Le théâtre-action : champ social, moisson politique
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Le théâtre-action : champ social, moisson politique

Le 26 Oct 2004
Article publié pour le numéro
Le théâtre dans l'espace social - Couverture du Numéro 83 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dans l'espace social - Couverture du Numéro 83 d'Alternatives Théâtrales
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Lumière sur le réel, le théâtre n’est pas ce qu’il devrait être s’il laisse de côté la part d’ombre d’une société.

Croyez-vous vrai­ment que la pau­vreté soit seule­ment une ques­tion sociale ? Croyez-vous vrai­ment que la vio­lence à l’école soit juste un prob­lème sco­laire ? Croyez-vous vrai­ment que l’occupation des Forges de Clabecq relève essen­tielle­ment du judi­ci­aire ? Croyez-vous vrai­ment que tra­vailler — ou non — appelle exclu­sive­ment un traite­ment économique ? Croyez-vous vrai­ment que l’accès à la cul­ture pose unique­ment un prob­lème de prix d’entrée ? Croyez-vous vrai­ment que la spécu­la­tion moné­taire traduise une sim­ple prob­lé­ma­tique bour­sière ? Croyez-vous vrai­ment que les délo­cal­i­sa­tions par­ticipent seule­ment à l’ingénierie finan­cière ? Croyez-vous vrai­ment que l’égalité entre les êtres con­cerne essen­tielle­ment le partage des tâch­es ? Croyez-vous vrai­ment que l’organisation du pou­voir pub­lic soit juste une ques­tion d’élections ? Croyez-vous vrai­ment que l’intolérance et le racisme relèvent du seul traite­ment péd­a­gogique ? Croyez-vous vrai­ment que la guerre soit une sim­ple opéra­tion de police inter­na­tionale ? Croyez-vous vrai­ment que les géno­cides soient avant tout affaire de pul­sions de masse ? Croyez-vous vrai­ment que la destruc­tion des écosys­tèmes soit juste un prob­lème sci­en­tifique ? Croyez-vous vrai­ment que la pro­gres­sion de la mal­bouffe soit sim­ple­ment affaire de diété­tique ? Croyez-vous vrai­ment…

Si vous croyez tout cela, ne cherchez pas à savoir ce qu’est, et de quoi traite le théâtre-action. Ni qui sont ces gens de peu qui, dans les ate­liers de théâtre action, trou­vent dans cette démarche théâ­trale le lieu de leurs inter­ro­ga­tions sur le monde, par­tant et par­lant de leur réal­ité.

Et per­sévérez dans l’idée que les créa­tions nées de cette démarche théâ­trale sont à class­er dans le domaine du social, du socio­cul­turel, de l’éducation per­ma­nente, ou à la lim­ite, de la cul­ture « large­ment enten­due », mais pas du théâtre et surtout pas du théâtre poli­tique.

Parce que si, pas tout à fait con­va­in­cu par ce tour de passe-passe séman­tique et à défaut de pou­voir assis­ter à la cen­taine d’œuvres créées annuelle­ment dans les ate­liers et les com­pag­nies de théâtre-action, vous prenez le temps de par­courir les doc­u­ments qui en font état, il vous appa­raî­tra rapi­de­ment que si ce sont ces thèmes issus de l’espace social (ou citoyen) qui for­ment le fond des pro­duc­tions théâ­trales, c’est en haus­sant les ques­tions au niveau de l’interrogation poli­tique que les sit­u­a­tions et les mécan­ismes sont scrutés et « offerts en spec­ta­cle ».

Ce n’est pas que le théâtre-action veuille ignor­er la place qu’il a prise depuis plus d’un quart de siè­cle dans la vis­i­bil­ité des prob­lèmes impli­quant — et ayant par­fois reçu — des répons­es con­crètes par le biais d’une approche sociale, éduca­tive, etc.

