Route à la campagne avec un arbre. Soir. Estragon (A), assis sur une pierre, essaie d’enlever sa chaussure. Il s’y acharne des deux mains, en ahanant. Il s’arrête, à bout de forces, se repose en haletant, recommence. Même jeu. Entre Vladimir (B). Venant des cintres une voix (AT) s’ébroue, puis parle.
AT : Quel regard portez-vous sur la place réellement occupée par le théâtre dans notre société ?
A : D’une part, la question semble sous-entendre qu’on adhère pleinement à une définition claire et reconnue par tous de ce qu’est le théâtre et de ce qu’est une société. J’avoue n’avoir signé aucun papier en ce sens. Je ne me dis jamais le théâtre c’est ça, la société c’est ça, et voilà donc le rapport entre celui-ci et celle-là. Ce qui ne veut pas dire que je ne m’interroge pas, que je ne réfléchis pas. J’ai des problèmes avec le théâtre, j’ai des problèmes avec la société. De manière générale, j’ai des problèmes, suffisamment pour ne pas céder à des définitions coulées dans le bronze. D’autre part, cette même question demande quelle est la place réelle du théâtre dans notre société. Elle induit que cette place serait possiblement fausse. J’aimerais suivre le raisonnement, mais ne le ferai pas pour les raisons évoquées : une définition de la société et du théâtre ne ferait pas de doute ; la place du théâtre dans la société, par contre, elle, serait douteuse. Je dirais que si la place du théâtre est douteuse, elle 1’est dans la mesure où les idées qu’on se fait du théâtre et de la société sont par trop arrêtées. Ce n’est pas jouer sur les mots. Je sais, pour le vivre chaque jour, à quel point ces définitions, le plus souvent tacites, ont toute leur importance. Je ne vis donc pas comme si elles n’existaient pas, j’en tiens compte. Mais si je me pliais d’emblée à ces définitions, pour toute réponse à ce questionnaire, je ne disposerais que de deux possibilités, soit celle de défendre ma coterie, ma passion ou que sais-je, de montrer à quel point j’y crois, soit celle d’admettre que la place du théâtre dans la société n’est pas fameuse. Ces sentiments, je peux les éprouver tour à tour ou en même temps. Je ne choisis pas. Je refuse de me plier.
B : Je m’attacherai quant à moi à la notion de « regard ». Certes, nous portons, depuis ce qu’il est convenu d’appeler « le théâtre », un regard sur ce qu’il est convenu d’appeler « la société ». Ce regard est bien entendu conditionné par 1’endroit d’où nous le portons, et bien sur nous portons également un regard sur nous-mêmes et sur le théâtre ou nous évoluons. Notre regard est également individuel en ce que ce sont nos subjectivités qui parlent, et non une prétendue objectivité. Mais déjà, nous portons un regard qui en fin de compte est un regard de 1’interieur de la société. Le fait que nous le portions du théâtre peut être un handicap, dans le sens où nous le portons d’un point relativement marginal. Nous portons un regard critique, bien sûr, comme tous les regards. Est-ce qu’on peut s’attarder à porter un regard bienveillant dès le moment où on porte un regard ? Si 1’on n’a pas de problèmes avec la société, on n’a aucun besoin d’y porter un regard, on s’y fond, on y adhère dans une belle béatitude, la question du regard ne se pose même pas. Le fait de porter un regard implique qu’on ait pris quelque distance avec 1’objet du regard, et qu’on ait eu donc quelque raison de le faire. La place réellement occupée par le théâtre dans notre société : la question sous-entend que la place réelle n’est pas celle qu’il est convenu de lui attribuer. Mais par qui ? Par le théâtre ou par la société ? Je ne suis pas sûr non plus que notre regard soit particulièrement objectif. Il ne peut être que revendicatif, de façon qui ne manquerait pas, à 1’extérieur, de paraître quelque peu corporatiste. Car le théâtre occupe, si nous tentons de déplacer notre point de vue et de le porter cette fois depuis la société vers le théâtre, une place relativement restreinte. Sur un plan sociologique, elle concerne une frange relativement réduite de la classe moyenne, et peut-être plus encore leurs enfants ; sur un plan politique, on a 1’impression qu’on ne sait trop qu’en faire, entre le défouloir et un vague prestige, mais qui n’ose même pas envisager d’entrer en compétition avec le voisin méridional — en aucun cas il n’y a une marque d’intérêt pour ce que la pratique théâtrale pourrait apporter à une identité culturelle à laquelle notre communauté aurait à se référer ; sur un plan budgétaire pour les ménages, il s’agit de se partager les 0,2 % consacrés au spectacle vivant. Le théâtre aime se considérer comme un débat de place publique. C’est louable de sa part, mais nous savons tous que la place publique n’est plus là. Donc, pour jouer le jeu de répondre à la question, c’est un regard désabusé.

