Habiter le réel

Entretien
Théâtre

Habiter le réel

Entretien avec Frédéric Fisbach réalisé par Christophe Triau

Le 30 Juin 2007
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 93 - Ecrire le monde autrement
93

Christophe Tri­au : Cela fait une dizaine d’années que tu fais de la mise en scène, et comme tu as pris, en com­pag­nie de Robert Cantarel­la, la direc­tion du 104 à Paris, tu te trou­ves à la veille d’un temps où tu n’en feras pra­tique­ment plus. Avec le recul, com­ment analy­ses-tu ton par­cours ?

Frédéric Fis­bach : Il m’est diffi­cile de par­tir du moment où j’ai débuté la mise en scène, parce que mon par­cours de théâtre a com­mencé plus tôt, il y a une quin­zaine d’années. J’ai été acteur dans une aven­ture bien spé­cifique, celle de la com­pag­nie Nordey, tra­vail­lant sur un réper­toire con­tem­po­rain. Puis il y a eu un moment de bas­cule : j’ai eu envie de con­tin­uer autrement, et cet autrement est devenu la mise en scène. J’en avais déjà fait, mais « dans les coins » : de toutes petites formes, des spec­ta­cles pour enfants, des spec­ta­cles à installer partout, des travaux qu’on ne revendique habituelle­ment pas beau­coup mais qui, moi, m’intéressaient. Pass­er à la mise en scène, même si cela peut sem­bler être une rup­ture, était donc une con­ti­nu­ité. Cela ne voulait plus dire grand chose pour moi de con­tin­uer à jouer, j’étais allé au bout de mon aven­ture au sein de la com­pag­nie Nordey, j’avais vécu ce que j’avais à y vivre, et j’avais envie de repar­tir sur quelque chose de neuf, que je con­nais­sais sans con­naître : la mise en scène, et donc, surtout, la mise en place de pro­jets. Car c’est quand même cela qui, pour moi, est essen­tiel, c’est ce qui donne une cohérence à mon par­cours de met­teur en scène, si le réper­toire n’en donne peut-être pas. Il s’agit tou­jours de met­tre en place des pro­jets ; pas seule­ment des pro­jets de mise en scène, mais se deman­der ce qu’on se donne à vivre pen­dant plusieurs mois (générale­ment autour d’un texte, puisque je pars tou­jours de cela), et réu­nir un cer­tain nom­bre de per­son­nes autour de cette ques­tion. Ce qui m’intéressait, c’était l’idée d’aventure, d’un temps sin­guli­er qui ne serait pas un temps de repro­duc­tion d’une chose déjà con­nue, déjà tra­ver­sée, mais un temps de décou­verte, de curiosité… « Pour la pre­mière fois ».

C. T.: Ce « qu’est-ce qu’on se donne à vivre, à partager », pas­sait-il par la ques­tion : « avec qui ? »

F. F.: Bien sûr, car der­rière tout cela il y a évidem­ment d’un côté la ques­tion du spec­ta­teur (puisque tout cela n’a qu’un but, c’est d’aller ali­menter le spec­ta­teur, l’amateur de théâtre, d’art), et de l’autre celle des inter­prètes avec lesquels je tra­vaille. Sou­vent, même, j’ai co-réal­isé les pro­jets : Bérénice, mais on peut dire aus­si que Les Par­avents est une co-réal­i­sa­tion avec la com­pag­nie Youk­iza. La posi­tion du met­teur en scène – qui est sou­vent une posi­tion d’isolement –, je l’ai fréquem­ment partagée avec d’autres, avec bon­heur.

C. T.: Il y a sou­vent un élé­ment externe à ton iden­tité artis­tique qui déter­mine la nature du pro­jet. L’Annonce faite à Marie con­vo­quait des ama­teurs (même s’ils n’étaient pas au cen­tre du spec­ta­cle, leur présence en décalait la nature); Tokyo notes, même si dans le résul­tat final il n’y avait pas tant de Japon­ais que ça, est un pro­jet qui s’est fait avec le Japon ; Bérénice a été conçu avec Bernar­do Mon­tet, et donc la danse…

