C’EST UN BAL, une fête. Une réception. Il y a de la musique. Un homme, debout, seul, adossé à un fauteuil, ou un mur, ou une colonne. C’est le narrateur.
Entre une femme. C’est Sara Z. Elle n’est pas vraiment affolé, elle n’est pas vraiment déterminée non plus, mais un peu les deux à la fois. Elle vient manifestement de vivre quelque chose d’‘important.
Sara Z :
Je pars. Je veux quitter cet endroit. Ne me posez pas des questions. Il ne faut pas me demander pourquoi. Il faut se taire, juste se taire. Surtout. D’ailleurs, je n’ai rien à dire, plus rien. Aidez-moi à partir. Voilà, c’est fini. Adieu.
Le narrateur :
Non. Restez. Restons. La nuit est longue encore.
Sara Z :
Impossible. La nuit s’achève. Le jour va se lever. Il fera clair, c’est sûr, et je ne pourrai pas le supporter. Impossible. Je ne veux plus.
Le narrateur :
Ici c’est bien. Dehors, il fait froid, ici, il fait chaud. Ici on vit. Dehors le silence, ici, la musique. Restons à voir d’ici ce qu’il y a dehors. Soyons loin d’eux et proches de nous.
Sara Z :
Trop facile. Que puis-je voir encore de l’intérieur. De l’extérieur ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce une vitre qui fait la différence entre la musique et le silence ? Ou même un mur ? Le froid, cela m’est égal. Le chaud aussi. D’ailleurs je ne veux plus parler, je ne veux plus entendre. Ne me retenez pas. Vous devez m’aider à partir. Je suis seule, maintenant, toute seule. Absolument.
Le narrateur :
Il ne faut pas dire cela. Calmez-vous. Je sais d’où vous venez. Je sais ce qui vous détermine à fuir à présent. Mais il ne faut pas. Je vais vous dire…
Sara Z :
Ce n’est pas une fuite. Vous ne pouvez pas savoir.
Le narrateur :
Je peux le faire, en tout cas.
Sara Z :
Dire quoi ?
Dites.
Le narrateur :
Vous avez entendu.
Sara Z :
Voilà ! Et déjà votre mot n’est pas le bon. Comment pourrait-il l’être d’ailleurs ?
Le narrateur :
Donnez-m’en un autre.
Sara Z :
C’est difficile. Vous voyez bien, il faut se taire, il faut partir, il faut se quitter, il faut peut-être mourir. Peut-être que j’ai tort, peut-être que je ne devrais pas, mais j’ai envie, quand même, d’essayer de vous dire. Voyez-vous, j’étais ici dans cette lumière, dans cette salle, dans cette musique, avec vous, je pense, avec vous, oui, sans doute, et puis avec ces gens aussi. Oui. Un peu chaude, un peu moite, ni vraiment assoupie, ni vraiment éveillée, sans vraiment parler et sans se taire non plus. Que faisions-nous ? Regarder les gens, écouter la musique ? Un peu de cela, et puis autre chose, je ne sais pas bien, je ne sais plus, je ne pourrais plus le dire, à présent.
Je me rappelle, j’ai bu une gorgée de vin, elle est devenue fade dans ma bouche, j’ai avalé, j’ai senti l’insipide sur mon palais et puis qui passait dans ma gorge. Puis l’insipide s’est perdu en moi. Alors, j’ai eu peur. Non. Pas peur, ce n’est pas un bon mot. J’ai senti en moi le fade et j’ai su que ce n’était pas le vin qui était insipide, pas le vin du tout, il n’avait rien à voir, mais moi, mais ma gorge, mon palais, et puis moi toute entière, je devenais cette fadeur informe, j’étais en train de me dissoudre dans le vin, dans le fade. Insupportable.
Alors, je vous ai regardé, vous, vous qui étiez tellement debout, tellement distinct, vous tout entier, avec votre verre au bout de votre main, et j’ai vu que vous regardiez quelque chose ou quelqu’un, je ne sais pas, quelque chose en tout Cas que vous n’étiez pas, et qui n’était pas vous.
Votre corps se découpait si bien, si nettement, vous étiez si violemment vous que je n’ai pas pu supporter cette différence. Je pensais, naïvement que si je trouvais un miroir, j arriverais à me voir moi de nouveau, avec vous, près de vous. Je pensais qu’il fallait que je me délimite moi aussi.
Le narrateur :
Vous êtes partie bien vite. Je n’ai pas pu vous retenir.
Sara Z :
Non. Je suis partie très lentement, si lentement que vous ne pouviez pas le voir.
Le narrateur :
Je ne pouvais pas vous chercher.
Sara Z :
Non. Il ne fallait pas. Vous le saviez ?
Le narrateur :
Vous me retrouvez à présent à l’endroit même où nous étions quand vous êtes partie.
Sara Z :
L’endroit, c’est vrai, n’a pas changé. Et vous, vous êtes resté le même, toujours aussi nettement visible.
Le narrateur :
Vous aussi.
Sara Z :
Non.
Le narrateur :
Écoutez-moi. Laissez-moi vous parler maintenant.
Sara Z :
Il y avait un long couloir, et moi dedans, longtemps. Au bout du couloir, une tenture. J’ai soulevé la tenture, lourde, très lourde. D’abord je n’ai rien vu, rien entendu, d’abord, il n’y avait rien. Rien du tout. Un vide intégral. Et moi devant, dedans, je ne sais plus. Peu importe. Peut-être que j’étais devenue vide aussi. Prête à tout. Alors j’ai senti un chant, non, ce n’est pas un bon mot… mais je n’en ai pas d’autre, terrible dans mon corps, sous ma peau, une voix qui circule dans mes veines, évacuant le sang, rien que des sons qui bougent. J’étais le chant, j’étais la voix, j’étais ce mouvement des sons, moi, en moi. J’étais avec le chant pareille et différente, coupée et réunie. Un instant. seulement un instant. Depuis, j’ai laissé retomber la tenture, je me suis retournée, couloir, long, et puis ici, et vous, et la lumière, et la musique et les gens. Tout.
La vie. Et puis du vin, encore, bientôt.
Le narrateur :
Du vin, oui, du vin, maintenant vous êtes ici, c’est vous, c’est moi, et maintenant je peux vous dire…
Sara Z :
J’ai trop parlé, déjà, et trop tardé. Je pars. Toute seule, c’est mieux. Vous avez raison. Je ne veux pas voir le jour se lever.
Le narrateur :
Que voulez-vous savoir ?
Sara Z :
Rien. Rien du tout. Que voulez-vous me dire ?
Le narrateur :
Venez. Venez danser. Vos bras dans les miens, votre souffle dans mon cou, vos cheveux effleurant mes yeux, nos deux corps ensemble, baignant dans un même rythme, unique.
Sara Z :
J’ai dansé, déjà, c’est pareil. Mieux. Pire. Avec aucun homme je ne pourrais danser comme cela.
Le narrateur :
Il faut que vous sachiez.….
Sara Z :
Je ne veux rien savoir. Je ne demande rien. Je ne pose pas de questions. Que peuvent bien dire les mots ? J’ai chaud, j’ai soif, j’ai faim, je vous aime. Autrement dit : rien du tout, ou si peu.

