STEFAN KAEGI est un nomade. Au fond, il est toujours en route. Et lorsqu’on le rencontre, il porte rarement une valise. La plupart du temps, il vit avec son sac jaune fluo tellement typique qu’il porte sur l’épaule, qui semble pratique, résistant à la pluie et aux tempêtes et qui est assez large pour contenir son matériel de travail et sa caméra — celle-là, il l’emporte toujours — et également les affaires de première nécessité. Il y a peu, on ne lui connaissait qu’une boîte postale à Francfort, maintenant Stefan Kaegi possède une chambre et une vraie adresse à Berlin. Mais le plus souvent, il est en voyage pour faire ses recherches et préparer ses différents projets théâtraux. De temps en temps, je reçois un e‑mail de Stefan me donnant son itinéraire détaillé, et il n’est pas rare que celui-ci prévoie, pendant un voyage de deux semaines, une ville différente chaque jour — Varsovie, Vienne, Budapest, Ljubljana, Sofia, Avignon, Bâle, Berlin, etc. Il semble trouver tout à fait normal ce que tout autre trouverait fatigant. Au fond, on pourrait se passer de cette liste avec son itinéraire car on peut toujours joindre Kaegi. Son bureau mobile fonctionne parfaitement via son téléphone portable (je ne veux pas savoir quelles sommes astronomiques lui sont facturées chaque mois), son ordinateur portable et son e‑mail. Le fait de voyager et d’être tout le temps en route fait partie de sa conception existentielle.
Stefan Kaegi est né à Solothurn, une jolie petite ville du centre de la Suisse. Après son baccalauréat, il commence des études à Bâle et à Zurich, puis il étudie les sciences théâtrales appliquées à Giessen. Ensuite, il commence son existence de nomade. Il est auteur et producteur de pièces radiophoniques, il réalise des pièces et des interventions de théâtre documentaire et y fait des performances, seul ou en différentes associations artistiques. En 1998, il fonde avec Bernd Ernst le label « Hygiene Heute » (Hygiène aujourd’hui) pour pouvoir introduire dans les théâtres des pannes et des « ready-made » théâtraux. Ainsi, ils ont accueilli soixante spécialistes pour le « congrès des conducteurs sans permis » au Kampnagel1 à Hambourg. Dans la visite audio guidée « Kirchner », les arrière-cours de Francfort, Giessen et Munich deviennent un décor de théâtre qu’on peut visiter. En juin 2001, plus de 70 vrais diplomates étaient en conférence dans le quartier des musées à Vienne sous le titre « L’Europe danse. 48 heures de congrès de cochons d’inde », à Mannheim, plus de 100 000 fourmis formaient, dans la galerie Exit Zeitraum, un « État. Un terrarium ». La dernière mise en scène de Hygiene Heute s’est passée pour le Tanzquartier àVienne, avec deux physiciens des particules avec leurs expériences (« Physique », 2003).
Depuis 2000, Stefan Kaegi collabore régulièrement et étroitement avec Helgard Haug et Daniel Werzel. Les trois se connaissent depuis leurs études à Giessen et ont formé le collectif artistique Rimini Protokoll.
Ils se sont fait connaître du grand public par une intervention théâtrale qui a failli ne pas avoir lieu. Dans le cadre de « Theater der Welt » (théâtre du monde), ils voulaient reconstituer dans l’ancienne Assemblée à Bonn un débat parlementaire de Berlin, avec 200 vrais citoyens de Bonn. Le discours politique devait être copié et mis dans la bouche du peuple souverain. Wolfgang Thierse, qui était alors le président du parlement fédéral, a craint pour la dignité du parlement et a interdit l’utilisation de la salle d’assemblée plénière (qui est pourtant louée à des firmes et à des associations de carnaval). Finalement, le projet a eu lieu dans un hall du Théâtre de Bonn, avec un écho médiatique spectaculaire.
Depuis lors, Rimini Protokoll a travaillé dans différentes villes, sur Les sujets les plus divers :à Luzerne en 2002, ils ont mis en scène cinq jeunes fous du tir sous le titre SHOOTING BOURBAKI. À Hanovre, ils ont permis au public d’observer le centre de Hanovre à travers 40 longues vues à partir d’un dixième étage (SONDE HANNOVER, 2002).