F. F.: La mise en scène, c’est de la mise en rap­port. Et il y a aus­si un par­cours intime qui se fait à tra­vers cela ; il y a un désir, qui se tra­vaille, puisque le désir, y com­pris celui de faire de la mise en scène, n’est pas quelque chose de don­né une fois pour toutes. S’il n’est pas réac­tivé au con­tact de l’autre, il tombe, for­cé­ment. Et en ce qui me con­cerne, ce désir est vrai­ment celui de se met­tre au tra­vail. Or sou­vent, l’étranger, l’inconnu, m’excite plus – ou dif­férem­ment – que le con­nu, le fam­i­li­er. Il y a donc tou­jours au moins un autre. Ce peut être des inter­prètes, mais sou­vent il y a encore une chose en plus : abor­der Les Par­avents avec l’art japon­ais de la marion­nette (et la sépa­ra­tion œil/oreille qu’il implique), abor­der Bérénice par le corps (et pas n’importe quel corps, mais un corps tra­vail­lé, écrit, par Bernar­do Mon­tet et ses inter­prètes), etc. C’est un peu dif­férent pour l’opéra, où il s’agit plus de com­man­des, mais cela peut y ressem­bler : pour For­ev­er val­ley, en retra­vail­lant entière­ment le livret avec Marie Redonnet, cela a été le désir de ren­con­tr­er l’auteur et de faire une adap­ta­tion à notre main, à Gérard Pes­son et à moi, en inclu­ant cet autre que je ne con­nais­sais pas, pour éclair­er une œuvre qui n’existait donc pas encore. À l’exception d’Agrippina, j’ai d’ailleurs tou­jours mis en scène des opéras qui n’existaient pas, puisqu’ils n’étaient pas encore com­posés au moment où j’ai accep­té. Et quand j’ai accep­té de faire Shad­ow­time, c’était aus­si parce que j’avais envie d’abor­der Ben­jamin, auquel je ne com­pre­nais rien, à tra­vers le regard de Bern­stein (le libret­tiste) et de Fer­ney­rough. C’était aller vers quelque chose que je ne com­pre­nais pas, via des com­pères que je ne con­nais­sais pas plus mais qui me don­naient un point de vue pour y entr­er.

C. T.: Tu dis qu’il y a eu des rup­tures, que ton par­cours est fait de péri­odes qui se suc­cè­dent et, en même temps, qu’il y a tou­jours eu une con­ti­nu­ité…

F. F.: On peut dis­tinguer deux choses : tout d’abord, on a tous une économie par­ti­c­ulière de l’existence, qui fait qu’on est plus ou moins « entre­prenant » – il se trou­ve que je le suis beau­coup –; et puis il y a mes goûts, le fait que j’évolue depuis des années et ai tou­jours voulu évoluer dans l’art. Cela aurait pu être une autre pra­tique, mais c’est passé par le théâtre pour dif­férentes raisons : la mise en jeu du corps, dans une écri­t­ure textuelle, la ren­con­tre avec les spec­ta­teurs, le sen­ti­ment de pou­voir éprou­ver la ren­con­tre avec l’autre de façon con­crète.
Mais cet esprit « d’entreprise », le désir de pro­pos­er des pro­jets, je l’ai tou­jours eu : je con­tin­ue le chemin, cela prend sim­ple­ment d’autres formes. Non pas que la ques­tion de la mise en scène soit épuisée pour moi, mais j’ai tou­jours eu la bougeotte, et je me dis que beau­coup d’endroits restent à décou­vrir. Je ne me suis jamais vécu comme quelqu’un qui ferait la même chose toute sa vie. Quand j’étais acteur, je savais très bien que cela n’aurait qu’un temps, quand j’étais met­teur en scène de même, et aujourd’hui que je par­ticipe à un autre pro­jet, je sais très bien aus­si qu’il y aura autre chose après, et que c’est tant mieux. C’est un par­cours : c’est la même per­son­ne qui se con­stru­it. Une œuvre est con­sti­tuée d’actions et de silences, d’action et d’inaction : Genet arrête d’écrire pen­dant six ans, puis pen­dant vingt ans – plus pré­cisé­ment, il arrête de pub­li­er, d’apparaître comme artiste. Peut-être que, d’une cer­taine manière, je con­tin­ue à chercher l’endroit où je serais pleine­ment en pos­ses­sion de mes moyens, et l’endroit d’où je pour­rais par­ler de ce qui con­stitue le monde dans lequel je vis aujourd’hui, le représen­ter, le ques­tion­ner… De plus en plus, se pose aus­si pour moi la ques­tion de la place de l’art – pas for­cé­ment de ma petite créa­tion à moi – dans le monde présent : en quoi c’est impor­tant, néces­saire, en quoi cela aide à vivre. Il s’agit alors de se met­tre à l’épreuve du réel ; d’aller au con­tact, de com­pren­dre, de décou­vrir des choses que je ne con­nais pas…

