La sincérité comme fin du théâtre
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La sincérité comme fin du théâtre

Le 25 Jan 2005
Article publié pour le numéro
Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
84
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CERTAINS METTEURS EN SCÈNE ont des principes et pas de pro­jet théorique, ceux-là, de plus en plus nom­breux, tra­vail­lent sur la « sincérité » et lais­sent de côté la « vérité » si chère à leurs aînés. Priv­ilé­giant l’intuition, la sen­sa­tion au détri­ment du tra­vail dra­maturgique et de la prax­is, ils ont décidé d’oublier la pul­sion pour se réfugi­er dans l’instinctivité. L’art pour eux n’est plus extir­pa­tion mais déverse­ment, l’acteur n’assure plus de fonc­tion sym­bol­ique mais emblé­ma­tique.
D’une société où règne la loi du « tout se vaut — rien n’a de valeur » sauf l’humanitarité et son pen­chant philosophique qu’est le mielleux human­isme, ne pou­vait sur­gir que des formes artis­tiques bâtardes, déchirées entre le néoro­man­tisme à la française et le post-mod­ernisme, où tout dis­cours est défend­able s’il est sincère. Revê­tant les ori­peaux d’une tolérance voltairi­enne, le théâtre de la sincérité mod­i­fie l’adage « Je ne suis pas d’accord avec vos idées, mais je me bat­trai jusqu’à la mort pour que vous puissiez les exprimer » en « Je suis en accord avec toutes les idées, mais je sou­tiendrai jusqu’à l’apéritif tous ceux qui se bat­tront pour en défendre une en par­ti­c­uli­er ».
On l’aura com­pris, le théâtre de la sincérité, ses principes de sol­i­dar­ité, de tolérance, de bons sen­ti­ments est le fer de lance du « polit­i­cal­ly cor­rect », vague idéologique dévas­ta­trice aux États-Unis dont la ver­sion européenne fait fureur à Sara­je­vo et Goradze.
Les artistes qui tra­vail­lent « la sincérité » ont des principes. Le pre­mier, directe­ment inspiré de l’anthropocentrisme, décrète l’actocentrisme, c’est le comé­di­en, por­teur de l’action, moteur du spec­ta­cle qui est au cen­tre de l’univers théâ­tral, il est non seule­ment objet mais égale­ment sujet du spec­ta­cle. La scène devient le lieu cathar­tique où le comé­di­en s’exprime, se con­fie, tisse avec le spec­ta­teur des liens priv­ilégiés, celui du partage de l’expérience. Et qui dit échange, dit com­mu­ni­ca­tion.
Le théâtre de la sincérité con­sid­ère les arts de la scène comme médi­um des préoc­cu­pa­tions, réflex­ions, mots d’esprit de ses pro­tag­o­nistes. En un mot, le théâtre est lieu de com­mu­ni­ca­tion où rien ne se passe si l’émetteur n’est pas sur la même longueur d’onde que le récep­teur, si le lan­gage n’est pas issu d’une « con­sen­suelle » entre spec­ta­teur et acteur. On va donc, pour se com­pren­dre, utilis­er le lan­gage que tout le monde peut percevoir, le lan­gage du cœur, le par­ler vrai où tout est per­mis puisque même si des zones d’ombre appa­rais­sent, elles ne sont que la tra­duc­tion d’une pudeur à se con­fi­er trop avant à un pub­lic. La sincérité néces­site donc la dévi­a­tion de la pre­mière et prob­a­ble­ment seule réelle con­ven­tion du théâtre qui vient d’engendrer la vérité par le faux.
Tou­jours bal­ancé entre le désir d’être vrai pour engen­dr­er la vérité et la cul­pa­bil­i­sa­tion qu’engendre le laiss­er-aller à l’instinctif, le théâtre de la sincérité n’assume pas cette con­ven­tion qu’André Gide décré­tait être con­sti­tu­tive de l’art : le men­songe. De l’intéressante ques­tion de Piran­del­lo : « acteur ou per­son­nage ? », le théâtre de la sincérité fait « acteur ou être humain », on ne sait plus si l’acteur joue, si le spec­ta­teur est au théâtre, s’il peut réa­gir, plus rien n’est assumé ni assum­able puisque toute règle met­trait une bar­rière entre le spec­ta­teur et l’acteur, désig­nant ain­si le vrai du faux.
