Du Théâtre de la Renaissance au Théâtre National
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Du Théâtre de la Renaissance au Théâtre National

Le 29 Oct 2004
Article publié pour le numéro
Le théâtre dans l'espace social - Couverture du Numéro 83 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dans l'espace social - Couverture du Numéro 83 d'Alternatives Théâtrales
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Entretien avec Jean-Louis Colinet

Jean-Louis Colinet a été créateur du Théâtre de la Renaissance et a réalisé diverses mises en scène dans des théâtres belges. En 1988, il devient directeur général du Théâtre de la Place à Liège et en 1999, directeur du Festival de Liège. Il est nommé directeur
du Théâtre National en mars 2004.

Alter­na­tives Théâ­trales : Ton par­cours com­mence par la créa­tion d’une com­pag­nie de théâtre action…

Jean-Louis Col­inet : Je ne sais pas si c était du « théâtre action ». En réal­ité j’ai com­mencé par une expéri­ence alors que j’étais encore étu­di­ant à l’INSAS. C’était le Fan­tas­tic-Sicil­ian-Musi­cal-The­atre-Club-Band. Cette créa­tion a été à l’origine des autres expéri­ences qui ont suivi. C était un tra­vail de créa­tion théâ­trale tout à fait par­ti­c­uli­er. A l’époque, c’est-à-dire au début des années 70, le tra­vail dans le champ théâ­tral européen était assez poli­tique. Tout ce qui était artis­tique ne pou­vait être que poli­tique. Mon tra­vail est né en réac­tion à une sorte de dérive intel­lectuelle petite-bour­geoise où il était de bon ton de pren­dre la parole pour la classe ouvrière et lui expli­quer quelles étaient les voies de son salut. Moi qui avais gran­di dans la com­mu­nauté immi­grée sicili­enne, il y avait là quelque chose qui me dérangeait pro­fondé­ment idéologique­ment. J’ai donc dévelop­pé cette expéri­ence qui avait un côté poli­tique mais cul­turel au sens qua­si eth­nologique du terme. Cette com­mu­nauté avait dévelop­pé un regard par­ti­c­uli­er sur la société mais aus­si une cul­ture spé­ci­fique, un mode de vie et d’expression qui étaient encore très liés au pays d’origine qu’elle venait de quit­ter. J’ai donc essayé de dévelop­per une expéri­ence théâ­trale qui soit pro­fondé­ment ancrée dans les modes d’expression de cette com­mu­nauté. Il s’agissait de tra­vailler à par­tir des pro­pos et du lan­gage de cette com­mu­nauté. Out­re ce car­ac­tère cul­turel et humain, c’était aus­si une expéri­ence poli­tique puisque le dis­cours, le champ de réflex­ion étaient liés au con­texte de crise économique qui pointait déjà. J’ai par la suite, mis en place des pro­jets sim­i­laires dans un autre bassin indus­triel impor­tant, la région lié­geoise. Ce que cette démarche avait de par­ti­c­uli­er, c’était qu’il s’agissait de per­son­nes qui ne pre­naient pas la parole à la place des autres, mais de gens qui après un long tra­vail de réflex­ion et de créa­tion s’exprimaient eux-mêmes. J’ai con­tin­ué dans cette voie jusqu’au moment où je me suis ren­du compte que cette démarche avait quelque chose de sys­té­ma­tique, de répéti­tif et qu’elle ne se renou­ve­lait pas. En regar­dant à ce moment-là le champ du théâtre, j’ai pen­sé que cette démarche, si elle avait pu être reprise par d’autres, aurait pu évoluer, don­ner lieu à une forme a‑typique mais nou­velle. Mais ce tra­vail n’a pas été investi par la suite par des artistes. Il a surtout été investi par des tra­vailleurs soci­aux qui ont vu dans le théâtre une façon d’exprimer des con­tenus. Ce théâtre en est alors revenu à un statut util­i­taire, un instru­ment d’expression. Cepen­dant les moments de théâtre les plus intens­es, les plus inouïs que j’ai vécus, c’est à tra­vers ces expéri­ences-là. Ça devait ressem­bler à cer­tains spec­ta­cles dans des sociétés moins évoluées, moins indus­tri­al­isées. Le pub­lic n’avait pas le sen­ti­ment d’aller au théâtre, mais bien d’aller à la ren­con­tre de quelque chose de pro­fondé­ment ancré dans sa pro­pre cul­ture. Les moments où le théâtre se trou­ve en lien si étroit et si puis­sant avec une société, une com­mu­nauté m’ont tou­jours fasciné. On par­le aujourd’hui d’un cer­tain retour du poli­tique dans le théâtre. C’est une chose en laque­lle je crois peu. Ou alors il ne l’a jamais quit­té. Je pense plutôt qu’on assiste aujourd’hui au développe­ment d’une mode, d’une ten­dance liée à ce que j’appellerais le théâtre du quo­ti­di­en. On cherche la théâ­tral­ité de l’anti-théâtralité en faisant, par exem­ple, jouer des per­son­nes qui ne sont pas acteurs, ou en dévelop­pant une dra­maturgie essen­tielle­ment liée à un regard sur le quo­ti­di­en. Mais faire jouer des dému­nis ou par­ler de leur quo­ti­di­en, ce n’est pas néces­saire­ment du théâtre poli­tique. Pour moi, un théâtre poli­tique, c’est un théâtre qui se donne pour objet de trans­former le monde. C’est un théâtre dans lequel la con­vic­tion, l’affirmation, l’engagement face aux ques­tions du présent occu­pent une place cen­trale.

