Pertinence et possibilités socio-politiques du théâtre

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Entretien

Pertinence et possibilités socio-politiques du théâtre

Entretien avec Thomas Ostermeier

Le 21 Avr 2004
Lars Eidinger, Falk Rockstroh, TiloWerner, Robert Kukulies et Thomas Bading dans LA MORT DE DANTON de Büchner, mise en scène de Thomas Ostermeier, Schaubühne de Berlin, 2001. Photo Arno Declair.

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Lars Eidinger, Falk Rockstroh, TiloWerner, Robert Kukulies et Thomas Bading dans LA MORT DE DANTON de Büchner, mise en scène de Thomas Ostermeier, Schaubühne de Berlin, 2001. Photo Arno Declair.
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Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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Bernard Debroux : Le théâtre, pour toi, est un forum, un lieu du débat poli­tique et social. Cette fonc­tion, ce rôle du théâtre a‑t-il encore un sens aujourd’hui alors que le débat poli­tique et social se retrou­ve plutôt à la télévi­sion ? 

Thomas Oster­meier : L’idée de théâtre que nous con­nais- sons en Alle­magne, en Europe, est née avec Less­ing et la « Ham­burg­er Dra­maturgie ». Au moment où l’aristocratie est dev­enue faible et que la bour­geoisie est dev­enue forte, on a créé une sorte de forum pour les débats. C’est avec l’émergence de la force de la bour­geoisie que le théâtre d’ensem­ble a été créé en Alle­magne. Main­tenant que la bour­geoisie devient faible, on met en ques­tion ce théâtre sub­ven­tion­né par l’État et par la société bour­geoise. Si on croit encore à l’utopie d’un État démoc­ra­tique, d’un État bour­geois, d’une société égal­i­taire, il faut l’utopie d’un groupe de per­son­nes, de magi­ciens, qui sont payés par la bour­geoisie pour qu’ils lui présen­tent un miroir d’elle-même et pour que les magi­ciens puis­sent pos­er la ques­tion du men­songe, des dif­fi­cultés, des cat­a­stro­phes, des struc­tures de la société dans laque­lle on vit. Si on partage un cer­tain cynisme, très matéri­al­iste, que l’on voit un peu partout aujourd’hui, on peut dire que le théâtre comme expéri­ence des « lumières », ça n’existe plus. Mon regard à moi croit encore aux « lumières », croit encore à la force du théâtre parce que la télévi­sion est telle­ment médiocre, parce que les vraies ques­tions ne sont pas posées à la télévi­sion, parce que les vrais cinéastes n’ont plus l’argent pour faire des films et ne trou­vent plus les pro­duc­teurs qui sou­ti­en­nent leur art. Ciné­ma et télévi­sion ne sont pas une vraie con­cur­rence car ils sont déjà telle­ment inté­grés à la maf­fia de l’économie. Nous, dans le théâtre, sommes peut-être une sorte de secte de vieux intel­lectuels qui croient encore et qui ont le priv­ilège d’être payés par l’État.

B. D. : Cette sit­u­a­tion va-t-elle dur­er ? Les poli­tiques vont-ils con­tin­uer à assur­er cet engage­ment pour le théâtre ou cela risque-t-il de s’arrêter ? 

T. O. : Il n’y a pas d’engagement des poli­tiques vis-à- vis du théâtre. Il y a juste un cer­tain con­ser­vatisme qui dit : si on ferme ce théâtre-là, il va y avoir un grand débat dans la ville. Ce n’est pas pop­u­laire car le séna­teur qui a fer­mé le Schiller The­ater en 1993 est devenu le Schiller Killer ! Tout le monde con­naît ce nom-là. C’est mau­vais pour les prochaines élec­tions. Mais il y a des excep­tions. Le séna­teur actuel chargé de la cul­ture est un très bon penseur, un bon intel­lectuel, mem­bre du par­ti social­iste ( ex-com­mu­niste de l’ex-RDA), mais il est sou­vent pris entre deux feux ( social-démoc­ra­tie et com­mu­nisme). Dans la généra­tion des jeunes politi­ciens de la plu­part des grands par­tis, surtout dans le nord de l’Allemagne, il n’y a plus un véri­ta­ble intérêt pour le théâtre. C’est un peu dif­férent au sud, à Munich, à Vienne où il y a une autre tra­di­tion théâ­trale. Ils n’ont d’ailleurs pas du tout de prob­lèmes avec le pub­lic.

Bar­bara Engel­hardt : Si le dia­logue avec le monde poli­tique est impor­tant, le dia­logue prin­ci­pal est avec le pub­lic. Quelles inter­ro­ga­tions et quelles ques­tions est-il néces­saire de se pos­er quand on veut faire le lien avec le pub­lic, quand on veut faire du théâtre l’agora, le forum d’un débat socio­cul­turel ? 