Dans DEADLINE au Deutsches Schauspielhaus de Hambourg, on avu cinq experts des méthodes de mise à mort en Europe centrale (spectacle invité au Berliner Theatertreffen en 2004). À Bruxelles, ils ont créé SABENATION, avec sept victimes de la faillite de la Sabena, qui a été jouée depuis lors dans toute l’Europe. Au printemps 2004, ils ont monté CALL CUTTA (avec le Goethe Institut et la Fondation fédérale de la culture), une visite guidée live par téléphone portable du quartier Kreuzberg de Berlin, à partir d’un call center en Inde. Le portable guide les visiteurs à la découverte de leur propre ville, avec la voix à l’accent indien d’un employé d’un call center de Calcutta — symbole de la délocalisation de milliers d’emplois allemands. La dernière expérience de Rimini Protokoll au Schauspielhaus de Zurich a été BLAIBERG ET SWEETHEART 19, une combinaison osée de personnes qui ont affaire médicalement aux cœurs (une femme avec un cœur transplanté, une technicienne des électrocardiogrammes) et de ceux qui cherchent par internet des âmes sœurs et des partenaires pour la vie.
Bien que tous ces projets de Rimini Protokoll sont toujours différents et variés, ils ont un point commun : ils ne vivent ni des comédiens ni d’un texte littéraire, mais du regard, à la fois précis et affectueux, porté à des spécialistes du sujet choisi, des experts du quotidien qui révèlent d’une façon admirable beaucoup de leur biographie et de leurs expériences. Ils sont les acteurs principaux de la soirée. Et, ce qui n’est pas évident, ils sont toujours protégés. Les hommes de Rimini Protokoll n’ont pas seulement un sens extraordinairement bien développé pour choisir leurs acteurs. Ils réussissent aussi à protéger ceux qui offrent tant d’eux-mêmes, à ne pas les exposer à la pitié ou au voyeurisme du public. Ce n’est pas quelque chose qui va de soi, et cela constitue la grande qualité de toutes ces mises en scène très différentes.
Il ne s’agit pas de reproduire simplement ou de dramatiser la réalité sur scène, mais de montrer la réalité dans une structure théâtrale, c’est-à-dire de montrer ce qui est théâtralité dans notre quotidien. Stefan Kaegi, Helgard Haug et Daniel Wetzel sont des documentaristes de la réalité. Ils ont inventé, au cours des dernières années, une nouvelle forme de théâtre documentaire
qui se nourrit du fait que des experts du quotidien, des « acteurs ready-made » comme ils les appellent, sont placés dans un contexte théâtral.
Au départ de chaque projet, nous trouvons donc non pas un texte, mais une idée conceptuelle et un travail de recherche minutieux et approfondi, qui n’est pas seulement basé sur la lecture de textes en relation avec le sujet choisi, mais surtout sur des rapports oraux et des interviews qui sont organisées avec des experts et des spécialistes. Ce qui rend très claire la démarche de départ : même si Le sujet est très vaste, Kaegi /Haug / Wetzel font des recherches des grands contextes mondiaux dans les situations individuelles en aiguisant le regard sur certains phénomènes et personnes. Le grand projet du monde se crée à petite échelle, mais semble parfois plus juste et plus exact qu’une réflexion générale.
Depuis l’époque de ses études, Stefan Kaegi travaille aussi comme artiste indépendant. Il a dès le départ noué de bons contacts avec le Goethe Institut, et la liste des villes où il a fait des mises en scène se lit comme la base même de sa vie de nomade : Buenos Aires, Cracovie, Bogotä, Säo Paulo. Il est intéressant de constater que la plupart de ses travaux individuels ont pour objet la mobilité, dans le sens large du terme, que ce soi du point de vue contenu ou formel : par exemple, les spectateurs audioguidés dans leur propre ville dans un bus, à moto ou à pied peuvent ainsi porter un regard nouveau sur des réalités de leur ville qu’ils pensaient connaître. Lors de la mise en scène TORERO PORTERO (2002), trois gardiens argentins qui avaient perdu leur boulot étaient placés dans la rue et racontaient leur histoire alors que les spectateurs les regardaient à travers une grande vitre, plaçant ainsi les spectateurs dans la perspective qui était celle des gardiens auparavant. À Buenos Aires, il a réalisé SENTATE. UN ZOOSTITUTO, avec cinq propriétaires d’animaux domestiques. À Graz, des DOLLY GRIP GRAZ — motos manipulées acoustiquement — traversaient la ville culturelle d’Europe. À Cracovie, ilaorganisé SKRÔT. KRAKAU FILES, un jeu de piste en forme de course-poursuite.



