Le manifestant

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Le 31 Jan 2005

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Jean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives ThéâtralesJean Christophe Lauwers-Couverture du Numéro 84 d'Alternatives Théâtrales
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IL NE ME PARLERA PLUS : c’est une rai­son pour le faire enten­dre. Je ne ver­rai plus sa longue fig­ure de tige de jonc se bal­ancer au-dessus de moi, se pencher sur moi : c’est une rai­son pour le désign­er au regard. Ces propo­si­tions procè­dent de l’amitié et du regret. On les déchiffr­era comme une volon­té de nier la mort en ce qu’elle a de défini­tive­ment cru­el. Il y a des jours où on aimerait faire tourn­er à l’envers la roue du temps.
Si douloureuse que soit la perte, elle n’autorise pour­tant pas à porter à la con­nais­sance du pub­lic ce qui n’aurait de légitim­ité que dans la sphère privée. Je l’ai con­nu et fréquen­té pen­dant une dizaine d’années. Nous nous sommes ren­con­trés à l’INSAS. Mais, ici, quand je par­le de Jean-Christophe Lauw­ers, je par­le d’abord d’un écrivain et d’un homme de théâtre, d’un homme d’aujourd’hui.

Encore aux études, il veut créer un théâtre et tout est déjà là : les raisons, la vir­u­lence, la prise d’assaut. Le ton est d’emblée don­né :

« L’oc (…) fuse
Il détonne
Parce que par­mi les porcs
Il dépose sa vital­ité
comme un scan­dale et le scan­dale comme un fruit mûr
dans ce parc d’âmes laitières — lit­téra­ture pro­lixe,
coulis d’ego, trou­peau stéatopy­ge de ceux qui pré­ten­dront
tou­jours nous accoin­t­er, nous beur­rer dans leur crotte
— et qui pais­sent en paix à l’abri de leur con­science.
l’oc doit provo­quer leur débâ­cle stom­achique !
L’oc est la colle-à-mouche
c’est la cuiller à merde
le touilleur de cer­ti­tudes
la parole-con­tre
l’éplucheur de l’oignon méta­physique
l’équarrisseur de la Rai­son,
et le canon à patates du con­fort nihiliste. »
(Man­i­feste pour un oc de l’oc)

La pas­sion éructe. Elle cin­gle. Il ne s’agit pas, on l’aura com­pris, d’arriver dans la vie, de se trou­ver une planque qui flat­te l’ego, de faire l’artiste parce que ça dis­tingue. Il ne s’agit même pas de « devenir met­teur en scène » avec ce que l’idée peut recel­er de tra­jet bal­isé. La pas­sion réclame son droit à l’existence, c’est tout. L’entrée en théâtre de Jean-Christophe Lauw­ers est une immer­sion pro­fonde, une inten­sité qui se con­sume au vu et au su de tous dans et par l’écriture. Les mots se met­tent en parade, ce sont des feux d’artifice, ils veu­lent trouer la gri­saille par leur inso­lence. Il faut que le lan­gage fasse déjà percevoir un peu de cette flam­boy­ance qu’on réclame au théâtre. Le geste man­i­feste est bran­di comme un dra­peau dans la bataille.

La fonc­tion pri­mor­diale du théâtre ? « … provo­quer (une haine, un amour, un spasme, une transe, un orgasme, une petite mort, une grande mort, un moyen sui­cide, un éter­nue­ment, un can­cer, la peste, la foi, les foies…) ». (Pro-Saignum) Voilà le pro­gramme. Tout le monde est aver­ti. On s’embarque dans une affaire de vie ou de mort. Une affaire de survie pour Lauw­ers, pour le théâtre. Son ambi­tion est aus­si ample que cela : sauver le théâtre ! Il y a du romanesque là-dessous. La pos­ture du héros sal­va­teur est indé­ni­able­ment sol­lic­itée avec ce qu’elle a de bien­faisant pour celui qui s’y coule. On aurait tort pour­tant de ricaner sur la démesure de la tâche : je ne suis pas sûr que le théâtre soit en si bonne san­té qu’il ne faille pas se préoc­cu­per de sa prochaine dis­pari­tion. Et s’il ne meurt pas, il ne le devra pas aux seuls effets de la poli­tique cul­turelle, il le devra aus­si aux por­teurs de feu qui con­tre vents et marées veu­lent l’accomplir. L’accomplir sans jus­ti­fi­ca­tions, l’accomplir parce qu’ils ne peu­vent pas faire autrement ni autre chose. Le théâtre vit quand il s’inscrit dans une néces­sité. « Ce qui nous intéresse n’est plus de for­muler des mau­vais­es répons­es, mais de repos­er con­ven­able­ment les ques­tions indis­pens­ables à notre survie. » (Pro-Saignum)

Le théâtre est l’ennemi du loisir, du passe-temps, de la dis­trac­tion pen­dant les temps libres. Le théâtre n’est pas un hob­by, un vecteur sym­pa­thique de la com­mu­ni­ca­tion. Sa présence entêtée laisse flot­ter sur le monde de l’utilitaire et du fonc­tion­nel une réma­nence de sacré. Le mot ne doit com­porter aucune con­no­ta­tion de sac­ristie, et s’il y a de la proster­na­tion au pro­gramme, c’est seule­ment devant l’urgence de faire quelque chose de soi-même et du monde. La réso­nance sacrée sonne dans la par­ti­tion de Lauw­ers comme une inci­ta­tion à engager ses forces, toutes ses forces, ses forces sans restric­tions, sans économie, sans pru­dences, dans la bataille exis­ten­tielle. Plus claire­ment encore : « l’engagement artis­tique touche au sacré quand il devient la seule façon de con­fér­er du sens à cette étrange occu­pa­tion qu’on appelle vivre. » (Man­i­feste pour un oc de l’oc) La tran­scen­dance n’a pas déserté le monde si un peu d’art le fait encore respir­er. La cer­ti­tude qui meut Lauw­ers est là. Mais à peine ai-je écrit cela, que je le sens der­rière mon dos con­tester l’utilisation du mot “art”. Il est vrai que le mot “art” est un fourre-tout, une vir­ginité prête à porter qui peut cacher les des­seins les plus plats et les plus vils.

Le sacré de Lauw­ers n’est pas du côté de la cul­ture. Ses colères dis­ent que l’idée, que la cul­ture est plutôt la néga­tion du geste artis­tique, son embaume­ment, sa cas­tra­tion. Le sacré de Lauw­ers rejette le révéren­cieux, le bon goût, l’ineffable, le joli­ment céleste. S’il fal­lait point­er un mod­èle dans la lit­téra­ture dra­ma­tique, on pour­rait dire que c’est le Baal de Brecht dans les pre­mières scènes, quand, poète invité par la bour­geoise, il crache joyeuse­ment dans la soupe. Dans un mélange de timid­ité, d’effronterie et de mal­adress­es, le sacré de Lauw­ers veut faire scan­dale jusqu’à la naïveté. C’est d’abord un appel dés­espéré pour que les choses, la vie soient un peu moins plates. Et une ten­ta­tive émer­veil­lée pour rejoin­dre de grands devanciers, des vénéneux magi­ciens du lan­gage et de l’art, avec lesquels il puisse faire famille, dont il soit le reje­ton légitime.

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Écrit par Jean-Marie Piemme
Jean-Marie Piemme écrit pour le théâtre depuis 1986. Ses deux dernières pièces L’INSTANT et UNE PLUME EST UNE...Plus d'info
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