Alter­na­tives Théâ­trales : Nous inter­ro­geons ici plus large­ment le théâtre et l’espace social. Quand tu arrives au théâtre de la Place en 1988, tu reprends la for­mule d’Antoine Vitez du théâtre éli­taire pour tous. Quelles seraient pour toi les car­ac­téris­tiques du théâtre éli­taire ?

Jean-Louis Col­inet : C’est un théâtre qui procède avant tout d’une exi­gence vis-à-vis de lui-même, qui ques­tionne ses pra­tiques, sa pen­sée. Le pire enne­mi de l’art, c’est la com­plai­sance. Je trou­vais cette for­mule mag­nifique et je l’ai employée parce que, en Bel­gique, l’idée d’un théâtre acces­si­ble, d’un théâtre ouvert au pub­lic, est sou­vent assim­ilée à un théâtre racoleur. Le théâtre éli­taire pour tous doit être un théâtre de haut niveau, d’aboutissement, de rigueur, de maîtrise, qui reste en lien avec la sen­si­bil­ité, les préoc­cu­pa­tions d’un large pub­lic.

Alter­na­tives Théâ­trales : Revenons à la for­mule « pour tous ». Nous savons qu’elle par­ticipe d’une utopie. Il a été abon­dam­ment démon­tré qu’une même caté­gorie sociale prof­ite des moyens con­sacrés au théâtre. Cela relève-t-il d’une sorte de fatal­ité ? Est-ce un mécan­isme social de repro­duc­tion qui reste inchangé ? Par le biais d’une autre poli­tique, serait-il pos­si­ble d’agir ?

Jean-Louis Col­inet : Évidem­ment. Du reste, il existe d’illustres exem­ples. Ain­si dans l’ex-URSS une très large par­tie de la pop­u­la­tion fréquen­tait assidû­ment les théâtres. Il faut sus­citer chez les gens le désir de la cul­ture. Et dans notre société, rien n’est fait pour cela. Il ne faut donc pas s’étonner que seule une élite intel­lectuelle fréquente les théâtres. Ce n’est qu’en don­nant aux gens ce désir de cul­ture qu’on peut élargir le pub­lic. Cela néces­site une poli­tique cul­turelle qui tienne compte de ça. Il y a pour ça essen­tielle­ment deux canaux : l’école et les médias. Ce sont deux espaces de com­mu­ni­ca­tion, deux espaces où se for­gent des valeurs, où se crée l’imaginaire des gens, où s’ouvre leur intérêt, leur regard sur le monde. C’est à l’école, dès le plus jeune âge. Et, c’est aus­si dans les médias, véhicule encore plus puis­sant. Si on optait rad­i­cale­ment pour d’autres atti­tudes en ces domaines, je suis con­va­in­cu que rapi­de­ment, le change­ment s’opérerait. Mais il s’agit d’un proces­sus qui dépasse large­ment le cadre du tra­vail des artistes ou des insti­tu­tions.

