« Tausk », tragédie d’un héros inadéquat
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« Tausk », tragédie d’un héros inadéquat

Le 21 Juin 2004
Article publié pour le numéro
Michèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives ThéâtralesMichèle Fabien-Couverture du Numéro 63 d'Alternatives Théâtrales
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MICHÈLE FABIEN aime à con­vo­quer par son écri­t­ure des per­son­nages mythiques ou his­toriques, essen­tielle­ment sec­ondaires1. Des femmes pour la plu­part (Jocaste, Cas­san­dre, Déjanire, Char­lotte, Claire Lacombe, Berthy Albrecht…), des hommes aus­si (Tausk et Atget). Presque oubliés par leur « réel », ils ont tous en com­mun d’être des per­dants qu’un des­tin trop lourd, absurde et irrémé­di­a­ble traque en de som­bres chemins. Fon­da­men­tale­ment trag­iques, ils offrent à chaque fois le spec­ta­cle rit­uel d’une « moft annon­cée ».
Deux d’entre eux, Jocaste et Tausk, se sont sui­cidés. L’hor­reur de leur exis­tence ne pou­vait les men­er vers une autre issue. Ain­si, lorsque le rideau se lève, le spec­ta­teur con­naît déjà la fin de l’histoire : cette femme et cet homme ne pour­ront que se pen­dre. L’in­trigue, le sus­pens, les rebondisse­ments n’importent pas ici. Cette absence d’ac­tion physique, qui renoue avec la grande tra­di­tion trag­ique occi­den­tale, donne un relief par­ti­c­uli­er au lan­gage : il ne s’agit, en fin de compte, que de par­ler pour mourir « autrement ». Alors s’ou­vre pour eux — et pour nous — une scène étrange, celle de l’imag­i­naire.
Qu’en est-il de Tausk ?

Heidi Kipfer (de dos) et Dominique Boissel dans TAUSK de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Mary-Ann Parkinson.
Hei­di Kipfer (de dos) et Dominique Bois­sel dans TAUSK de Michèle Fabi­en, mise en scène Marc Liebens. Pho­to : Mary-Ann Parkin­son.

Un per­son­nage his­torique

L’his­toire retient, du doc­teur Vic­tor Tausk (1877 — 1919), qu’il fut l’un des plus jeunes, des plus doués et des plus tour­men­tés des dis­ci­ples de Freud.
D’o­rig­ine croate, il fait des études de droit, devient juge, puis — suite à des prob­lèmes per­son­nels — jour­nal­iste, ce qui l’ amène à Berlin et à Vienne où il ren­con­tre le maître de la psy­ch­analyse. C’est le coup de foudre. Et l’en­gage­ment : Tausk décide de con­sacr­er sa vie à la nou­velle dis­ci­pline. Il entre­prend des études de médecine, devient neu­ro­logue et dirige des débats sur la théorie freu­di­enne. C’est là qu’intervient Lou Andréas-Salomé2 ?
L’his­toire pré­cise égale­ment que le doc­teur, grand et bel homme, plai­sait beau­coup aux dames ! Lou s’avoue séduite par la force prim­i­tive, la « bête de proie » qu’elle sent en lui et s’empresse de nouer, selon ses habi­tudes, une rela­tion aus­si pas­sion­née qu’éphémère, ce qui ne man­quera pas de plonger le jeune homme dans un grand désar­roi. Entretemps, elle s’emploie à le soutenir et à le défendre dans l’estime de Freud…

L’af­faire Tausk

Les ami­tiés freu­di­ennes por­tent sou­vent la mar­que d’une lourde ambiva­lence. L’amour encom­brant de Tausk, son accom­pa­g­ne­ment exclusif et vio­lent ont tôt fait d’exacerber la sérénité du maître qui voit là « une men­ace pour l’avenir » de son entre­prise. Com­mence alors le rejet sys­té­ma­tique du dis­ci­ple taxé pour la cause de « dis­si­dent ». Freud refuse de le pren­dre en analyse, le refile à Hélène Deutsch puis somme celle-ci, pour con­tin­uer sa super­vi­sion chez lui, de cess­er l’analyse de son patient. Une véri­ta­ble « machine de mort, une machine à broy­er » — comme le dit juste­ment F Rous­tang — est ain­si mise en place, l’année 1919, au sor­tir de la pre­mière guerre mon­di­ale. En jan­vi­er débute le tra­vail chez Hélène Deutsch. En mars, il est inter­rompu et, le 3 juil­let, c’est le sui­cide3?. 

L’his­toire revis­itée

C’est « cette machine à tuer » qui a dû séduire Michèle Fabi­en dans l’af­faire Tausk. Elle s’en est emparée et l’a déployée jusqu’à lui don­ner une autre lis­i­bil­ité. Et de cet homme inadéquat dans son his­toire (trop beau, trop doué, trop exigeant et vio­lent, « mal dans son être-mère », comme dis­ait Lou, déli­rant à fuir), elle a fait un héros trag­ique qui, par la per­ti­nence de sa parole, arrive à « mourir de façon délibérée, rel­a­tive­ment maîtrisée, et presque pro­duc­tive » (je cite Michèle dans Le PS. de sa réponse à Philippe Iver­nel, p. 31). 

