Invité par le Cifas1 dans le cadre d’Europalia Bulgarie, le jeune metteur en scène Galin Stoev a dirigé en octobre 2002 un stage théâtral intitulé Antiquité urbaine, qui portait sur la recherche d’optiques d’approche et de représentation contemporaines de la tragédie antique. De cette rencontre avec des comédiens de son âge – belges, français et suisses – est né un projet de création : ANTIGONE, à partir de l’œuvre de Sophocle. Actuellement en répétition à Bruxelles, dans les locaux de L’Escaut – siège du Cifas, nous profitons de ce voisinage pour demander à Galin Stoev sa vision de la choralité, puisqu’elle fait partie intégrante de sa recherche artistique.
MARIE-LUCE BONFANTI : Galin, c’est la seconde fois, en très peu de temps, que tu te confrontes à l’ANTIGONE de Sophocle, tant est grande ta fascination – à travers cette tragédie – pour le chœur antique et la difficulté qu’il y a à lui donner justification, donc vie, dans notre monde contemporain où l’individu prime sur la collectivité. Alors que les recherches de ces dernières années, menées au théâtre par les auteurs et les metteurs en scène, tendaient plutôt à faire surgir une choralité de l’éclatement d’un personnage unique et du morcellement de la personnalité, toi, tu t’obstines à tenter de résoudre le chœur-foule, le chœur multitude… Pourquoi en éprouves-tu la nécessité, alors que depuis si longtemps, nos scènes en ont perdu le besoin ?
Galin Stoev : D’abord, je crois que le chœur n’a jamais complètement quitté le champ de la représentation. Bien sûr, avec la fin du théâtre antique, le chœur se perd, il disparaît de nos plateaux, du moins en tant que multitude. Néanmoins, je pense que certains aspects du chœur se retrouvent et nous parviennent, au fil des siècles, dans les grands auteurs classiques et, cela, sous trois formes très différentes : chez Shakespeare, où le chœur est représenté par une seule personne ; dans Molière, le chœur transparaît dans le personnage du « raisonneur », dont la parole est en réalité un commentaire ; chez Tchekhov – et les auteurs de cette génération, Ibsen ou Strindberg –, où les didascalies prennent en charge la fonction du chœur, en « commentant » l’action. Trois options différentes réunies par le même dessein, la même volonté de donner place à un regard extérieur, qui permet de commenter l’action en jeu et de la soumettre à un éclairage différent, soi- disant « objectif », de celui, « subjectif », que peuvent lui donner les personnages prisonniers de leurs passions.
Mais dans ces trois options, plus jamais cette part n’est prise en charge par la multitude. Donc, au fil des siècles, on a gardé l’idée de commentaire, mais l’on a renoncé à la notion de multitude.
Aujourd’hui, quand on veut représenter une tragédie antique, le traitement du chœur – de cette multi- tude – pose question. Que fait-on de tous ces gens-là, qui parlent en même temps pour dire la même chose et que l’on pourrait aisément remplacer par un seul acteur, surtout selon nos actuels impératifs de production ? Et pourtant, la tragédie antique se vide d’une grande partie de son sens, si l’on renonce au chœur-multitude. Pourquoi ?
J’ai aussi réfléchi sur la finalité de « winner » du chœur antique : s’il y a un gagnant dans la tragédie, c’est toujours le chœur, qui sort seul indemne des évènements épouvantables dont il est témoin. Ce qui veut dire que le chœur- multitude est constitué d’une multitude de « survivants»… En cas de guerre ou de catastrophe, les survivants, ce sont les pigeons, les rats et les cancrelats. À partir de là, je me suis posé la question : qu’est ce qui fait que le chœur survit ? Sont-ils des pigeons, des rats ou des cancrelats ? Et je me suis dit, ce que partagent ces engeances et le chœur, c’est le fait d’être anonyme. Parce que dans le chœur, nul n’a un nom, vous ne vous appelez ni Créon, ni Antigone, ainsi vous n’avez pas de personnalité et vous vous sentez en sécurité ou protégé. L’anonymat vous enlève toute responsabilité, vous ne devez jamais répondre de quoi que ce soit envers qui que ce soit. Dégagé de toute responsabilité et protégé parce que innommé, vous vous sentez comme dans le ventre de votre mère, avant même d’être né. C’est une image de votre vie prénatale, du paradis fœtal perdu. Et quand la catastrophe viendra tout détruire, seuls survivront les pigeons, les rats, les cancrelats… et, peut-être, les « pas encore nés », parce que non nommés. Le chœur m’apparaît comme une espèce de parabole sur l’inexplicable, qui ne peut s’articuler sur des effets de rationalité, qui ne saurait trouver son explication dans nos concepts simplistes, volontairement réducteurs, d’aujourd’hui.
À la lecture d’une tragédie antique, les parties les plus obscures, incompré- hensibles et ennuyeuses, sont celles du chœur. Quand vous lisez une scène, vous comprenez aussitôt la situation : ils se déchirent, ils se haïssent, ils s’affrontent ; puis, quand arrive l’intervention du chœur, on se demande ce que signifie son discours, quel est le sens même de son intervention. Du coup, j’en viens à présumer que, pour un public antique, les parties du chœur présentaient cette part d’incongruité qu’a, pour nous, aujourd’hui, MATÉRIAU-MÉDÉE de Heiner Müller. On comprend quelque chose, mais pas réellement, on devine, on soupçonne un sens qui nous échappe, qui pourtant se faufile à l’intérieur de nous et résonne dans une part loin enfouie en nous… Je pense que le public ancien avait la même étrange sensation, mélange de satisfaction et d’irritation, face au chœur insaisissable.