C. T.: Une des fonc­tions de l’art serait qu’il puisse nous aider à réin­ve­stir nos vies, le réel ?

F. F.: Comme met­teur en scène, j’essaye de tra­vailler sur les modes de la représen­ta­tion, puisque je pense que la ques­tion de l’art est tou­jours liée à la ques­tion de la représen­ta­tion. Com­ment on tra­vaille, quels signes et quels agence­ments de signes on choisit, qui redonnent au spec­ta­teur un espace de jeu, un espace qu’il peut inve­stir par sa com­préhen­sion – d’une cer­taine manière par son tal­ent d’interprète, lui aus­si –, pour en com­pren­dre quelque chose dont il peut avoir le sen­ti­ment que c’est uni­versel, et donc partagé ou partage­able, mais qui n’est pas for­cé­ment exprimé comme tel sur le plateau. Il y a donc un écart : en représen­ta­tion, j’essaye d’ailleurs de créer un écart entre l’émission (pour être prosaïque : la volon­té de « faire pass­er ») et ce qu’on entend. On sait bien que ce n’est pas for­cé­ment en essayant de bien faire pass­er que l’on fait le mieux enten­dre, mais qu’au con­traire c’est par­fois en étant en apparence extrême­ment fer­mé dans l’interprétation qu’on sus­cite une écoute poly­sémique. Il s’agit donc d’un tra­vail à l’intérieur de la représen­ta­tion. Pour cela, j’ai besoin d’un cer­tain type de spec­ta­teurs : il y en a qui fonc­tion­nent comme cela et d’autres non… D’une cer­taine manière, en prenant la co-direc­tion d’un lieu qui s’invente, j’essaie peut-être d’élargir le cer­cle de ces spec­ta­teurs-là. À l’intérieur d’un lieu qui a sa sin­gu­lar­ité – un lieu de pas­sage, qui accueille des artistes qui eux-mêmes accueil­lent des spec­ta­teurs pen­dant le temps où ils sont en train de créer –, j’essaye de sus­citer des curiosités et des com­préhen­sions par rap­port à la ques­tion de la représen­ta­tion, de l’art con­tem­po­rain ; de faire que, peut-être, des gens, face à des œuvres abouties, les envis­agent un peu dif­férem­ment. Le rap­port à l’art con­tem­po­rain est extrême­ment com­pliqué, parce que c’est un art qui évolue sans aucun repère ; on ne peut donc s’en remet­tre qu’à soi-même – et c’est diffi­cile, lorsque tout le temps on nous demande l’inverse. Être face à quelque chose qui nous échappe et se faire confiance, se dire qu’on est capa­ble d’en profiter : pour vivre mieux, exercer sa lib­erté, son regard, ses fac­ultés sin­gulières de voir le monde – à sa pro­pre façon et pas « à la façon de ».

C. T.: D’un côté, c’est un principe d’appropriation, et de l’autre c’est aus­si une ren­con­tre avec l’étranger, avec l’autre… Cela passe par une famil­iari­sa­tion, mais tout en devant garder quelque chose de l’altérité – pour qu’il s’agisse réelle­ment d’une rela­tion esthé­tique, dialec­tique, ten­due. Cela rejoint d’ailleurs ce que tu dis sur l’adresse au pub­lic : qu’il ne faut pas s’y soumet­tre com­plète­ment pour qu’il existe une cohérence, une exis­tence presque autonome de l’œuvre (qu’elle ne se réduise pas à un pro­duit). Com­ment lies-tu cela à ta volon­té con­stante, à Vit­ry comme au 104, de mon­tr­er le proces­sus de créa­tion au pub­lic ?

F. F.: À Vit­ry c’était dif­férent, parce que mon­tr­er le proces­sus, cela amène aus­si de créer autrement ; les propo­si­tions sont for­cé­ment trans­for­mées par le fait qu’elles se sont ouvertes à d’autres à un moment don­né – dans des moments de fragilité, de recherche…
Pour les spec­ta­teurs, cela peut être une façon moins impres­sion­nante d’entrer en rap­port avec l’art contem­porain, même s’il ne s’agit pas de leur don­ner un mode d’emploi. Il s’agit de créer des occa­sions de mise en rap­port avec la créa­tion, autres que la seule représen­ta­tion ou expo­si­tion ; de mul­ti­pli­er les sur­faces de con­tact, pour essay­er de dédrama­tis­er ce rap­port. Quand j’avais tra­vail­lé sur Maïakovs­ki, ce qui me pas­sion­nait dans le pro­jet des futur­istes russ­es, c’était le désir de met­tre l’art dans la vie, en allant même jusqu’aux objets du quo­ti­di­en… Même si ce sont le mar­ket­ing et le pack­ag­ing qui ont repris cette idée, elle demeure juste. La ques­tion de l’art est liée à la ques­tion de l’art de vivre. C’est la même ques­tion de la lib­erté, du choix de son mode de vie en dehors de toute forme préétablie.

C. T.: Ce spec­ta­cle sur Maïakovs­ki, Un avenir qui com­mence tout de suite, en 1997, a‑t-il été impor­tant dans ton par­cours ?

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Christophe Triau
Essayiste, dramaturge et est professeur en études théâtrales à l’Université Paris Nanterre, où il dirige...Plus d'info
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