Mais lim­iter cette démarche théâ­trale à un rôle d’éveilleur ou d’éclaireur de prob­lé­ma­tiques sociales — ce qu’il est incon­testable­ment — laisse com­plète­ment de côté ce que le théâtre-action porte de parole cri­tique, d’analyse des rap­ports de forces, des mis­es en lumière des mul­ti­ples formes de dom­i­na­tions, de mémoire des drames, des luttes, de la place d’une autre parole sur le monde, etc.

Évidem­ment, la matière n’est pas retraitée, digérée et ren­due par des dra­maturges recon­nus, affinée par des auteurs paten­tés, c’est venu en ligne directe du « vécu » des gens, de la matière brute des faits… Les cer­ti­tudes cul­turelles établies sont d’une telle morose monot­o­nie. Cepen­dant aujourd’hui, quelque chose est en train de chang­er et cette démarche, légale­ment recon­nue comme par­tie prenante de l’art dra­ma­tique pro­fes­sion­nel, tend à se mul­ti­pli­er.

Le théâtre-action bute il est vrai con­tre sa déf­i­ni­tion. Pas pour lui-même : il y a plus de vingt ans qu’il a défi­ni et fait recon­naître ses choix en matière de préoc­cu­pa­tions majeures — les thé­ma­tiques —, de publics — les pop­u­la­tions en dif­fi­culté cul­turelle et sociale,marginalisées, les lais­sés-pour-compte —, ses lieux de dif­fu­sion pri­or­i­taire — le tis­su des « petits lieux » —, ses principes de créa­tion — col­lec­tive —, et ses fonde­ments poli­tiques et philosophiques !1).

Pas pour lui-même donc mais pour ceux qui sont amenés à réfléchir ou décider en matière de poli­tique cul­turelle2. Sans doute est-ce là une ques­tion qui se pose à tout mou­ve­ment — artis­tique ou non — en dis­si­dence de la norme. Le prob­lème se com­plique toute­fois du fait qu’il ne se donne pas néces­saire­ment pour dis­si­dent, mais, pro­fondé­ment essen­tiel à la dynamique cul­turelle d’une com­mu­nauté, plutôt comme un retour à l’essence même du théâtre.

Le théâtre-action, est-il rap­pelé dans une récente pub­li­ca­tion de Cul­ture et Démoc­ra­tie3, est avant tout une démarche de créa­tion qui peut s’apparenter au théâtre des orig­ines, celui qui avait lieu sur les places publiques, où cha­cun pou­vait s’approprier la parole. Ces dia­logues publics per­me­t­taient aux com­mu­nautés de s’interroger sur leur futur, en con­vo­quant sur scène présent et passé de la cité.

L’espace de jeu des troupes du théâtre-action con­sti­tuées à l’origine de bénév­oles, s’est con­stru­it en marge du théâtre recon­nu : dynamique, reven­di­catif, et d’une cer­taine manière d’avant-garde, il n’a jamais con­sti­tué pour celui-ci un bien grand souci. Le mou­ve­ment du Jeune théâtre, à l’origine tout aus­si poli­tique que le théâtre-action, et qui revendi­quait sa place sur la scène insti­tu­tion­nelle, l’était bien davan­tage, du moins jusqu’à ce qu’il l’ait obtenue.

Le théâtre-action agaçait cepen­dant par­fois, et il énerve encore : quelle est cette manière de revendi­quer non une forme nou­velle (l’histoire du théâtre en regorge), non des lieux de théâtre (il s’est dès l’origine fait une règle de la décen­tral­i­sa­tion de la dif­fu­sion), mais une démarche qui oblige à repos­er la fonc­tion même de la cul­ture et ses pri­or­ités ?

Pour le théâtre-action, l’imagination au pou­voir des années 68, cela a d’abord con­sisté à bris­er le mur du silence que deux siè­cles d’embourgeoisement du théâtre — à l’exception presque unique du théâtre épique de Bertolt Brecht dans sa con­cep­tion orig­inelle — avaient para­doxale­ment con­stru­it entre scène et pub­lic, et, à l’exception du théâtre anar­chiste puis d’agit-prop, entre pub­lic et peu­ple.

