi­nent plus qu’une seule : celle d’une femme, Sara, qui a com­pris que le théâtre et la représen­ta­tion pou­vaient aller jusqu’à cet extrême, la mise à mal du corps. Michèle méta­mor­phose alors la fig­ure du cas­trat et la ramène dans la sphère de l’au-delà ou de l’en-deçà de la dis­tinc­tion sex­uelle, dans le désir enfan­tin d’être objet d’amour pour quelqu’un. 

Sara, quant à elle, aura gag­né, au terme de cette nuit enchantée/désenchantée, un savoir sur la souf­france, un vécu de la dépos­ses­sion. Qua­si absente à elle-même au début de la pièce, elle aidera le nar­ra­teur à jeter sur la dif­férence un autre regard : non plus celui qui s’obsède sur l’in­ter­ro­ga­tion, l’at­tente ou le secret, mais qui avoue qu’’identifier cela n’est plus néces­saire. Aveu des man­ques qui (dés)équilibrent ou inanité de tout ceci ? À la fin de la nuit, l’au­rore peut enfin les sur­pren­dre, les fig­ures du bal sont dev­enues fan­tômes dans un temps dévoré. Demeure la trace que Sara laisse en nous : poignante, frag­ile et mortelle.

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Écrit par Danielle Bajomée
Danielle Bajomée est pro­fesseur de Let­tres à l\‘Université de Liège. Elle est l’auteur de nom­breuses pub­li­ca­tions notam­ment sur...Plus d'info
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