Marionnettes à Avignon, regard de spectateur

Marionnettes à Avignon, regard de spectateur

Le 15 Nov 2000
ZOŒDIPOUS, mise en scène Daniel Veronese, 1998. Photo Brigitte Pougeoise.
ZOŒDIPOUS, mise en scène Daniel Veronese, 1998. Photo Brigitte Pougeoise.

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ZOŒDIPOUS, mise en scène Daniel Veronese, 1998. Photo Brigitte Pougeoise.
ZOŒDIPOUS, mise en scène Daniel Veronese, 1998. Photo Brigitte Pougeoise.
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Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
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« Aber­ra­tions du doc­u­men­tal­iste », d’Ézéchiel Gar­cia-Romeu et François Tom­su

Il fal­lait quit­ter les ruelles ani­mées, quit­ter le soleil de juil­let, oubli­er le bruit de la Cité des Papes et pénétr­er dans la fraîcheur du Musée Cal­vet. Après une tra­ver­sée, à pas lents, dans les galeries baignées de lumière, nous descen­dons dans les couliss­es du musée et débou­chons dans une pièce, aux allures d’antichambre, où l’on nous fait patien­ter avec quelques bois­sons. Un silence intrigué s’installe. Puis nous fran­chissons une nou­velle porte, pour nous enfon­cer dans l’obscurité du spec­ta­cle, un spec­ta­cle qui se révélera lumineux, aux fron­tières des rêves et de la folie, ou peut- être, sim­ple­ment, au cœur même du théâtre, comme instant et magie partagés. Un nou­veau déam­bu­la­toire nous accueille, il nous faut nous enfon­cer dans l’obscurité et marcher vers les lueurs éclairant l’antre d’un vieil éru­dit (Jacques Fornier), une bib­lio­thèque – lieu d’autant plus secret, clos sur lui-même, que nous le voyons d’abord en trans­parence au tra­vers de parois de tulle sur lesquelles sont peints les ray­on­nages. Après un nou­veau préam­bule, l’une de ces parois de toile s’écarte pour que le pub­lic puisse se rap­procher, audi­toire au plus près du petit espace scénique. Un homme sem­ble par­ler, enfoui sous une cou­ver­ture, à moitié allongé sur le seul élé­ment de décor, en vol­ume – le reste étant peint sur des toiles – : un bureau. L’homme émerge de sa cou­ver­ture et nous con­fie l’enjeu de notre ren­con­tre : nous expli­quer les mys­tères de la créa­tion du monde, dont il aurait su, à par­tir de ses lec­tures et médi­ta­tions, « rassem­bler les principes élé­men­taires et fon­da­men­taux ». C’est à une rêver­ie hal­lu­cinée, mêlant sou­venirs, et bribes de textes, que nous assis­tons, perce­vant le moin­dre souf­fle, le moin­dre frémisse­ment. Sor­tant une main de la cou­ver- ture, le vieil éru­dit lance des dés et un petit per­son­nage, emmi­tou­flé lui aus­si dans une cou­ver­ture, sur­git. L’érudit, comme l’auditoire face à lui, se penche et mur­mure :

