Je pense qu’il s’est d’abord penché, ensuite il s’est agenouillé et après seulement il a trempé sa main dans l’argile, pour en enduire son visage. Mais il n’est pas impossible qu’après s’être agenouillé, il se soit recroquevillé aussi petit que possible, et qu’il ait immergé son visage directement dans le sol argileux. Je ne sais pas si Josef Nadj a agi ainsi, puisque je n’étais pas là. Mais je suis presque sûr qu’avec son visage plein de boue, il a jeté son premier regard dans la puszta où, à part quelques arbres solitaires et des oiseaux au vol errant, il n’a rien vu d’autre que l’horizon lointain, là où le Ciel et la Terre se rencontrent. Je ne sais pas non plus si il a embrassé la terre — car il aurait pu le faire -, puisque c’était de la terre natale de Bácska, mais ce que je sais, c’est que, quoiqu’il ait fait, c’était sûrement de la même valeur. Se tremper dans l’argile fait partie du rituel de purification dans la terre natale et, pendant ce temps-là, l’intimité qui se crée au cours de l’échange entre les éléments rend consubstantiels les deux corps, c’est-à-dire l’homme et la Terre natale, la Terre Mère. Et pour que notre visage soit argileux, il faut de toute manière se pencher jusqu’au sol, il faut se rapetisser, il faut faire des mouvements appropriés pour courber la colonne vertébrale, en un mot, il faut être humble.
Celui qui est humble avec les êtres célestes est doux avec les hommes. Dans l’Ancien Testament, on a exprimé les deux approches par le même mot : la signification de ‘’aNil est « pauvre, humble et doux » et provient du verbe SaFal, qui veut dire « être petit ». Mais déjà dans l’Ancien Testament, on a fait la différence entre le verbe et le sens actif et passif du substantif. Dans le sens passif, le mot signifie humilité. Il marque l’acceptation de la nature, l’obéissance divine, ainsi que l’abandon à la grâce de Dieu ; dans le sens actif, cela signifie douceur, et fait allusion au comportement vis-à-vis de ses semblables et non des êtres célestes. Par conséquent, celui qui est vraiment humble avec les célestes adopte avec les hommes un comportement patient, miséricordieux et indulgent ; il dirige avec douceur, et il réprimande avec une gentillesse calme et une modestie indulgente. Ce qui veut dire que ce qu’on représente par deux mots dans le Nouveau Testament, c’est-à-dire homme « d’un cœur doux et humble » (Mt. 11,29), signifie : humble envers les célestes, afin d’être doux avec les hommes.
L’humilité de Josef Nadj s’est manifestée envers les cieux sur le champ d’argile, mais elle est présente aussi dans la salle de répétitions et sur scène aussi. Il est presque perdu parmi ses co-créateurs. Pendant les répétitions, quand il travaille, pendant longtemps on n’entend presque pas sa voix. Toutefois, c’est lui qui dirige, qui mène. Il ne recourt pas à la force avec ses danseurs, ce n’est pas avec la parole du pouvoir qu’il gère ses acteurs. Dans les chorégraphies, il est l’acteur principal, mais il disparaît parmi ses partenaires. Il reste souvent et durablement à l’arrière-plan, pour rendre plus grands ses compagnons. Il ne tend pas à tout prix à faire valoir sur scène ses conceptions de réalisateur, au contraire, il laisse humblement la scène se créer d’elle-même, avec les danseurs et acteurs qui y participent.
Et pourtant, le plus souvent, l’image de la scène qui naît s’est déjà formée préalablement dans sa tête. C’est que Josef Nadj réfléchit en image avant d’arriver dans la salle de répétition ; image qui engendre le déroulement de la scène au cours de la répétition, où lui-même pense aussi par son corps. Quand on décide de la dernière version de la scène, le cerveau joue un rôle, lorsqu’il faut fixer la cohérence, la proportion et le rythme de l’entièreté du texte Humilité, douceur, imagerie, corps et seulement après vient la raison – c’est la route que suit son théâtre.
Depuis les années cinquante, depuis que le concept de postmodernisme a surgi, on a défini de différentes façons l’essentiel du modernisme. Souvent à partir d’une perspective formaliste ou phénoménologique. Ceux qui considèrent que l’âge moderne prend son origine chez Platon et chez Aristote ne peuvent pas contourner l’ensemble des problèmes connexes ontologiques et se rendent compte en général que la caractéristique essentielle du modernisme est l’exclusivité progressive de la raison, laissant parallèlement à l’arrière-plan l’esprit, l’âme et le corps qui sont devenus précaires surtout durant les trois cents dernières années. C’est pourquoi le fait que Hans Jauβ range le théâtre de mise en scène (Regietheater) parmi le théâtre postmoderne provoque l’incompréhension. C’est que ce dernier est le faire-valoir violent d’une seule intention du metteur en scène par rapport à ce qui apparaît sur la scène de Josef Nadj. Ainsi, il faudrait plutôt considérer le théâtre de mise en scène comme un des premiers représentants du théâtre moderne.