Dominique Boissel et Jean Dautremay dans TAUSK de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Mary-Ann Parkinson.
Dominique Bois­sel et Jean Dautremay dans TAUSK de Michèle Fabi­en, mise en scène Marc Liebens. Pho­to : Mary-Ann Parkin­son.
Dominique Boissel et Jean Dautremay dans TAUSK de Michèle Fabien, mise en scène Marc Liebens. Photo: Mary-Ann Parkinson.

« Faire un bon usage de sa mort »

Cette phrase est Le défi que se lance le héros de Pier Pao­lo Pasoli­ni, dans ORGIE, après sa pendai­son, lorsqu’il revient « jeter un regard en arrière, comme un flash-back, sur les derniers actes sig­ni­fi­cat­ifs et typ­iques, de (sa) vie »4. C’est un peu de cela qu’il est aus­si ques­tion dans TAUSK :créer un dis­posi­tif de réap­prop­pri­a­tion de la mort par la parole. Car il n’y a pas d’effet Shéhérazade, chez Michèle Fabi­en : si ses per­son­nages aiment dis­courir devant l’échéance ultime, ce n’est pas pour la dif­fér­er ou l’éviter mais bien plutôt pour la vivre mieux. Le désir de Tausk, avant de se muer « en cadavre qui par­le », est « d’être à soi-même son pro­pre mot ». Pour ce faire, muni de l’attirail de sa fin (une corde et un révolver), il con­voque les prin­ci­paux pro­tag­o­nistes de son roman per­son­nel et engage avec eux un dernier entre­tien : Le Pro­fesseur (Freud), Hélène (Deutsch), Martha (son épouse) et Lou (son amante). Tous ces échanges dessi­nent un ensem­ble curieux et fasci­nant où la vie du héros, ses pas­sions, ses bon­heurs, ses échecs sont évo­qués et revé­cus dans la spon­tanéité des dia­logues comme ils pour­raient l’être au gré d’une cure psy­ch­an­a­ly­tique. Ce qui sug­gère égale­ment qu’ain­si se crée un sens nou­veau , fruit d’un patient et fer­vent brico­lage (pour rester dans la sug­ges­tion de la phrase de Claude Lévi-Strauss, mise en exer­gue du texte de la pièce)5.
« Indépen­dant parce que per­son­ne ne dépend de moi, je ne suis pas un esclave parce que je ne suis pas un maître » (Vic­tor Tausk).
Le deux­ième exer­gue choisi par Michèle Fabi­en est cette pen­sée de Vic­tor Tausk qui pour­rait admirable­ment syn­thé­tis­er tout le tra­vail effec­tué au cours de la remé­mora­tion — ou de la revis­i­ta­tion — du passé. Une phrase qui sonne comme une altière déf­i­ni­tion de soi-même, dans une iden­tité enfin rejointe. On pense à la longue tra­ver­sée que cela a néces­sité, aux jeux de pou­voir qu’il a fal­lu apais­er, aux affron­te­ments libéra­teurs avec les fan­tômes de l’enfance pour enfin respir­er : « Faire en sorte que quelque chose se griffe », décide Tausk ultime­ment, lui qui se rap­pelle, très jeune, avoir voulu percer d’une épin­gle le por­trait de sa mère et n’avoir réus­si qu’à Le ray­er6. « L’ailleurs » et « l’autrement » sont à ce prix.
Ce savoir, Michèle Fabi­en le pos­sède au plus haut point, elle qui « réus­sit à faire par­ler l’image de (la) mort, inef­façable »7

  1. Michèle Fabi­en s’est expliquée sur les enjeux de son écri­t­ure dans « rebond : paroles d’écrivaines », Études théâ­trales n° 8, 1995, p. 25 – 31.  ↩︎
  2. Lou Andréas-Salomé donne des indi­ca­tions sur sa rela­tion avec Vic­tor Tausk dans sa CORRESPONDANCE AVEC FREUD, SUIVIE DU JOURNAL D’UNE ANNÉE (1912 – 1913), Gal­li­mard, 1970.  ↩︎
  3. Pour l’af­faire Tausk, con­sul­ter, entre autres, Paul Roazen ANIMAL, MON FRÈRE, TOI, L’HISTOIRE DE FREUD ET TAUSK, Pay­ot, 1971, ain­si que François Rous­tang, UN DESTIN SI FUNESTE, Édi­tions de Minu­it, 1976.  ↩︎
  4. ORGIE, traduit par Danièle Sal­lenave, a été créé en 1988 dans une mise en scène de Marc Liebens et une dra­maturgie de Michèle Fabi­en.  ↩︎
  5. Voici la phrase de Claude Lévi-Strauss (LA PENSÉE SAUVAGE ): « Regar­dons-le à l’œuvre (le bricoleur): excité par son pro­jet, sa pre­mière démarche pra­tique est pour­tant rétro­spec­tive : il doit se retourn­er vers un ensem­ble déjà con­sti­tué, for­mé d’outils et de matéri­aux ; en faire, ou en refaire l’in­ven­taire ; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dia­logue. »  ↩︎
  6. Le motif de la « griffe » sur le por­trait de la mère est par­ti­c­ulière­ment émou­vant et déploie dans le texte un réseau d’im­ages lourd de sig­ni­fi­ca­tion.  ↩︎
  7. Chris­t­ian Vereeck­en rendait ain­si hom­mage à Michèle pour JOCASTE dans Didas­calies, n° 4, jan­vi­er 1983, p. 67.  ↩︎
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Écrit par Marie-France Renard
Marie-France Renard enseigne aux Fac­ultés uni­ver­si­taires Saint-Louis, à Brux­elles.Plus d'info
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