Vivre sans foi ?

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Vivre sans foi ?

Le 13 Avr 2004
LE MAÎTRE ET MARGUERITE d’après Mikhaïl Boulgakov, mise en scène de Frank Castorf, Volksbühne de Berlin, 2002. Photo Thomas Aurin
LE MAÎTRE ET MARGUERITE d’après Mikhaïl Boulgakov, mise en scène de Frank Castorf, Volksbühne de Berlin, 2002. Photo Thomas Aurin
Article publié pour le numéro
Théâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives ThéâtralesThéâtre à Berlin-Couverture du Numéro 82 d'Alternatives Théâtrales
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1.

LA DYNAMIQUE des sys­tèmes de pro­duc­tion cap­i­tal­istes engen­dre un mou­ve­ment qui ébran­le toutes les valeurs sûres et toute sécu­rité. Non seule­ment les valeurs religieuses s’effritent, mais la « dis­so­lu­tion des patries et des familles » est à l’ordre du jour, comme le con­statait Karl Marx il y a déjà 120 ans.

La dis­so­lu­tion des patries, qu’on appelle aujourd’hui la mon­di­al­i­sa­tion, sem­ble être un proces­sus irréversible. Le cap­i­tal englobe tous les pays du monde dans ses cal­culs, l’entoure. Et per­son­ne ne peut dire où est le dessus ou le dessous, le début et la fin. Le cap­i­tal­isme est sans lim­ites, bien que pas infi­ni. Et la dis­so­lu­tion des familles pro­gresse, pas­sant de la grande famille à la petite famille, de la petite famille aux isolés et aux familles mono-parentales, pour aboutir finale­ment à son point final absolu, l’individu isolé sans racines et sans valeurs sûres. En ce qui con­cerne cette force destruc­trice de toutes les tra­di­tions par les forces pro­duc­tri­ces déclenchées par le cap­i­tal­isme, les pronos­tics de Marx ont été large­ment accom­plis. Mais sa thèse qu’une nou­velle société allait naître au sein de la société cap­i­tal­iste qui parviendrait à délivr­er l’humanité entière et à créer un par­adis sur terre n’a pas pu être con­fir­mée d’une façon empirique. Il s’agit prob­a­ble­ment, dans cette théolo­gie his­torique, d’un relent d’une pen­sée religieuse apoc­a­lyp­tique de Marx qui devait dis­paraître en rai­son de la dis­so­lu­tion de toutes les tra­di­tions telle qu’il l’avait prédite. La dis­so­lu­tion mon­di­ale de visions sûres du monde a fait dis­paraître aus­si la sienne. ( Qu’il soit con­sid­éré à la fin du siè­cle comme fon­da­teur tardif d’une reli­gion, dont la théorie de l’évolution his­torique est struc­turée comme une preuve ontologique de Dieu, comme l’a démon­tré le philosophe Karl Heinz Haag, sig­ni­fie qu’il est vic­time de la méth­ode théorique du matéri­al­isme his­torique qu’il défendait lui-même). Le marx­isme n’a pas résisté à son appli­ca­tion sur lui- même. Dans ce sens, Marx avait rai­son.

2.

