Lumière sur le réel, le théâtre n’est pas ce qu’il devrait être s’il laisse de côté la part d’ombre d’une société.
Croyez-vous vraiment que la pauvreté soit seulement une question sociale ? Croyez-vous vraiment que la violence à l’école soit juste un problème scolaire ? Croyez-vous vraiment que l’occupation des Forges de Clabecq relève essentiellement du judiciaire ? Croyez-vous vraiment que travailler — ou non — appelle exclusivement un traitement économique ? Croyez-vous vraiment que l’accès à la culture pose uniquement un problème de prix d’entrée ? Croyez-vous vraiment que la spéculation monétaire traduise une simple problématique boursière ? Croyez-vous vraiment que les délocalisations participent seulement à l’ingénierie financière ? Croyez-vous vraiment que l’égalité entre les êtres concerne essentiellement le partage des tâches ? Croyez-vous vraiment que l’organisation du pouvoir public soit juste une question d’élections ? Croyez-vous vraiment que l’intolérance et le racisme relèvent du seul traitement pédagogique ? Croyez-vous vraiment que la guerre soit une simple opération de police internationale ? Croyez-vous vraiment que les génocides soient avant tout affaire de pulsions de masse ? Croyez-vous vraiment que la destruction des écosystèmes soit juste un problème scientifique ? Croyez-vous vraiment que la progression de la malbouffe soit simplement affaire de diététique ? Croyez-vous vraiment…
Si vous croyez tout cela, ne cherchez pas à savoir ce qu’est, et de quoi traite le théâtre-action. Ni qui sont ces gens de peu qui, dans les ateliers de théâtre action, trouvent dans cette démarche théâtrale le lieu de leurs interrogations sur le monde, partant et parlant de leur réalité.
Et persévérez dans l’idée que les créations nées de cette démarche théâtrale sont à classer dans le domaine du social, du socioculturel, de l’éducation permanente, ou à la limite, de la culture « largement entendue », mais pas du théâtre et surtout pas du théâtre politique.
Parce que si, pas tout à fait convaincu par ce tour de passe-passe sémantique et à défaut de pouvoir assister à la centaine d’œuvres créées annuellement dans les ateliers et les compagnies de théâtre-action, vous prenez le temps de parcourir les documents qui en font état, il vous apparaîtra rapidement que si ce sont ces thèmes issus de l’espace social (ou citoyen) qui forment le fond des productions théâtrales, c’est en haussant les questions au niveau de l’interrogation politique que les situations et les mécanismes sont scrutés et « offerts en spectacle ».
Ce n’est pas que le théâtre-action veuille ignorer la place qu’il a prise depuis plus d’un quart de siècle dans la visibilité des problèmes impliquant — et ayant parfois reçu — des réponses concrètes par le biais d’une approche sociale, éducative, etc.
Mais limiter cette démarche théâtrale à un rôle d’éveilleur ou d’éclaireur de problématiques sociales — ce qu’il est incontestablement — laisse complètement de côté ce que le théâtre-action porte de parole critique, d’analyse des rapports de forces, des mises en lumière des multiples formes de dominations, de mémoire des drames, des luttes, de la place d’une autre parole sur le monde, etc.
Évidemment, la matière n’est pas retraitée, digérée et rendue par des dramaturges reconnus, affinée par des auteurs patentés, c’est venu en ligne directe du « vécu » des gens, de la matière brute des faits… Les certitudes culturelles établies sont d’une telle morose monotonie. Cependant aujourd’hui, quelque chose est en train de changer et cette démarche, légalement reconnue comme partie prenante de l’art dramatique professionnel, tend à se multiplier.
Le théâtre-action bute il est vrai contre sa définition. Pas pour lui-même : il y a plus de vingt ans qu’il a défini et fait reconnaître ses choix en matière de préoccupations majeures — les thématiques —, de publics — les populations en difficulté culturelle et sociale,marginalisées, les laissés-pour-compte —, ses lieux de diffusion prioritaire — le tissu des « petits lieux » —, ses principes de création — collective —, et ses fondements politiques et philosophiques !1).
Pas pour lui-même donc mais pour ceux qui sont amenés à réfléchir ou décider en matière de politique culturelle2. Sans doute est-ce là une question qui se pose à tout mouvement — artistique ou non — en dissidence de la norme. Le problème se complique toutefois du fait qu’il ne se donne pas nécessairement pour dissident, mais, profondément essentiel à la dynamique culturelle d’une communauté, plutôt comme un retour à l’essence même du théâtre.
