Des pigeons, des rats et des cancrelats Galin Stoev et le chœur antique

Des pigeons, des rats et des cancrelats Galin Stoev et le chœur antique

Entretien avec Galin Stoev

Le 16 Oct 2003
ANTIGONE, stage dirigé par Galin Stoev au C.I.F.A.S. Photo de répétition Isabelle de Valensart.
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Choralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives ThéâtralesChoralité-Couverture du Numéro 76-77 d'Alternatives Théâtrales
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Invité par le Cifas1 dans le cadre d’Europalia Bul­gar­ie, le jeune met­teur en scène Galin Sto­ev a dirigé en octo­bre 2002 un stage théâ­tral inti­t­ulé Antiq­ui­té urbaine, qui por­tait sur la recherche d’optiques d’approche et de représen­ta­tion con­tem­po­raines de la tragédie antique. De cette ren­con­tre avec des comé­di­ens de son âge – belges, français et suiss­es – est né un pro­jet de créa­tion : ANTIGONE, à par­tir de l’œuvre de Sopho­cle. Actuelle­ment en répéti­tion à Brux­elles, dans les locaux de L’Escaut – siège du Cifas, nous prof­i­tons de ce voisi­nage pour deman­der à Galin Sto­ev sa vision de la choral­ité, puisqu’elle fait par­tie inté­grante de sa recherche artis­tique.

MARIE-LUCE BONFANTI : Galin, c’est la sec­onde fois, en très peu de temps, que tu te con­frontes à l’ANTIGONE de Sopho­cle, tant est grande ta fas­ci­na­tion – à tra­vers cette tragédie – pour le chœur antique et la dif­fi­culté qu’il y a à lui don­ner jus­ti­fi­ca­tion, donc vie, dans notre monde con­tem­po­rain où l’individu prime sur la col­lec­tiv­ité. Alors que les recherch­es de ces dernières années, menées au théâtre par les auteurs et les met­teurs en scène, tendaient plutôt à faire sur­gir une choral­ité de l’éclatement d’un per­son­nage unique et du mor­celle­ment de la per­son­nal­ité, toi, tu t’obstines à ten­ter de résoudre le chœur-foule, le chœur mul­ti­tude… Pourquoi en éprou­ves-tu la néces­sité, alors que depuis si longtemps, nos scènes en ont per­du le besoin ?

Galin Sto­ev : D’abord, je crois que le chœur n’a jamais com­plète­ment quit­té le champ de la représen­ta­tion. Bien sûr, avec la fin du théâtre antique, le chœur se perd, il dis­paraît de nos plateaux, du moins en tant que mul­ti­tude. Néan­moins, je pense que cer­tains aspects du chœur se retrou­vent et nous parvi­en­nent, au fil des siè­cles, dans les grands auteurs clas­siques et, cela, sous trois formes très dif­férentes : chez Shake­speare, où le chœur est représen­té par une seule per­son­ne ; dans Molière, le chœur transparaît dans le per­son­nage du « raison­neur », dont la parole est en réal­ité un com­men­taire ; chez Tchekhov – et les auteurs de cette généra­tion, Ibsen ou Strind­berg –, où les didas­calies pren­nent en charge la fonc­tion du chœur, en « com­men­tant » l’action. Trois options dif­férentes réu­nies par le même des­sein, la même volon­té de don­ner place à un regard extérieur, qui per­met de com­menter l’action en jeu et de la soumet­tre à un éclairage dif­férent, soi- dis­ant « objec­tif », de celui, « sub­jec­tif », que peu­vent lui don­ner les per­son­nages pris­on­niers de leurs pas­sions.

Mais dans ces trois options, plus jamais cette part n’est prise en charge par la mul­ti­tude. Donc, au fil des siè­cles, on a gardé l’idée de com­men­taire, mais l’on a renon­cé à la notion de mul­ti­tude.

Aujourd’hui, quand on veut représen­ter une tragédie antique, le traite­ment du chœur – de cette mul­ti- tude – pose ques­tion. Que fait-on de tous ces gens-là, qui par­lent en même temps pour dire la même chose et que l’on pour­rait aisé­ment rem­plac­er par un seul acteur, surtout selon nos actuels impérat­ifs de pro­duc­tion ? Et pour­tant, la tragédie antique se vide d’une grande par­tie de son sens, si l’on renonce au chœur-mul­ti­tude. Pourquoi ?

J’ai aus­si réfléchi sur la final­ité de « win­ner » du chœur antique : s’il y a un gag­nant dans la tragédie, c’est tou­jours le chœur, qui sort seul indemne des évène­ments épou­vanta­bles dont il est témoin. Ce qui veut dire que le chœur- mul­ti­tude est con­sti­tué d’une mul­ti­tude de « sur­vivants»… En cas de guerre ou de cat­a­stro­phe, les sur­vivants, ce sont les pigeons, les rats et les can­cre­lats. À par­tir de là, je me suis posé la ques­tion : qu’est ce qui fait que le chœur survit ? Sont-ils des pigeons, des rats ou des can­cre­lats ? Et je me suis dit, ce que parta­gent ces engeances et le chœur, c’est le fait d’être anonyme. Parce que dans le chœur, nul n’a un nom, vous ne vous appelez ni Créon, ni Antigone, ain­si vous n’avez pas de per­son­nal­ité et vous vous sen­tez en sécu­rité ou pro­tégé. L’anonymat vous enlève toute respon­s­abil­ité, vous ne devez jamais répon­dre de quoi que ce soit envers qui que ce soit. Dégagé de toute respon­s­abil­ité et pro­tégé parce que innom­mé, vous vous sen­tez comme dans le ven­tre de votre mère, avant même d’être né. C’est une image de votre vie pré­na­tale, du par­adis fœtal per­du. Et quand la cat­a­stro­phe vien­dra tout détru­ire, seuls sur­vivront les pigeons, les rats, les can­cre­lats… et, peut-être, les « pas encore nés », parce que non nom­més. Le chœur m’apparaît comme une espèce de parabole sur l’inexplicable, qui ne peut s’articuler sur des effets de ratio­nal­ité, qui ne saurait trou­ver son expli­ca­tion dans nos con­cepts sim­plistes, volon­taire­ment réduc­teurs, d’aujourd’hui.

À la lec­ture d’une tragédie antique, les par­ties les plus obscures, incom­pré- hen­si­bles et ennuyeuses, sont celles du chœur. Quand vous lisez une scène, vous com­prenez aus­sitôt la sit­u­a­tion : ils se déchirent, ils se haïssent, ils s’affrontent ; puis, quand arrive l’intervention du chœur, on se demande ce que sig­ni­fie son dis­cours, quel est le sens même de son inter­ven­tion. Du coup, j’en viens à pré­sumer que, pour un pub­lic antique, les par­ties du chœur présen­taient cette part d’incongruité qu’a, pour nous, aujourd’hui, MATÉRIAU-MÉDÉE de Hein­er Müller. On com­prend quelque chose, mais pas réelle­ment, on devine, on soupçonne un sens qui nous échappe, qui pour­tant se fau­file à l’intérieur de nous et résonne dans une part loin enfouie en nous… Je pense que le pub­lic ancien avait la même étrange sen­sa­tion, mélange de sat­is­fac­tion et d’irritation, face au chœur insai­siss­able.

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et Galin Stoev
Âgé de trente-trois ans, Galin Sto­ev est né à Var­na, en Bul­gar­ie. Diplômé de l’Académie Nationale des Arts...Plus d'info
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