Si Marx avait rai­son dans son analyse de la société et que, par con­séquent, sa théorie de l’émancipation devait échouer, cet échec est bien une preuve sup­plé­men­taire du manque de sérieux de la société de marché et de con­cur­rence, qui a per­du peu à peu non seule­ment toute base éthique, mais aus­si toutes les valeurs basées sur la théorie de la con­nais­sance. Les valeurs de rem­place­ment des vérités religieuses dis­parues à tra­vers les sci­ences ou les idéolo­gies poli­tiques se sont érodées d’une façon dynamique durant ce siè­cle. Un point d’Archimède pour des ori­en­ta­tions ou des critères fiables pour des vérités val­ables pour tous, et non triv­iales, ne se des­sine nulle­ment à l’horizon, d’autant plus que la notion de vérité a été sérieuse­ment dis­créditée par tant de « vérités » qui se sont révélé être des idéolo­gies crim­inelles ou des super­sti­tions sin­istres. Niet­zsche qui annonça la mort de Dieu se pen­cha égale­ment en toute logique sur la fin de la vérité. « Nous avons élim­iné le vrai monde, quel monde nous reste-t-il ? Le monde appar­ent ? Mais non, en élim­i­nant le vrai monde, nous avons égale­ment élim­iné le monde appar­ent. » Alors que pour le pau­vre Niet­zsche cette thèse pri­va ses pro­pres con­vic­tions de tout fonde­ment, elle ne sig­ni­fie plus du tout aujourd’hui la chute nihiliste dans l’abîme. La méth­ode inef­fi­cace de dis­tinguer entre le vrai et le faux, l’apparence et la réal­ité, a été rem­placée depuis Wittgen­stein et Luh­mann par les jeux avec la langue et des sys­tèmes de poésie automa­tique dont les valeurs sont réduites à l’orientation sur leurs pro­pres déf­i­ni­tions fonc­tion­nelles. C’est-à-dire que le théâtre qui crée son pro­pre monde à part avec ses règles pro­pres est rede­venu un par­a­digme. Après l’abolition du « vrai monde » et du monde « appar­ent », il ne reste que celui du théâtre. C’est pourquoi il est telle­ment impor­tant, mal­gré une cer­taine mar­gin­al­i­sa­tion.
Avec la notion de « théâ­tral­ité », des spé­cial­istes émi­nents des arts de la scène essaient de thé­ma­tis­er ce proces­sus et d’accorder ain­si aux arts de la scène un rôle clé dans les réflex­ions sur notre temps. Pas seule­ment pour obtenir des sub­ven­tions, mais aus­si parce que la théâ­tral­i­sa­tion de beau­coup de domaines soci­aux n’est plus à prou­ver.
Des procédés comme la tromperie, le jeu et le rit­uel devi­en­nent de sim­ples con­di­tions de fonc­tion­nement sans aucune impor­tance quant à la théorie de la vérité. Il n’est pas impor­tant que quelque chose soit vrai, mais que cela fonc­tionne.

3.

Il est touchant d’entendre le directeur de l’École Ernst Busch, Klaus Völk­er, lancer un appel dans le FAZ (Frank­furter All­ge­meine Zeitung) pour arrêter la théâ­tral­i­sa­tion du monde poli­tique et social et la réserv­er exclu­sive­ment aux scènes dont c’est la fonc­tion. Mais il n’arrêtera pas ce proces­sus, même cent ans après Brecht. Le théâtre doit accepter le défi que la scène tra­di­tion­nelle n’est plus qu’un lieu de représen­ta­tion par­mi beau­coup d’autres. Mais le théâtre en sa glob­al­ité reste le lieu priv­ilégié de réflex­ions – comme à l’époque baroque, mais en inver­sant com­plète­ment les choses. Alors qu’à cette époque, le théâtre reflé­tait le monde, aujourd’hui le monde reflète le théâtre. Alors qu’à l’époque, il devait servir à con­solid­er la foi en des vérités éter­nelles et des valeurs fon­da­men­tales, il sert aujourd’hui à con­stru­ire et à véri­fi­er des réal­ités pas­sagères, qui pour­raient être toutes dif­férentes demain, à réalis­er un jeu dont les règles restent tou­jours disponibles.

4.

« La foi la plus élevée est la foi en une illu­sion, dont on a com­pris que c’est une illu­sion. » Cette phrase car­ac­térise le prob­lème de garder la foi de n’importe quelle façon, dans les cir­con­stances d’un cap­i­tal­isme mon­di­al­isé. Sans se déjouer de soi-même, rien ne fonc­tionne plus. Cette phrase ne vient pas de Ghan­di, ni de Hitler, mais de l’arsenal spir­ituel de Wal­lis Stevens qui s’est fait un nom par l’organisation de sémi­naires pour entre­pre­neurs et man­agers. L’alternative de cette con­tor­sion s’appelle « Vivre sans foi » point d’exclama- tion, un slo­gan qui a per­mis à la Volks­bühne de réalis­er toute une sai­son. On peut y voir un cri con­tre le manque de mod­èles de l’époque con­tem­po­raine, mais aus­si une invi­ta­tion à jeter à la poubelle tout fon­da­men­tal­isme et à com­pren­dre sa vie comme une expéri­ence sans issue cer­taine. Ce qu’elle fut de tout temps.

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Carl Hegemann
Carl Hegemann est philosophe et dramaturge à la Volksbühne am Rosa Luxemburg Platz, Berlin. Il...Plus d'info
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