Alter­na­tives Théâ­trales : Quel pou­voir ont pré­cisé­ment les insti­tu­tions théâ­trales pour infléchir cette poli­tique ?

Jean-Louis Col­inet : Très lim­ité. A mon sens, il est pri­mor­dial que le monde artis­tique investisse le champ poli­tique. Les acteurs artis­tiques et cul­turels doivent s’engager, œuvr­er au sein même des lieux de déci­sion poli­tique. Il est utile que des artistes soient engagés selon leurs con­vic­tions et investis­sent les par­tis poli­tiques démoc­ra­tiques pour peser sur les déci­sions. Cette poli­tique est à l’évidence une cat­a­stro­phe dans la social-démoc­ra­tie. Per­son­nelle­ment je milite active­ment dans ce sens, mais j’avoue qu’un long chemin reste à par­courir.

Alter­na­tives Théâ­trales : Les horaires de spec­ta­cle, par exem­ple, ne cor­re­spon­dent pas aux horaires sco­laires. On a sup­primé les mat­inées sco­laires (qui con­dui­saient peut-être à l’échec)…

Jean-Louis Col­inet : Quand je dis désir de cul­ture, je ne pense pas seule­ment au théâtre. Pour repren­dre une for­mule bien con­nue je dirais qu’aujourd’hui, à l’école, étudi­er le sys­tème diges­tif de la vache sem­ble bien plus impor­tant que d’apprendre à appréci­er un quatuor de Haydn. On con­sid­ère que le sys­tème diges­tif de la vache est une chose essen­tielle, en revanche, analyser, décoder un chef‑d’œuvre de la pein­ture de la Renais­sance ital­i­enne est tenu pour super­flu ! On peut chang­er cela, mais c’est une déci­sion poli­tique sur laque­lle les insti­tu­tions cul­turelles ont peu de poids. Mais l’élargissement des publics n’est générale­ment pen­sé que sous l’angle quan­ti­tatif. Cet aspect est certes impor­tant, mais la ques­tion « quels publics fréquentent quels théâtres », la prob­lé­ma­tique du spec­tre social, me paraît tout aus­si cru­ciale. En out­re, un autre aspect est générale­ment nég­ligé, c’est celui du type de rap­ports qu’entretient un théâtre avec son pub­lic. C’est une ques­tion fon­da­men­tale. Ma volon­té, c’est de men­er avec le pub­lic une véri­ta­ble aven­ture artis­tique, de génér­er chez lui un véri­ta­ble désir d’ouverture, un réel plaisir de la décou­verte. Bien sûr, ce tra­vail a un prix. Sen­si­bilis­er des publics nou­veaux, dévelop­per ce tra­vail d’accompagnement requiert des moyens que nous n’avons pas ou dont nous ne pou­vons dis­pos­er qu’en réduisant les bud­gets de création.Mais cette ques­tion est pour moi un véri­ta­ble enjeu éthique et je compte ren­forcer cette action au sein du Théâtre Nation­al.

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Bernard Debroux
Co-écrit par Bernard Debroux
Fon­da­teur et mem­bre du comité de rédac­tion d’Al­ter­na­tives théâ­trales (directeur de pub­li­ca­tion de 1979 à 2015).Plus d'info
auteur
et Nancy Delhalle
Nan­cy Del­halle est pro­fesseure à l’Université de Liège où elle dirige le Cen­tre d’Etudes et de Recherch­es sur...Plus d'info
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