T. O. : Com­ment sur­vivre dans une sit­u­a­tion de pres­sion de plus en plus forte de l’économie ? Là est la ques­tion. Quand je par­le de la pres­sion économique, quand je dis com­ment sur­vivre, je ne par­le pas du théâtre. Je par­le des gens. Com­ment sur­vivre dans une pres­sion mon­strueuse de la pen­sée économique ? Tout ce qui est impor­tant, ce sont les choses que je peux compter. Même dans la vie privée, même dans l’amour, même dans les rap­ports per­son­nels, cette pen­sée devient intérieure. Puis-je avoir des enfants dans ma sit­u­a­tion pré­caire, si je suis chômeur ? Cet homme-là, cette femme-là, me donne-t-elle une cer­taine sécu­rité pour l’avenir ? Est-ce que je reste dans ma classe sociale ? Est-ce que je peux mon­ter ? L’inquiétude sociale est celle de toute une généra­tion. Ça com­mence avec la généra­tion des 35 – 40 ans. Si je ne trou­ve plus de tra­vail à cet âge-là, ça devient dif­fi­cile. Je vais faire par­tie du grand groupe des gens dont on n’a plus besoin. Cette inquié­tude très privée, très per­son­nelle, a beau­coup à voir avec une inquié­tude plus grande, l’inquiétude de la fausse idéolo­gie du néo-libéral­isme qui dit que tout est pos­si­ble grâce à l’économie de marché, comme on le laisse enten­dre aux États-Unis. C’est un men­songe de croire que le marché est acces­si­ble à tout le monde. Cela per­met à cer­tains de faire des affaires tan­dis que cela est inter­dit aux autres. Cette révo­lu­tion dans la pen­sée guidée par les gens qui se trou­vent autour de Rums­feld, Rice et Bush, cette révo­lu­tion con­ser­va­trice et néo-libérale signe le tri­om­phe du cap­i­tal­isme mafieux après la chute du Mur.

Obser­vons ce qui s’est passé en Irak où, 24 heures après l’attaque, on voit que Bush demande à Con­doleez­za Rice de trou­ver une preuve que Sad­dam Hus­sein était coupable. Comme on n’en trou­ve pas, il faut trou­ver des fauss­es preuves. Le fils alcoolique d’un père fou peut faire la bataille de son père pour que les gens autour de la table de famille voient que lui peut lever la tête vers son père ! C’est dép­ri­mant.

B. E. : Il y a eu une pre­mière crise il y a quinze ans qui était très présente et qui con­cer­nait le chô­mage des jeunes. Quand tu as com­mencé à faire du théâtre, tu étais très engagé vis-à-vis de cette sit­u­a­tion-là. Aujourd’hui, on observe dans ta pro­gram­ma­tion mais aus­si dans ton style de mise en scène que le pro­pos s’est élar­gi. Est-ce lié au fait de vouloir t’adresser à un pub­lic plus large et plus diver­si­fié ? 

T. O. : Cette généra­tion qui est entrée dans la vie pro­fes­sion­nelle il y a dix ans, quinze ans, se trou­ve face à une sit­u­a­tion où les ques­tions pro­fes­sion­nelles sont plus ou moins résolues, mais il reste une grande angoisse sociale car si je perds mon tra­vail, je ne perds pas seule­ment mon boulot mais aus­si la pos­si­bil­ité de pou­voir fonc­tion­ner sociale­ment. Je me sens en face d’une vie isolée. Il n’y a pas de vraies actions sol­idaires entre les chômeurs. Au moment où tu perds ton boulot, tu te trou­ves seul à la mai­son ; peut-être avec une famille autour de toi qui est stressée parce que tu es à la mai­son. Alors tu sors, et tu es seul dans la rue. Il n’y a pas d’endroits où tu peux t’asseoir et par­ler avec d’autres gens sans que ce soit payant. Si tu vas dans un café, il faut que tu payes ton café, et après une demi-heure tu t’en vas. Tu n’as plus la pos­si­bil­ité de t’exprimer. La seule pos­si­bil­ité de t’exprimer, c’est le tra­vail. Tu n’es plus ni créa­teur, ni penseur, il y a une sorte de dégra­da­tion men­tale. Tu te retrou­ves en face de la télévi­sion qui détru­it com­plète­ment ton cerveau. Tu n’as plus la pos­si­bil­ité de par­ticiper au monde tel qu’il est pro­posé aujourd’hui. Ce monde est un monde d’achat, où il faut une nou­velle voiture, des vête­ments à la mode, il n’y a pas d’autres propo­si­tions. Mais sans argent, tu ne peux pas par­ticiper à ce monde-là. Tout ça pro­duit une immense angoisse. Cette cat­a­stro­phe intérieure atteint presque toute la société.

Face à cette sit­u­a­tion, au théâtre, ça me donne la pos­si­bil­ité de m’emparer des textes anciens ( NORA d’Ibsen, LULU de Wedekind) parce qu’à la fin du XIXe siè­cle et au début du XXe siè­cle, on vivait une sit­u­a­tion d’inquiétude sociale assez sim­i­laire. Ibsen par­le de ça dans presque toutes ses pièces. Il y a aus­si cette inquié­tude, ce regard social chez Wedekind. Il y a pour nous le grand avan­tage qu’avec ce réper­toire clas­sique, on peut attein­dre un pub­lic plus large car il con­naît les textes et les auteurs. On essaye de par­tir de là pour porter un regard sur le monde d’aujourd’hui qui par­le de cette inquié­tude.

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Bernard Debroux
Bernard Debroux
Fondateur et membre du comité de rédaction d'Alternatives théâtrales (directeur de publication de 1979 à...Plus d'info
Barbara Engelhardt
Barbara Engelhardt est critique de théâtre et éditrice. Après avoir dirigé la revue Theater der...Plus d'info
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