LE 11 AVRIL 2006, après quarante-trois ans de clandestinité, Bernardo Provenzano, chef suprême de la Mafia sicilienne, commanditaire d’une centaine d’assassinats et reconnu coupable d’une cinquantaine d’autres, est arrêté dans une cabane isolée à quelques kilomètres de son habitation de Corleone, dans la région de Palerme. Au moment de son arrestation, il avait en poche des pizzini, petits messages écrits à la main, qu’il utilisait pour communiquer avec ses hommes et sa famille. Il portait autour du cou trois petites croix, et est sorti de son long mutisme uniquement pour demander sa Bible – celle-ci se révéla être en réalité son outil de communication par excellence, remplie de notes et de codes cachés.
Le 26 octobre 2006 a lieu la première représentation de LA BALLATA DELLE BALATE, au théâtre Montevergini de Palerme – lieu hautement symbolique, utilisé en 1989 pour le début du Maxi-procès contre la Mafia. Écrite, mise en scène et interprétée par Vincenzo Pirrotta, la pièce raconte l’histoire d’un homme en cavale, qui, dans sa cachette, récite un rosaire où « les mystères douloureux sont ceux de la passion du Christ, et les mystères joyeux (mystères d’état) sont ceux des cinq mille victimes de Cosa Nostra »1.
Vincenzo Pirrotta, avec Emma Dante et Davide Enia représentent le brelan d’as palermitain du nouveau théâtre italien. Ils affrontent, loin de tout cliché, le tabou de la Mafia.
Élève de Mimmo Cuticchio, Vincenzo Pirrotta est un héritier de la tradition des conteurs siciliens2 . Il s’inscrit dans la lignée des grands auteurs – acteurs monologuistes italiens. Auteur d’une trilogie, I TESORI DELLA ZISA (N’GNANZOÙ, histoires de mer et de pêcheurs, LA FUGA DI ENEA, LA MORTE DI GIUFÀ ), il écrit aussi à quatre mains avec Peppe Lanzeta, MALALUNA (prix E.T.I. 2004), où il raconte les villes de Palerme et de Naples. En 2005, il reçoit le prix de la critique comme meilleur auteur, acteur et metteur en scène émergeant, décerné par l’Associazione Nazionale Critici di Teatro.
Le travail de Pirrotta s’inscrit entre tradition et modernité. On y retrouve les racines culturelles
de sa terre, la Sicile, et en même temps le développement d’une recherche et d’une expérimentation dans l’écriture textuelle et scénique.
La Mafia de Sicile (appelée Cosa Nostra) n’est pas celle de Naples ( appelée Cammorra ) et depuis des années il n’y a plus d’amoncellement de morts dans les rues. Mais la paix relative qui existe aujourd’hui ne signifie pas que la Mafia n’existe plus ou n’opère plus. Giovanni Falcone, magistrat assassiné en 1992, affirmait au contraire que la diminution des assassinats n’était pas le signe d’un affaiblissement de Cosa Nostra, mais plutôt la preuve qu’elle s’était consolidée, ancrée dans les institutions et dans la société, qu’elle se partageait le gâteau, et donc, qu’elle était plus dangereuse.
LA BALLATA DELLE BALATE, que l’on pourrait traduire par La Ballade ( ou La Chanson ) des Pierres3 , n’est pas un spectacle documentaire sur la Mafia mais un long poème en sicilien, cruel, qui s’achève par une nette prise de position politique. Le spectacle interprété par l’auteur est accompagné par le musicien Giovanni Parrinello (la musique est toujours interprétée en direct dans les pièces de Pirrotta ).
L’inquiétante folie mystique d’un tortionnaire
La scène est dépouillée : une chambre avec une petite table, deux chaises, quelques cierges et un ostensoir. Un homme entre, il porte une couronne d’épines, et sur la poitrine une cocarde violette et noire, symboles de la congrégation des saints Joseph d’Arimathie et Nicodème. Il allume un cierge.
Dans un élan mystique, souligné par les rythmes des percussions, l’homme entame une prière qu’il répétera trois fois en embrassant dévotement la croix du rosaire :
Au nom du père et du fils et du Saint Esprit,
Oh Dieu vient me sauver, Seigneur vient vite à mon secours.
Comme il était au commencement, maintenant et toujours, et pour les siècles des siècles 4
Cette prière se déclinera ensuite en cinq « mystères », cinq étapes de la Passion du Christ.5
L’homme, seul dans sa cachette, se remémore les processions religieuses de son enfance et récite un chapelet. Mais dans sa prière, les mystères s’alternent et finissent par former un amalgame entre la Passion du Christ et la Passion du crime. On passe, en effet, sans transition, des Mystères douloureux (par exemple, la flagellation du Christ) aux Mystères que le tortionnaire qualifie de « joyeux » : le massacre de Ciaculli ( un des attentats les plus sanguinaires de la Mafia, en 1963, où sept carabiniers furent tués par une voiture piégée), ou encore l’assassinat du journaliste Mauro de Mauro ( en 1970 ), par exemple.
Le mafieux met ainsi en parallèle le martyr de Jésus et les terribles assassinats. Il admire le sang qui a coulé du cœur de Impastato, Terranova et Boris Giuliano (tous trois victimes de la Mafia) et observe avec souffrance le sang de Jésus :
Les plaies que tu portes sur ta poitrine sont des tourments dans mon cœur.
On se trouve face à un délire où mysticisme et violence se rejoignent presque naturellement, où la haine pour les victimes de Cosa Nostra cohabite avec un amour démesuré pour le Christ. La parole de Dieu et la parole brutale de la Mafia se confondent.
Au fur et à mesure de la pièce, les descriptions des meurtres se font plus précises, et tout Sicilien reconnaît dans les récits de cet homme des crimes historiques :