Le théâtre n’est plus lan­gage mais médi­um, l’art n’est plus fic­tion mais com­mu­ni­ca­tion, le réel n’est plus mul­ti­ple mais sub­jec­tif. Un petit tour d’horizon aurait per­mis à Jacques Lacan de rebap­tis­er le théâtre de la sincérité « théâtre de l’hystérie », puisqu’il repose sur le vieux principe du « désir du désir de l’Autre », c’est-à-dire sur l’abandon sys­té­ma­tique des prax­is lorsque celles-ci aboutis­sent à une représen­ta­tion, sur l’impossibilité de tenir une ligne artis­tique et théorique, sur le refus de con­stru­ire un dis­cours sur le théâtre.
Mais le théâtre de la sincérité est plus dan­gereux qu’il n’en a l’air, dégageant la ques­tion du sym­bol­ique en art (l’acteur n’est pas signe mais exem­ple), il refuse le poli­tique pour se réfugi­er dans la morale. Je dis bien morale car l’éthique comme ques­tion­nement de la morale est elle aus­si évac­uée par les démarch­es décré­tales d’un courant (prin­ci­pale­ment) esthé­tique qui ne prône qu’une seule valeur : la pro­jec­tion voire le trans­fert de l’être à l’Autre comme néga­tion des dif­férences et exal­ta­tion des équiv­a­lences.
Pous­sons d’ailleurs plus loin cette manie de la pro­jec­tion et dans le même temps notre com­para­i­son sincérité / hys­térie. Le théâtre de la sincérité a l’étrange et excep­tion­nel don de mimer les patholo­gies des autres courants, et ce sans com­plexe puisqu’à l’habitude tout se vaut. Grande aisance donc à s’emparer des esthé­tiques théâ­trales passées (mais en les vidant de leurs pro­pos poli­tiques, de leurs pro­jets théoriques) qui pour­raient faire penser au post-mod­ernisme qui décrète la fin de l’Histoire et des idéolo­gies et l’impossibilité d’inventer en art, à cette dif­férence près que le post-mod­ernisme affirme mal­gré tout une ligne théorique — certes grunge mais qui l’obligera à faire des choix, aus­si mai­gres soient-ils.
Le théâtre de la sincérité n’est même pas là-dedans puisqu’il s’affirme hors de l’art et en l’humain. Il con­fond l’histoire per­son­nelle, l’empirisme, la sen­si­tiv­ité acquise au cours du temps par ses acteurs et la fic­tion, l’essai, l’extirpation des vis­cères. Il est décidé à ce que l’art imite la nature, qu’il la mon­tre dans sa réal­ité la plus sincère afin que l’homme soit tenu en respect par sa « beauté ». Toute forme esthé­tique lui paraît donc bonne et util­is­able tant qu’elle fait vibr­er la petite corde sen­si­ble de cha­cun d’entre nous, tant qu’on peut s’y recon­naître et qu’elle puisse nous aider à con­stru­ire un avenir meilleur pour nos enfants. L’art pro­pa­gande du bon­heur, de la vie lisse, des images chro­mos, autant dire l’art devenu leçon de morale des­tinée à des enfants per­dus qui recherchent dés­espéré­ment le mes­sage, le pré­cepte ou la valeur juste qui guidera leur vie déprimée par la lucid­ité d’une époque où la sus­pi­cion est dev­enue l’écho des échecs passés, tel est le pro­gramme de ce nou­veau type de théâtre qui ris­querait bien d’être le théâtre de demain, si toute­fois un excès de sincérité ou de lucid­ité ne le pousse pas au sui­cide dans les prochains mois.

Ce texte a paru dans la revue « 1‘acte », pub­li­ca­tion de l’as­so­ci­a­tion « Pour une poli­tique du Jeune Théâtre », Brux­elles, 1994. 

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Jean-Christophe Lauwers

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