La dra­maturgie pro­pre à la plu­part de ces spec­ta­cles, liée autant aux lieux qu’aux gens ren­con­trés, impli­quait en effet un tout autre rap­port au pub­lic, et brisant le qua­trième mur, générait ce qui allait devenir la dimen­sion essen­tielle du théâtre-action : la créa­tion théâ­trale réal­isée par les gens du quo­ti­di­en, et par­mi eux, les plus à l’écart. Avant Augus­to Boal, la salle mon­tait déjà ici sur scène.

Cette prox­im­ité du quo­ti­di­en et la pri­or­ité à un théâtre ren­du à la pop­u­la­tion sont sans doute deux aspects de la démarche qui con­duisent à ce qu’elle soit pen­sée aujourd’hui comme sociale.

Pré­cisons : il n’y a pas fon­da­men­tale­ment au sein des com­pag­nies, ni dans le chef des ani­ma­teurs, d’a pri­ori à l’égard du champ social et il n’est que de se référ­er à cet égard au nom­bre de parte­naires issus de l’espace social qui font appel aux pra­tiques du théâtre-action, la con­ti­nu­ité ou la récur­rence de leurs rela­tions qui en traduisent la qual­ité et leur con­fi­ance réciproque, l’éclosion régulière depuis plus de trente ans d’ateliers de créa­tion issus de pro­jets partagés entre com­pag­nies et asso­ci­a­tions, maisons de quartiers, de jeunes, d’accueil, des ONG, mou­ve­ments d’éducation per­ma­nente, forums soci­aux, CPAS, des cen­tres pour réfugiés… ou encore les for­ma­tions, les ren­con­tres de réflex­ion et de pro­jets, etc., qui con­stel­lent la vie du Mou­ve­ment.

Le prob­lème est dans l’image réduc­trice — con­sciente ou non, la dif­férence est min­ime — qui est ain­si don­née d’une dynamique de l’invention théâ­trale, forte­ment présente en com­mu­nauté fran­coph­o­ne belge, issue d’un proces­sus con­tinu visant à la par­tic­i­pa­tion active et publique de la frange la plus déshéritée d’une pop­u­la­tion à ce qui con­stitue l’essence même d’une cul­ture de la démoc­ra­tie, et donc pro­fondé­ment sinon explicite­ment de nature poli­tique.

Sans doute l’invitation faite ici par Alter­na­tives théâ­trales à décou­vrir le chantier de pra­tiques telles le théâtre-action, est-elle le signe d’une recon­nais­sance de leur présence dans les alter­na­tives artis­tiques con­tem­po­raines, mais encore étroite­ment mesurée en rai­son de — et en rela­tion avec — l’environnement social dans lequel elles se dévelop­pent. Dans les médias, lorsqu’il arrive que l’on par­le des spec­ta­cles de théâtre action, c’est à la page société. On s’en ferait une joie, si ce n’était là le symp­tôme d’une con­stante restric­tion men­tale qui touche davan­tage à l’identité sociale des par­tic­i­pants et des publics qu’aux spec­ta­cles eux-mêmes.

Cet a pri­ori réduc­teur n’est pas neuf en son principe, et prend des formes changeantes en fonc­tion de modes extérieures à la démarche de créa­tion : faire du théâtre pau­vre quand les futurs Vieux Jeunes (théâtres) pre­naient le chemin de l’esthétique et la direc­tion de plusieurs théâtres, être brechtien et austère quand les pro­duc­tions théâ­trales s’enamouraient de toutes les inno­va­tions tech­nologiques et spec­tac­u­laires, tra­vailler en créa­tion col­lec­tive quand la ten­dance générale était de recourir à la spé­cial­i­sa­tion des com­pé­tences, occu­per les rues quand les luttes y trou­vaient écho mais les aban­don­ner lorsque le théâtre s’y trou­vait trop asso­cié aux foires ou à l’exploitation touris­tique…

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Écrit par Paul Biot
Paul Biot est co-fon­da­teur d’une des pre­mières com­pag­nies de théâtre action ( la Com­pag­nie du Cam­pus), où il...Plus d'info
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