Le propre du moderne est également que, pour le phénomène qui est résumé par le mot art, l’homme réagit dans le cadre de l’esthétique, qui est dû également à la domination exclusive de la raison. Le critique et l’esthète attachent un sens à lui-même à l’intérieur de l’esthétique sous prétexte de l’œuvre d’art, par le système inventé par lui-même et pour lui-même, et il n’attire pas dans son cercle de référence les éléments qui font parties de l’œuvre d’art, mais qui ne sont pas matérialisés dans l’œuvre d’art, c’est-à-dire l’existence humaine. En parlant des arts, il ne se rend pas compte qu’au fond il oublie tout ce qui se situe en dehors de l’esthétique.
Josef Nadj fait partie des créateurs peu nombreux, actuellement qui tiennent compte de la fin d’une période artistique, c’est-à-dire qu’il vit et crée de telle façon que dans ses motifs, il se déplace vraiment vers les racines archaïques de l’accomplissement. J’insiste : tout ceci se passe dans ses motifs, puisqu’en se tournant vers les auteurs les plus modernes comme Beckett ou Kafka, ce n’est pas un monde absurde qui se crée sur la scène. Si nous ne considérons que le contenu des représentations, nous pourrions l’appeler moderne, cependant pour ma part, sur la scène de Josef Nadj, il me semble plus important de voir ce que l’histoire porte, où l’histoire n’est que prétexte. Toutefois, chacune de ses représentations ne transmet pas uniquement des dimensions terrestres, mais ouvre aussi des perspectives cosmiques, dont les moyens ne sont pas uniquement le décor, la lumière ou les costumes, mais également la manière de jouer. Par exemple dans la représentation Le Vent dans le sac, constituée essentiellement de textes de Beckett et de Dante, nous pouvons voir des figures sans visages, réalisées à partir des tableaux de Magritte et de Bosch : des marionnettes dont le visage est remplacé par des sacs et des danseurs qui cachent eux-mêmes leur visages ou se mettent également des sacs sur la tête. Sans faire de déductions détaillées, je peux affirmer que du contexte de la représentation, il s’avère que le fait d’être sans visage rend visible l’esprit, pourtant ceci n’est pas caractéristique des textes de Beckett. Comme les acteurs de l’enfer alignés dans ce même spectacle ne représentent pas l’enfer, mais bien le spectacle joué avec l’idée de l’enfer, pour qu’à travers ceci aussi une perspective cosmique puisse se constituer.
Dans le spectacle Comedia Tempio, certaines scènes se relayent par les transformations des énormes murs de décors, provoquant chaque fois de nouveaux environnements. Après un certain temps, les espaces ainsi ouverts l’un après l’autre peuvent être considérés comme les différentes chambres du cerveau qui, s’introduisant dans les couches intérieures de la conscience, mènent le spectateur de plus en plus à l’intérieur de lui-même. Cependant, dans la dernière scène, l’espace mis à jour comme la chambre la plus centrale de l’intellect ne constitue pas la dernière chambre d’un monde fermé, mais au contraire, grâce au contexte du spectacle et à l’eau qui coule continuellement du mur, ouvre une perspective cosmique.
C’est là que se trouve l’oiseau de Kafka qui part dans le monde pour chercher sa propre cage. Dans l’œuvre de Josef Nadj, les oiseaux interviennent dans la création de perspective extérieure et non intérieure. Dans Sept peaux de rhinocéros, c’est un faucon qui arbitre des figures len lutte et dans Commentaires d’Habacuc, à la fin du spectacle un héron observe qu’après le mutisme de l’homme, des petits morceaux de pierre se joignent et se regroupent de nouveau en blocs de roche. Même l’oiseau de Woyzeck resté en cage ouvre une perspective cosmique.
La cosmologie de Josef Nadj est en même temps sa propre auto-définition. Comme il se rapporte à la matière, il se rapporte aussi à toute autre chose : aux objets, aux gens, au monde. Il fait partie des gens qui à partir des motifs ancestraux, aborde par lui-même la définition de soi et du monde. L’homme moderne définit d’abord le monde, en apprenant avec minutie les faits visibles en se plaçant dans le monde connu, alors que la tradition ancestrale parcourt le chemin à l’envers : l’homme commence la définition du monde par lui-même, et arrive au monde, à partir de l’immersion dans l’argile, à travers les arbres et les oiseaux, jusqu’à la rencontre de la Terre et du Ciel. Donc, si l’homme définit le monde à partir de lui-même, la première limite qui se trouve dans son chemin est lui-même. C’est justement pour éviter cela que la manière de voir moderne se tourne d’abord vers le monde, vers sa limitation,et ensuite s’y installe pour pouvoir reculer le terme de sa propre limitation. L’homme moderne, reconnaissant sa limite, essaie de la surpasser, et d’arranger son monde de telle façon que rien ne le rappelle à sa limite, alors que l’homme vivant selon les motifs ancestraux l’accepte et il aperçoit le monde comme une éclipse.