« Au com­mence­ment…». Le spec­ta­cle est d’une grande flu­id­ité : ape­san­teur toute onirique, nous ten­ant émer­veil­lés, au même titre que le vieil éru­dit, devant la foule de petits per­son­nages, ani­maux, objets, qui sur­gis­sent en silence de la table ; fan­tasmes-sou­venirs trou­bles prenant lit­térale­ment corps devant lui. D’autres mar­i­on­nettes à gaine sur­gis­sent, rem­placées, le temps d’une brève obscu­rité, par des petits sol­dats de plas­tique – se déplaçant au rythme du tis­su sur lequel ils reposent, jusqu’au gouf­fre qui les engloutit –, par une vache – sur laque­lle l’érudit n’a que le temps de jeter un voile qui ne repose sur rien, la vache ayant déjà dis­paru –, par une mar­i­on­nette pous­sant une mappe­monde, ou, encore, par une sphère tournoy­ante. Les élé­ments sont à la fois incon­grus et haute­ment sym­bol­iques, s’imposant à chaque fois, face au texte de l’érudit, dans une pleine évi­dence. Ces fig­urines sont douées d’une vie pro­pre et jamais le moyen de manip­u­la­tion, ou la main du manip­u­la­teur, n’est vis­i­ble. Ces appari­tions-dis­pari­tions, util­isant des pan­neaux coulis­sants, tien­nent de la pres­tidig­i­ta­tion et s’exécutent avec une telle rapid­ité calme, que l’on n’est jamais sûr d’avoir saisi le début du mou­ve­ment. La dis­pari­tion d’une mar­i­on­nette s’accompagne tou­jours d’un doute sur son pas­sage même, ain­si que d’un mys­térieux bruit d’expiration, comme si quelqu’un, sous la table, ou der­rière ces quelques pan­neaux, dor­mait. Ne sommes-nous pas plongés dans les rêves de ce vieil homme, ne sommes-nous pas avec lui dans sa tête même : cette antre-bib­lio­thèque, vague­ment cir­cu­laire, appa­rais­sant comme l’image même de son cerveau et de son savoir ? Un rêve éveil­lé nous charme pen­dant une heure et nous laisse une impres­sion pro­fonde d’émerveillement. Il nous faut alors sor­tir et retrou­ver le soleil. Lais­sant der­rière moi le Musée, j’eus l’intuition que cet enc­los de savoir, hors du temps, était sans doute le cœur névral­gique de la cité, que l’érudit resterait encore longtemps à essay­er de met­tre de l’ordre dans ses con­nais­sances et sou­venirs. Le temps du Fes­ti­val, ce lieu dépas­sa alors son sim­ple statut de lieu de spec­ta­cle, pour devenir un point essen­tiel de ma topogra­phie : lieu de retranche­ment devenu, à l’instar des carmels et monastères, balise de spir­i­tu­al­ité. À toute heure du jour et de la nuit, un vieil homme veil­lait et s’émerveillerait encore longtemps.

El Periferico de Objetos

La com­pag­nie argen­tine El Per­iferi­co de Obje­tos s’est imposée inter­na­tionale­ment, dans les fes­ti­vals et pro­gram­ma­tions de théâtre comme de mar­i­on­nettes, en jouant de rela­tions par­ti­c­ulières entre manip­u­la­teur et mar­i­on­nette et en faisant mar­i­on­nette de tout bois,
de tout objet, voire de tout cadavre. Chaque spec­ta­cle décon­stru­it l’univers tra­di­tion­nel de la mar­i­on­nette et de la scène, pro­posant des bal­lets étranges, ora­to­rios macabres et implaca­bles qui, au fil des spec­ta­cles et au gré de gestuelles inso­lites, se sont for­ti­fiés pour débouch­er sur la lec­ture magis­trale de l’HAMLET- MACHINE de Müller (1995). De VARIACIONES SOBRE B ( VARIATIONS SUR B ) me reste le sou­venir d’un univers absurde et sans final­ité autre que celle, cyclique, de la réitéra­tion des mêmes événe­ments sans espoir de change­ment et de com­préhen­sion aucun. À l’origine, il y eut le vis­age de cette mar­i­on­nette fab­riquée par Daniel Veronese ( qui signe la mise en scène ), qui rap­pela à l’équipe le vis­age de Beck­ett. Et c’est bien dans un univers beck­et­tien qu’évolue cette mar­i­on­nette docile, patiente, pas­sive, pitoy­able, enfer­mée dans une pièce, dont l’unique soupi­rail est trop haut pour pou­voir voir quoi que ce soit. Les manip­u­la­teurs vêtus de cos­tumes som­bres et por­tant, par moments, un masque médi­cal agis­sent tels des sci­en­tifiques autour d’un cobaye, le soumet­tant à d’incessantes stim­u­la­tions ou frus­tra­tions. L’action se joue sur une table, autour de laque­lle évolu­ent les manip­u­la­teurs et les quelques élé­ments de décors. Dans la sec­onde par­tie, plus mal­adroite­ment redev­able à Beck­ett, deux clochards manip­u­la­teurs se rejouent l’histoire d’un pre­mier amour. Ce spec­ta­cle mar­que une étape essen­tielle dans l’évolution des Per­iferi­co, en ce qu’il revendique et développe l’ambivalence de la manip­u­la­tion à vue, telle qu’ils la pra­ti­queront par la suite – ce qu’ils appel­lent le car­ac­tère sin­istre des objets. « On assiste à une démys­ti­fi­ca­tion : nous mon­trons au spec­ta­teur que la mar­i­on­nette n’a pas de vie pro­pre, que c’est grâce à nous qu’elle bouge. Nous ne nous cachons pas, nous ne manip­u­lons pas l’objet avec des fils ou des baguettes. En même temps, nous forçons le pub­lic à accepter la con­ven­tion que la mar­i­on­nette agit par elle- même. » Ce dou­ble car­ac­tère ren­force l’aspect sin­istre. ZOŒDIPUS fut l’occasion de rad­i­calis­er ces manip­u­la­tions à vue et cette autonomie trou­ble de la mar­i­on­nette. ZOŒDIPUS joue d’un dis­posi­tif réduit et instal­lé sous les yeux du pub­lic : une table, des étoffes pliées, un rétro­pro­jecteur. En ouver­ture de spec­ta­cle, une poule rousse, quelque peu inquiète, est lâchée sur le plateau, avant d’être attrapée et emportée en coulisse, pour être tuée et plumée, ce que nous appren­dra le spec­ta­cle plus tard. Les parois gril­lagées qui fer­ment les accès au plateau sont alors retirées en même temps qu’une herse descend.

