« Chacun pour soi, sans respiration commune »

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Le 1 Juin 2000

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L'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives ThéâtralesL'Est désorienté-Couverture du Numéro 64 d'Alternatives Théâtrales
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LA FIN DES ANNÉES 80, a eu lieu un proces­sus d’ex­pan­sion du théâtre russe jamais vu au cours du vingtième siè­cle : les troupes sil­lon­nent l’Eu­rope, la France organ­ise des « Saisons russ­es », clin d’œil à Diaghilev. Grâce au Fes­ti­val d’Av­i­gnon et au Fes­ti­val d’Au­tomne, on décou­vre en 1988 la troupe de Dodine avec FRÈRES ET SŒURS et celle de Vas­siliev avec SIX PERSONNAGES EN QUÊTE D’AUTEUR et LE CERCEAU. Renou­veau du théâtre russe ?s’in­ter­roge la presse. En fait, si le théâtre de Vas­siliev, nom­mé de façon pro­gram­ma­tique « École d’art dra­ma­tique », est ouvert en 1987, ses spec­ta­cles sont plus anciens et, FRÈRES ET SŒURS, qui revien­dra d’ailleurs plusieurs fois en France, avec d’autres mis­es en scène de Dodine, invités par la MC 93 de Bobigny, a été créé en deux étapes, de 1979 à 1985 : il con­stitue un bilan mûri des recherch­es théâ­trales de la « péri­ode de stag­na­tion », créé dans un esprit de résis­tance au régime et dans la com­mu­nauté du « théâtre-mai­son ». Les troupes s’ébranlent pour de longs voy­ages, qui par­fois ébran­lent aus­si leur iden­tité. Au pays, on fait le dur appren­tis­sage de la lib­erté : c’est la ruée vers les thèmes inter­dits, les pièces con­fisquées, la « nou­velle vague » sovié­tique, l’absurde occi­den­tal et local — celui des années 30 —, les textes des émi­grés. En 1989, le retour de Lioubi­mov et la pre­mière du VIVANT, vingt ans après sa créa­tion et son inter­dic­tion, sont les mar­ques sym­bol­iques de ce cli­mat euphorique. Dans ce con­texte effer­ves­cent nais­sent de mul­ti­ples stu­dios qui revendiquent orgueilleuse­ment leur aut­ofñ­nance­ment. Des soli­taires par­tent à la con­quête des théâtres étrangers (Cana­da, Israël), tan­dis que la Russie s’ou­vre libre­ment aux tournées — Chéreau, Stein, Strehler, Brook, Pina Bausch et tant d’autres … Curiosité, espoir, promess­es d’aven­tures, d’échanges féconds, de part et d’autre de l’ancien rideau de fer, mis en pièces, fon­du, détru­it … 

L’e­uphorie sera de courte durée, et aujourd’hui, Ana­toli Smelian­s­ki par­le même d’un « champ de ruines »1, Le théâtre a dû repenser sa place cen­trale dans la société sovié­tique face à la con­cur­rence des mass média qui, pour s’être dévelop­pés de manière tar­dive, n’en ont été que plus mas­sifs, écras­ants et tout-puis­sants, et ten­ter de trou­ver des répons­es thé­ma­tiques et esthé­tiques aux muta­tions bru­tales de la société. La veine poli­tique s’est vite épuisée, pour devenir vio­lem­ment haïss­able, les sujets trai­tant du corps « scan­daleux » ont davan­tage tenu l’affiche… Et surtout, les théâtres ont eu rapi­de­ment affaire à des prob­lèmes financiers, l’État en ban­quer­oute révisant à la baisse (forte) ses sub­ven­tions : la chas­se aux spon­sors s’ou­vrait, OU aux revenus annex­es. Avec la loca­tion d’une par­tie du bâti­ment-théâtre, l’é­conomie de marché péné­trait l’art au sens pro­pre comme au sens fig­uré, dans des con­fig­u­ra­tions assez choquantes (com­merces var­iés, bureaux de change, etc.). Con­traire­ment au théâtre de l’époque de la stag­na­tion, qui, étroite­ment con­trôlé par la cen­sure, pra­ti­quait cepen­dant, pour les meilleures équipes, un art engagé, tant dans la forme que dans le con­tenu2,celui du « temps des trou­bles », comme on désigne sou­vent la péri­ode actuelle, a per­du sa force de con­cen­tra­tion, sem­ble dilapi­der ses richess­es artis­tiques, et se dis­perse, pressé par Les néces­sités de survie de ceux qui le pra­tiquent. 

L’im­posant sys­tème des théâtres de réper­toire conçu par le régime précé­dent est mirac­uleuse­ment encore en place, mais il est impos­si­ble désor­mais de faire fonc­tion­ner cor­recte­ment la plu­part de ces gross­es troupes. L’odeur de cui­sine qui règne au MKhAT estampil­lé pour l’é­ter­nité Théâtre d’Art, où la direc­tion a instal­lé plusieurs restau­rants, est inquié­tante, et en tout cas nou­velle. Les « entre­pris­es » tem­po­raires se mul­ti­plient : il s’agit de dis­tri­b­u­tions établies avec ou sans l’aide d’a­gences spé­cial­isées, pour des vedettes ou pour un spec­ta­cle par­ti­c­uli­er, vite réal­isé. Il s’agit là de formes de théâtres privés qui se décli­nent sous de mul­ti­ples vari­antes très inven­tives, mais qui par­a­sitent de l’intérieur le sys­tème pub­lic en perdi­tion. De grands acteurs y bradent leur tal­ent en le « boule­vardis­ant », devant un pub­lic de nou­veaux rich­es qui, par Le prix pro­hibitif des bil­lets, élèvent le niveau de vie dégradé des comé­di­ens, mais qui, par leurs attentes et leurs réac­tions lors des représen­ta­tions, tirent le jeu vers Le bas. 

Faute de sou­tien, les fig­ures de l’a­vant-garde du début des années 90, n’ont pu tenir la dis­tance, même si leur nom appa­raît encore ici ou là. Ceux qui se sont lais­sés ten­ter par l’ex­il sont revenus plus ou moins aigris par leurs échecs3 ou végè­tent dans les cap­i­tales occi­den­tales. Il n’y a plus de grandes pre­mières4 où, dans une ambiance inou­bli­able et fébrile rassem­blant toute une com­mu­nauté théâ­trale dont le pub­lic fai­sait par­tie, on sen­tait à quel point le théâtre pou­vait être néces­saire. Les événe­ments théâ­traux ont sou­vent lieu sur de petites scènes, pour une cen­taine de spec­ta­teurs, par­mi lesquels fig­urent des pro­duc­teurs. À tra­vers les appels au sec­ours signés par Les par­tic­i­pants d’un Forum réu­nis­sant la pro­fes­sion en mars 19995 et envoyés aux représen­tants de l’É­tat et des munic­i­pal­ités, la sit­u­a­tion paraît cat­a­strophique pour le théâtre non com­mer­cial, pour le théâtre d’art, et pour la for­ma­tion, pour­tant jusque-là floris­sante et effi­cace. 

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Écrit par Béatrice Picon-Vallin
Béa­trice Picon-Vallin est direc­trice de recherch­es émérite CNRS (Thal­im).Plus d'info
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Par Renate Klett
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