Pour bon nombre de spectateurs fidèles de l’Odin Teatret, Iben Nagel Rasmussen est devenue une figure emblématique. Peut-être incarne-t-elle dans la durée le projet d’exigence personnelle et d’autodiscipline d’Eugenio Barba ?
Iben est entrée à l’Odin Teatret en 1966 quand le groupe a été accueilli à Holstebro, dans une commune du Jutland danois de 20 000 habitants. Dans les premières années de cet exil géographique, de 1966 à 1974, Eugenio Barba est présent quotidiennement dans la salle de travail, et l’entraînement est particulièrement musclé. L’Odin bâtit les fondations de son théâtre-laboratoire. Eugenio Barba a toujours été reconnaissant envers les acteurs qui, dans l’ombre, ont construit l’Odin Teatret, et grâce auxquels il gagnera une reconnaissance internationale à partir de 1969 avec Ferai. En 1974, Torgeir Wethal (Norvégien, membre fondateur de l’Odin Teatret en 1964 à Oslo), rompu à l’acrobatie et qui occupe une place privilégiée grâce à la confiance particulière qu’il accorda à Eugenio Barba dès les premiers temps, décide de ne plus s’entraîner. À partir de 1971, Iben Nagel Rasmussen élabore un entraînement individuel à partir d’exercices nouveaux. C’est elle qui formera ensuite certains des jeunes acteurs : Silvia Ricciardelli et Toni Cots. Dans Min Fars Hus en 1972, elle révèle sa vitalité exceptionnelle d’actrice, sauvage, érotique, musicale.
D’autre part, Iben a toujours su imposer ses projets individuels au sein de l’Odin Teatret. Elle monte ses propres groupes d’acteurs : Farfa en 1980 (jusqu’en 1985) et Videnes Bro (Le Pont des vents) à partir de 1989. En ce sens, sa position est là aussi exemplaire de celle des acteurs de l’Odin Teatret : une grande individuation dans un esprit de corps.
Raphaëlle Doyon. — Le 10 novembre 1998, vous présentiez les acteurs de l’Odin à Bologne dans un séminaire intitulé Laboratoire pour un fantasme. Comment infiltrer la turbulence du théâtre dans le prochain millénaire. Et vous dites ceci : « Il y a plus de trente ans que je fais du théâtre avec Iben. Si elle me quittait, pour moi, ce serait une tragédie. J’espère que c’est aussi un peu comme cela pour elle. »
Pour de nombreux spectateurs de l’Odin Teatret, Iben est devenue à partir de Min Fars Hus en 1972 une actrice emblématique. Vous portez à Iben une affection toute particulière. Est-ce que vous pourriez nous expliquer comment s’est tramée cette relation entre elle l’actrice et vous, le directeur de théâtre-laboratoire et metteur en scène ?
Eugenio Barba. — Je ressens envers Iben un amour profond, et ce mot doit être compris dans toutes ses manifestations émotionnelles : d’abord attachement et affection, mais aussi plaisir de l’avoir à côté de moi quand je plonge dans l’exploration d’un nouveau spectacle ; gratitude pour les émotions qu’elle m’a données comme actrice ; orgueil de l’avoir inspirée à trouver son propre chemin de maître ; complicité pour les quarante années de rigueur, de découvertes, de liberté, d’aventures et de rencontres ; et aussi tendresse en voyant ses forces fléchir avec l’âge et sa volonté de ne pas céder. Cela dit, je dois avouer que je ressens cet amour envers tous les acteurs de l’Odin qui, pendant des décennies, ont partagé leur vie avec moi.
R. D. — C’est Iben qui a imposé à l’Odin en 71 un entraînement différent du training collectif que les acteurs suivaient — principalement celui que venaient enseigner Cieslak et Grotowski pendant les séminaires. C’est elle qui a cousu de nouvelles tenues de travail colorées pour ne plus porter les académiques noirs pendant le training. C’est elle qui, dans un premier temps en dehors de ses heures de travail à l’Odin, a formé les jeunes acteurs (par exemple Toni Cots et Silvia Ricciardelli) qui entreront ensuite à l’Odin Teatret. Elle a réalisé ces projets, puis vous les avez acceptés. J’aimerais avoir votre sentiment rétrospectif sur la façon dont les propositions « rebelles » d’Iben vont redéfinir certaines des orientations de l’Odin Teatret, et paradoxalement lui permettre de redécouvrir les motivations de sa démarche de théâtre-laboratoire ?