HAMLET-MACHINE de Heiner Müller, mise en scène Daniel Veronese, 1995. Photo Brigitte Pougeoise.
HAMLET-MACHINE de Hein­er Müller, mise en scène Daniel Veronese, 1995. Pho­to Brigitte Pougeoise.

On y attache le tis­su et le spec­ta­cle com­mence, une étoffe blanche ten­due pour tout espace. Tout con­tribue à don­ner autonomie et per­son­nal­ité au pro­tag­o­niste mar­i­on­net- tique : un générique présente chaque mar­i­on­nette – très belles images rétro­pro­jetées de pho­togra­phies plongées dans de l’eau. Jouant aus­si bien avec des poupées (démem­brées puis recom­posées, le dos évidé et muni d’une poignée de manip­u­la­tion), des poules (vivantes ou mortes), ou des insectes de tis­sus géants, les manip­u­la­teurs à vue dévelop­pent un jeu par­ti­c­uli­er : manip­u­la­teurs autant que spec­ta­teurs, ils ampli­fient les gestes de leur mar­i­on­nette, la pro­tè­gent avant de la tuer. Lorsque la mar­i­on­nette Œdipe sort d’une gamelle de soupe le cadavre de la poule, cette dernière reprend vie, grâce à deux manip­u­la­teurs. Elle picore même les restes sur la table et pince les mains qui passent à sa portée. Les manip­u­la­teurs la frap­pent alors, dans une grande vio­lence. Lorsqu’on la redresse (les ailes en croix, dans une présen­ta­tion très chris­tique), la poule ago­nisante se fait l’oracle d’Œdipe, lui mur­mu­rant à l’oreille. Ce dernier – aidé de son manip­u­la­teur ! – lui arrache alors le cou et fourre le tout dans la gamelle, avant de servir son épouse, Jocaste. Les manip­u­la­teurs devi­en­nent aus­si acteurs, lors de la scène de cop­u­la­tions mon­strueuses entre un insecte cas­tra­teur et un homme ou une femme, ce qui entraîne la nais­sance d’une mar­i­on­nette aux ailes translu­cides, Œdipe. Le texte et le jeu insis­tent sur l’aspect sex­uel de la don­née œdip­i­enne, mais l’ensemble prend des aspects par­fois trop métaphoriques, d’où une recherche per­ma­nente de cor­re­spon­dances. Néan­moins l’utilisation ingénieuse du rétro­pro­jecteur per­met des effets de zoom, des con­tre-dis­cours (lorsqu’une mar­i­on­nette frappe sur la table, une araignée écrasée est vis­i­ble sur l’écran), en même temps qu’un jeu d’ombres, faisant du manip­u­la­teur une sec­onde mar­i­on­nette vis­i­ble en trans­parence der­rière le drap, ou jouant de mul­ti­ples objets posés à même la plaque de verre (comme cette assi­ette pleine d’eau con­tenant des têtards vivants, lors du repas). Tout cela trou­ve, dans MAQUINA HAMLET, un pro­longe­ment mag­nifique, allié à une réelle maîtrise et com­préhen­sion, voire pro­lon­ga­tion du texte mül­le­rien. Les manip­u­la­teurs, cra­vatés en cos­tumes noirs, se détachent à peine sur le fond d’obscurité du plateau, troué par la pro­jec­tion d’images met­tant en exer­gue la sit­u­a­tion poli­tique argen­tine ou celle des con­flits européens de la sec­onde moitié du vingtième siè­cle. Des douch­es pré­cis­es éclairent des tableaux macabres. Mais sur cette noirceur général­isée con­traste une vio­lente tâche de rouge : une femme coincée dans une cab­ine, drapée dans une robe de tan­go, impas­si­ble au milieu des volutes de fumées de cig­a­rettes. Ce spec­ta­cle est celui qui