Il y a dans la vie des rencontres qui sont des tournants décisifs. Ces tournants nous demandent de prendre des décisions cardinales et nous aident à mûrir. J’ai d’abord franchi les étapes du parcours classique des comédiens russes : à l’issue du concours du Conservatoire, l’École Chtchepkine, j’ai été engagée au Théâtre Maly de Moscou. C’est au cours d’une tournée au Kazakhstan que tout a basculé. J’ai rencontré Gérard Conio, alors professeur de français à l’Université d’Alma-Ata, dans le cadre des échanges culturels. Ce fut le début d’une série de dilemmes qui m’ont chaque fois amenée à prendre des décisions. Ces tourments ont été bénéfiques, ils m’ont aidée à sortir des sentiers battus. Lorsque, après notre mariage, Gérard a été obligé de quitter l’Union soviétique, il a fallu que je tranche définitivement entre ma carrière et ma famille. J’ai choisi ma famille. Gérard a ensuite été nommé à Bratislava où je l’ai suivi. Là, j’ai créé une troupe de théâtre, j’ai donné des cours. Je montais des spectacles bilingues sur des textes d’auteurs russes.
Arrivée en France, même si la langue me manquait, je voulais continuer dans la création. J’ai eu la chance de rencontrer un metteur en scène d’origine russe, Jacques Livchine. Il a su s’accommoder de mes lacunes et j’ai fait plusieurs spectacles avec lui. On a noué une grande amitié. Mais j’étais gênée par ma relation au texte, je n’arrivais pas à trouver en français la même respiration qu’en russe. Les images ne me venaient pas comme lorsque je jouais en russe. Je pense que le vrai barrage a principalement été ma grande nostalgie. J’ai quand même continué. Après avoir monté deux spectacles dans lesquels je m’étais énormément investie, je n’en pouvais plus. J’ai décidé d’arrêter le théâtre, les cours, tout. C’est après avoir pris cette résolution que j’ai, de façon inattendue, rencontré Wladyslaw Znorko à l’occasion d’un dîner chez Edith Rappoport, alors directrice du Théâtre de Malakoff. La soirée a été très amicale et très « slave ». Puis le temps a passé. Quelques mois plus tard, Wlado m’a proposé de participer à un spectacle d’après L’Attrapeur de rats d’Alexander Grine. Redémarrer me semblait impensable. Surtout, je ne voulais pas faire de compromis. Pour moi, comme pour tout le monde en Russie, le théâtre est sacré. Même si on est salarié, ce n’est pas un métier : le théâtre, c’est ton credo, ta vie. En faisant des compromis, on s’épuise, on perd sa conviction, on se perd soi-même. Là-bas, je travaillais avec plusieurs metteurs en scène permanents au Théâtre Maly, ce qui était très enrichissant. Mais ici, en découvrant un autre système de travail, j’ai compris que je pouvais choisir. C’est la solution que j’ai adoptée : je ne voulais pas jouer avec l’un puis l’autre, courir à droite à gauche. Voilà pourquoi j’ai énormément hésité, je ne voulais reprendre qu’à condition d’un projet vraiment valable.
Je me souviens lorsque je suis arrivée à la gare de Grenoble. Wlado était avec Jean-Pierre Hollebecq et Patrice Goubier, ses compagnons de travail de longue date. Je me suis mise à leur parler de tout ce que j’avais lu afin de me préparer pour le spectacle, de la nouvelle, du destin d’Alexander Grine. Puis ils m’ont emmenée au théâtre où j’ai vu le décor qui était splendide. Si en Russie, on passe plusieurs mois à faire des lectures à table avant d’aller sur scène, sans le décor, chez Wlado on travaille dès le premier jour avec le décor, la lumière et la musique. Donc tout le monde travaillait, s’agitait, les comédiens transportaient des objets, mais aucun travail sur scène tel que j’y étais habituée. Je ne comprenais rien. Le deuxième et troisième jour, pareil. Je pensais que ce n’était pas possible, je me demandais ce que je faisais là. Je me sentais de plus en plus déstabilisée. Un jour, je suis entrée dans une pharmacie pour acheter des médicaments. Wlado y était. Je lui ai fait une vraie tirade ! Même si je ne l’ai pas formulé, j’étais prête à partir. Il a compris. Après, il nous a donné, à moi et à tous les comédiens, des thèmes d’improvisation, juste des petites choses. Cela a déclenché en moi des sentiments vrais, totalement mélangés, un peu comme un effet de catharsis. C’est-à-dire que tu as ta douleur, tes pensées propres et qu’elles sont transformées, transposées dans les propositions qu’il te donne. J’ai eu un sentiment très fort, je n’avais jamais pensé avoir une telle profondeur. Dans le théâtre de texte, on est emmené par le texte mais en même temps on se cache derrière lui. Là, on se fatigue beaucoup plus parce qu’on travaille sans filet, même si on a des jalons qu’on ne peut pas dépasser, comme la musique et la lumière qui nous cadrent. Tout de suite après ces improvisations, j’ai su que c’était « ça ». J’ai saisi que toute cette vie autour, les fêtes, les films qu’il nous montre, nous font partager son univers. Et c’est déjà le travail. À partir de là, une confiance et une croyance totales se sont installées.
En plus, je pouvais parler russe, le mélanger avec le français, garder mes fautes. Je pouvais conserver tout mon bonheur et mes douleurs en les traduisant dans les personnages qu’il me donnait et qu’on a inventés ensemble — parce que nous, les comédiens, nous devenons en quelque sorte « co-réalisateurs ». Je ne sais pas comment, mais il nous capte, il détecte ce qu’on est. Il aime la matière que nous sommes, il aime les gens, tous. Je pense qu’il nous perçoit mieux que nous ne nous comprenons nous-mêmes. Il n’a pas besoin de connaître tous les détails de nos vies passées parce qu’il travaille avec la matière du présent, dans le présent : on est là, à ce moment-là. Il y a quelque chose que je n’ai jamais vécu ailleurs : il parvient à nous ramener et à nous offrir des choses telles que, après, on vit autrement. On sort différent de ses créations, on pense différemment.

