COMMENT ÉVOQUER le mot « risque », sans entendre en un lointain écho la froide mise en garde : « risque de mort » ? Dans un registre un peu moins dramatique, ce mot évoque, immanquablement, une déstabilisation de ce qui constitue notre identité : notre image, nos cercles d’amis, nos moyens de subsistances, la fidélité à nos promesses, notre représentation du monde et, en dernière instance, notre disparition. La toile fine sur laquelle se dessine notre « visage » est tissée par l’idée de la chute, de l’envol ou du passage.
En comparaison, le « risque théâtral » peut paraître dérisoire. Je ne parle pas, bien sûr, de ceux qui ont payé très cher, parfois de leur vie, la pratique du théâtre comme lieu de liberté de parole. Le risque dont il est ici question, si j’ai bien compris l’énoncé de Georges Banu, porte sur l’apparition de nouvelles formes, les conditions de leurs surgissements et des risques à prendre pour leur advenue. Avec le recul, il est toujours plus aisé de repérer les moments où des hommes ont marqué l’histoire du théâtre, même si le récit de ce marquage est souvent accompagné d’illusions d’optique ou de reconstitutions. Une chose est certaine, tous ces gestes portaient l’empreinte du refus, du bousculement de l’ordre esthétique ambiant, du besoin d’air et de printemps.
Nommer au présent ceux qui produisent de nouveaux balisages est une entreprise autrement difficile car la liste de ces ouvreurs peut sembler pertinente aujourd’hui, mais être rapidement démentie par le passage du temps ou la disparition soudaine des points aveugles de notre observation. Et pourtant, chacun est à même de se remémorer une représentation lui laissant une empreinte majeure ; moment particulier où il se trouve subitement délogé avec jubilation de ses propres référents. Comme si le lieu de la « joie » ne pouvait être que le mouvement et un fragile équilibre. Pour moi, ce fut une représentation du Bread and Puppet au festival de Nancy. Ce que je voyais sur la scène d’un très beau théâtre à l’italienne, transformé pour l’occasion en simple abri théâtral 1, était un cruel démenti à tout ce qui m’était enseigné à l’école de théâtre que je fréquentais alors. Point de scénographie, au sens où elle nous était recommandée par d’experts pédagogues, point de sophistication apparente dans le jeu de l’acteur, mais un puissant souffle de liberté était à l’œuvre. D’autres expériences de ce genre suivirent bien évidemment, et certaines sont encore très récentes. Mais cette « scène primitive » demeure un lieu d’observation incomparable. Pour la première fois, je voyais un théâtre en « liberté ». Un théâtre débarrassé de ses vieilles figures, de ses modes de pensées habituels, non par volonté de produire du nouveau, mais tout simplement pour répondre à la question que devrait poser chaque représentation : qui parle à qui ? Qui parle devant quelle assemblée ?
La question a l’air simple, mais pour y répondre il faut sans doute prendre le « risque de la liberté ». Ce risque se paie toujours au prix fort : la possibilité du naufrage, l’éventualité de la chute.
Nous savons bien que l’apparition de nouvelles formes ne relève pas du pur jaillissement individuel, mais d’une cristallisation de mouvements divers (esthétique, politique, philosophique). Néanmoins, cette venue de sang neuf est portée par deux énergies contradictoires : d’une part, la capacité de condenser « l’esprit » d’une époque et, d’autre part, la capacité de se dégager de ses pensées dominantes, de repérer ses raideurs et ses contentements. Sans ce tiraillement, cet écart douloureux qui est le lieu de travail d’une pensée libre, n’apparaissent que les masques convenus du moderne et de la nouveauté. Ces masques ont un nom en forme d’habillement : les effets de mode. Bien sûr, il est toujours plus facile de les voir portés par notre voisin que par nous-mêmes, car ils nous nourrissent et parfois nous réchauffent. Nul n’est certain d’y échapper. Il faut sans doute du talent pour mettre en œuvre cet écart, mais surtout de larges épaules et une liberté de penser peu commune.
Au moment de l’apparition du Bread and Puppet, l’esprit de l’époque se conjuguait avec cette longue lame de fond que nous pourrions appeler les figures de l’espérance d’un monde nouveau. Ces figures sont maintenant glissées sous le tapis et, pour certains, dans les replis de la nostalgie. Penser sans ces figures n’est pas chose aisée ; la terra incognita qui s’ouvre devant nous peut avoir l’allure d’un désert et nous faire rebrousser chemin vers des contrées plus confortables mais assurément, elles ne pourront produire que du ressassement des formes et des discours qui seront exposés, comme dans les grands magasins, aux rayons des nouveautés.
Certains modes de pensée 2 suggèrent que le support de l’espérance peut être un obstacle au déploiement de la liberté, à la captation du présent et à sa compréhension. Peut-être sommes-nous conviés aujourd’hui à penser et à agir en l’absence de ce support sans pour autant nous réfugier dans celui de la catastrophe et de l’anéantissement ?