Le théâtre-action, est-il rappelé dans une récente publication de Culture et Démocratie3, est avant tout une démarche de création qui peut s’apparenter au théâtre des origines, celui qui avait lieu sur les places publiques, où chacun pouvait s’approprier la parole. Ces dialogues publics permettaient aux communautés de s’interroger sur leur futur, en convoquant sur scène présent et passé de la cité.
L’espace de jeu des troupes du théâtre-action constituées à l’origine de bénévoles, s’est construit en marge du théâtre reconnu : dynamique, revendicatif, et d’une certaine manière d’avant-garde, il n’a jamais constitué pour celui-ci un bien grand souci. Le mouvement du Jeune théâtre, à l’origine tout aussi politique que le théâtre-action, et qui revendiquait sa place sur la scène institutionnelle, l’était bien davantage, du moins jusqu’à ce qu’il l’ait obtenue.
Le théâtre-action agaçait cependant parfois, et il énerve encore : quelle est cette manière de revendiquer non une forme nouvelle (l’histoire du théâtre en regorge), non des lieux de théâtre (il s’est dès l’origine fait une règle de la décentralisation de la diffusion), mais une démarche qui oblige à reposer la fonction même de la culture et ses priorités ?
Pour le théâtre-action, l’imagination au pouvoir des années 68, cela a d’abord consisté à briser le mur du silence que deux siècles d’embourgeoisement du théâtre — à l’exception presque unique du théâtre épique de Bertolt Brecht dans sa conception originelle — avaient paradoxalement construit entre scène et public, et, à l’exception du théâtre anarchiste puis d’agit-prop, entre public et peuple.
La dramaturgie propre à la plupart de ces spectacles, liée autant aux lieux qu’aux gens rencontrés, impliquait en effet un tout autre rapport au public, et brisant le quatrième mur, générait ce qui allait devenir la dimension essentielle du théâtre-action : la création théâtrale réalisée par les gens du quotidien, et parmi eux, les plus à l’écart. Avant Augusto Boal, la salle montait déjà ici sur scène.
Cette proximité du quotidien et la priorité à un théâtre rendu à la population sont sans doute deux aspects de la démarche qui conduisent à ce qu’elle soit pensée aujourd’hui comme sociale.
Précisons : il n’y a pas fondamentalement au sein des compagnies, ni dans le chef des animateurs, d’a priori à l’égard du champ social et il n’est que de se référer à cet égard au nombre de partenaires issus de l’espace social qui font appel aux pratiques du théâtre-action, la continuité ou la récurrence de leurs relations qui en traduisent la qualité et leur confiance réciproque, l’éclosion régulière depuis plus de trente ans d’ateliers de création issus de projets partagés entre compagnies et associations, maisons de quartiers, de jeunes, d’accueil, des ONG, mouvements d’éducation permanente, forums sociaux, CPAS, des centres pour réfugiés… ou encore les formations, les rencontres de réflexion et de projets, etc., qui constellent la vie du Mouvement.
Le problème est dans l’image réductrice — consciente ou non, la différence est minime — qui est ainsi donnée d’une dynamique de l’invention théâtrale, fortement présente en communauté francophone belge, issue d’un processus continu visant à la participation active et publique de la frange la plus déshéritée d’une population à ce qui constitue l’essence même d’une culture de la démocratie, et donc profondément sinon explicitement de nature politique.
Sans doute l’invitation faite ici par Alternatives théâtrales à découvrir le chantier de pratiques telles le théâtre-action, est-elle le signe d’une reconnaissance de leur présence dans les alternatives artistiques contemporaines, mais encore étroitement mesurée en raison de — et en relation avec — l’environnement social dans lequel elles se développent. Dans les médias, lorsqu’il arrive que l’on parle des spectacles de théâtre action, c’est à la page société. On s’en ferait une joie, si ce n’était là le symptôme d’une constante restriction mentale qui touche davantage à l’identité sociale des participants et des publics qu’aux spectacles eux-mêmes.
Cet a priori réducteur n’est pas neuf en son principe, et prend des formes changeantes en fonction de modes extérieures à la démarche de création : faire du théâtre pauvre quand les futurs Vieux Jeunes (théâtres) prenaient le chemin de l’esthétique et la direction de plusieurs théâtres, être brechtien et austère quand les productions théâtrales s’enamouraient de toutes les innovations technologiques et spectaculaires, travailler en création collective quand la tendance générale était de recourir à la spécialisation des compétences, occuper les rues quand les luttes y trouvaient écho mais les abandonner lorsque le théâtre s’y trouvait trop associé aux foires ou à l’exploitation touristique…