E. B. — Vous devez faire attention à ne pas oublier les détails qui sont décisifs pour saisir la dynamique intérieure de notre groupe, et surtout à ne pas confondre les effets avec les causes.
Il est incontestable qu’Iben ait eu une force innovatrice dans de nombreuses situations, et qu’elle a ouvert des perspectives inattendues quand elle a commencé à inventer des exercices. Mais de semblables perspectives avaient déjà vu le jour avec Torgeir Wethal, un des acteurs fondateurs de l’Odin Teatret ; il avait la capacité de transfigurer les exercices empruntés au training des acteurs de Grotowski. Torgeir avait fait éclater la carapace gymnique et matérielle des exercices, atteignant luminosité, incandescence, transparence. Il m’a fait pressentir que le training avait un sens profond que je n’étais pas encore capable d’appréhender. Ma prise de conscience, due aux résultats de Torgeir, concernait le versant « spirituel » des exercices, complémentaire à celui de l’organicité et de la présence scénique dont j’ai repéré les principes grâce à l’anthropologie théâtrale.
En réalité, pendant les premiers dix ans de l’Odin Teatret, c’est Torgeir, et en partie Else-Marie Laukvik, actrice elle aussi fondatrice de l’Odin, qui vont introduire les nouveaux acteurs au training de l’Odin, toujours sous ma supervision. En 1975, quand l’Odin atteint le faîte de sa popularité, nous sommes entourés de beaucoup de jeunes qui désirent s’unir à notre groupe. Iben insiste pour que nous nous ouvrions à certains d’entre eux, je fais la sourde oreille pour des motifs irréfutables : j’avais le nombre d’acteurs dont j’avais besoin, je ne pouvais pas assumer un fardeau pédagogique et économique supplémentaire. Augmenter le nombre des acteurs aurait fait éclater la dynamique du groupe dont l’effectif restreint était fondamental pour moi. Mais je proposai à Iben d’« adopter » des élèves à condition qu’elle en assume la responsabilité pédagogique et surtout économique. Iben « adopta » ainsi trois élèves. Or, cette solution n’a rien à voir avec la rébellion, plutôt avec la capacité de concilier des besoins très divers. Depuis le succès de Ferai en 1969, j’étais conscient que l’Odin pouvait durer seulement par la capacité paradoxale de se renouveler par des tremblements de terre. J’ai pensé que la proposition d’Iben pouvait générer ce type de tremblements de terre. En plus, tout de suite après, cette situation a aidé à résoudre de graves problèmes. Tage Larsen, un acteur que j’appréciais beaucoup, voulait se marier avec une jeune fille anglaise, Julia Varley, qui orbitait depuis quelques mois autour de l’Odin en s’efforçant d’y entrer. Je ne tenais pas à m’en occuper. Ainsi Tage aussi a pu « adopter » Julia, qu’il épousa aussitôt, tandis qu’Iben avait déjà « adopté » Toni Cots, avec qui elle vivait. L’« adoption » revitalisa les relations au sein du groupe, responsabilisa les acteurs plus jeunes (Iben et Tage), et surtout résolut un problème de vie privée. Grâce à l’« adoption », l’Odin a découvert sa nature endogame, qui a permis de toujours garder un noyau de couples, évitant en partie les désertions pour cause de problèmes familiaux.
Cette explication n’enlève rien à l’exceptionnelle générosité d’Iben et de Tage envers leurs élèves. Ils arrivaient à cinq heures du matin pour s’entraîner avec eux (tous les autres arrivaient à sept heures), et quand le travail se terminait environ vers cinq heures, ils continuaient. Ils les guidaient dans les méandres des relations et des règles tacites de l’Odin, savaient leur trouver des tâches pour les rendre utiles et les intégrer au groupe ; par-dessus tout, ils les protégeaient de mon « indifférence ».