a exploité le plus de mar­i­on­nettes dif­férentes, pous­sant à l’extrême la logique de l’objet et de la mar­i­on­nette en germe depuis les pre­miers spec­ta­cles : poupées-baigneurs tré­panées, poupée molle à l’effigie de Müller (sorte de masque funéraire), man­nequins à taille d’homme (se con­fon­dant, lorsque tous sont immo­biles, avec les manip­u­la­teurs). De minus­cules mar­i­on­nettes rejouent tout le spec­ta­cle dans une valise, à la fin. Un cer­cueil devient castelet, comme dans VARIATIONES, les manipu- lateurs appa­rais­sent tels des sci­en­tifiques, penchés sur une table de dis­sec­tion, mais ici, surtout, ils sont des inter­prètes par­mi d’autres. Manip­u­la­teurs dépassés ou con­sen­tants, ils ne sont plus que les témoins silen­cieux de leurs agisse­ments. Et l’ambiguïté repose bien là : les agisse­ments de qui, des manip­u­la­teurs ou des mar­i­on­nettes ? Une voix off, sans into­na­tion, ânonne le texte, ponc­tu­ant de la même voix froide chaque tableau. Une pétri­fi­ca­tion col­lec­tive atteint tous ces indi­vidus ( hommes et mar­i­on­nettes ), qui finis­sent par se con­fon­dre : à la fin du spec­ta­cle, les manip­u­la­teurs por­tent des masques de rat, comme si de nou­velles mar­i­on­nettes les recou­vraient, les dirigeaient désor­mais, alors qu’ils manip­u­lent tou­jours les autres mar­i­on­nettes. Ce masque, c’est aus­si une manière de rester anonyme, sans posi­tion et sans mémoire, comme la mar­i­on­nette privée de son manip­u­la­teur. Dans ces spec­ta­cles, évo­quant sans relâche les dis­parus de la dic­tature mil­i­taire, la mar­i­on­nette a per­mis toutes les évo­ca­tions, racon­tant ce que le corps de l’acteur ne pou­vait pas ou ne voulait pas dire. Avec cet arrière-plan poli­tique et dans cette rela­tion trou­ble de l’homme et de l’objet, la rela­tion manip­u­la­teur-manip­ulé a trou­vé chez les Per­iferi­co des solu­tions, des arrange­ments, des partages de respon­sa- bil­ité d’une per­ti­nence aus­si forte que spec­tac­u­laire.

Ézéchiel Gar­cia-Romeu est un mar­i­on­net­tiste, met­teur en scène et scéno­graphe argentin. Il a mis en scène en France plusieurs opéras. LES ABERRATIONS DU DOCUMENTALISTE a été présen­té aus­si à Brux­elles en juil­let 2000 dans le cadre des Esti­vales théâ­trales.

Ana Alvaro et Daniel Veronese diri­gent la com­pag­nie argen­tine El Per­iferi­co de Obje­tos fondée en 1989. Ils ont récem­ment créé CIRQUE NOIR (1996), ZOŒDIPUS(1998) et METHODE ( 2000 )

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Écrit par Ludovic Fouquet
Ludovic Fou­quet prépare une thèse sur Robert Lep­age et enseigne le théâtre à la fac­ulté d’Amiens. Il col­la­bore...Plus d'info
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15 Nov 2000 — «Cela peut paraître étrange mais c’est comme si la présence ajoutéedes marionnettes intensifiait la clarté de la musique. Plutôt que…

« Cela peut paraître étrange mais c’est comme si la présence ajoutéedes mar­i­on­nettes inten­si­fi­ait la clarté de la musique. Plutôt que de pos­er une bar­rière sup­plé­men­taire entre le spec­ta­teur et le chanteur, elle agit comme un…

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