Oui, le modernisme de l’homme se révèle plus manifestement dans son rapport à toute sorte de limitation, ainsi dans sa position vis-à-vis de la mort. C’est que l’homme qui sait qu’il va mourir commet tout pour éloigner les pensées concernant cet acte ultérieur. Il fait tout pour ne pas sentir la précarité du corps et dans son complexe, il oublie son propre être lié à la plénitude. Il fait tout pour oublier que l’âme est éternelle, c’est pourquoi il oublie aussi de vivre sa vie selon l’âme. Dans sa peur de la mort physique, l’homme gâte son corps avec des actions compensatrices, ou même le fait souffrir, en espérant que son corps puisse franchir les limites de la finitude. Il a inventé les instituts de beauté et les compétitions pour obtenir des records et oublier que son corps est limité. On peut comparer cela aux œuvres chorégraphiques capables de gérer le pour représenter la légèreté, la souplesse et la virtuosité du corps.
Le trait le plus caractéristique de Josef Nadj est peut-être son rapport à la limite, à la finitude, c’est-à-dire à la mort. Peut-être est-ce à cause de cela et à cause de son origine d’Europe de l’Est que les critiques ont établi un parallèle dès son apparition entre lui et le théâtre de mort de Tadeus Kantor. Pourtant, il découle de la cosmologie de Josef Nadj qu’il représente justement le contraire de son collègue polonais. Chez Josef Nadj, la mort n’est pas le manque de la vie, comme cela arrive souvent dans le cas des auteurs modernes. Ce n’est pas la définition de la vie, comme dans le théâtre de Kantor, où à travers des formes artistiques d’une qualité inférieure – comme il le résume — « la vie ne peut être retracée que par le manque de la vie, par l’appel à la mort, à l’aide du vide, par le manque du message ». Chez Josef Nadj, la mort ne signifie pas la finitude du corps, ce n’est pas le nihil, ni l’indifférence. Chez lui, la mort n’est pas représentée. Chez lui, la mort – justement à cause de sa cosmologie reconnue sur scène – est une part de la plénitude. C’est par la condition d’existence que l’existant se rend compte de la mort. Il ne l’oublie pas et il ne l’évite pas, mais il y est prêt. Chez lui, la mort n’est pas l’existence de la fin, mais l’existence s’acheminant vers la fin. C’est une existence en relation avec la mort qui, en acceptant le temps qui passe, prend acte de sa propre limite. Et comme dans son être il en tient compte continuellement, pour lui, c’est la capacité de l’existence. Le savoir-être se présente pour lui comme une force d’un créateur d’être, comme un enrichisseur d’être. Chez lui, la marionnette ne peut pas non plus être considérée comme autrement que participant à un environnement de créateur d’être. Selon cette perspective, les mannequins de Kantor en rappelant la mort se référent seulement à la vie, tandis que chez Josef Nadj, ils participent en tant que part de la plénitude en constituant l’existence.
Comme il a commencé la définition du monde par lui-même, il tient compte continuellement de la mort, il ne devient pas présomptueux et ne pense pas non plus qu’il soit le maître de l’existence. Et un homme de ce type accepte – comme le dit le grand philosophe allemand1 – qu’il n’est pas le maître de l’existence, mais son berger. Qu’il en soit conscient ou non, c’est pour ça qu’un tel homme peut être humble et doux. Kantor est allé au bord de la mer, pour diriger les vagues et le vent. Nadj s’est englouti dans l’argile de la puszta de Bácska tout en se penchant vers la terre. Il s’agit donc de deux points de vue opposés et non proches qui apparaissent en même temps à la limite de deux périodes à l’intérieur du monde théâtral. L’un est Kantor qui, au bord de la mer, voyant l’horizon, fait comme s’il dirigeait les éléments en tant que maître de l’existence ; et l’autre est Nadj qui, en tant que berger de l’existence, ne peut pas se permettre de ne pas se plonger dans l’argile, d’où il provient. Car l’humilité et la douceur sont des fruits naissant de la même branche de l’âme.
Traduit du hongrois par Katalin Jenei, revu par Myriam Blœdé.
- Martin Heidegger. ↩︎