Fragments de discours désireux

Théâtre
Réflexion

Fragments de discours désireux

Le 29 Avr 2010
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

« Désir­er, issu du latin desider­are, lit­térale­ment : cess­er de con­tem­pler l’étoile, l’astre »1

« LES MORALISTES qui dis­ent aux hommes : réprimez vos pas­sions, et maîtrisez vos désirs, si vous voulez être heureux, ne con­nais­sent pas le chemin du bon­heur. » « Mais sup­posons pour un moment que les pas­sions fassent plus de mal­heureux que d’heureux, je dis qu’elles seraient encore à désir­er, parce que c’est la con­di­tion sans laque­lle on ne peut avoir de grands plaisirs. » Madame du Châtelet, dans son DISCOURS SUR LE BONHEUR2 écrit au XVIIIe siè­cle, pré­con­i­sait la mod­éra­tion, l’indépendance et la san­té pour jouir pleine­ment des belles choses de la vie, notam­ment du savoir. Mais il en était une encore plus chère à ses yeux : « On voit bien que je veux par­ler de l’amour. Cette pas­sion est peut-être la seule qui puisse nous faire désir­er de vivre…». Ironie du sort, quand elle fut enfin remise d’une pas­sion avec Voltaire qui lui avait brûlé les ailes, et peu de temps après avoir ter­miné ces pages, Mme du Châtelet en con­nut une autre encore plus dévas­ta­trice, pour un jeune offici­er, qui causa sa mort…
De tout temps, la notion de désir a occupé l’esprit des philosophes, et depuis le XXe siè­cle, celui des psy­ch­an­a­lystes. Pour le théâtre, le sujet est béni. Trop vaste, nous avons choisi de présen­ter quelques frag­ments de ces dis­cours désireux : quelques représen­ta­tions des formes du désir sans foi ni loi3, sur les scènes con­tem­po­raines. Sans trop de tabous, comme des femmes et des hommes de « mau­vaise moral­ité »4, nous nous sommes demandés : le désir au théâtre, com­ment ça se par­le (se chante, se crie) ? Com­ment ça se joue et se met en scène aujourd’hui ? 
Au cours des siè­cles et des sex­es, les mots ont var­ié pour en par­ler ; les scéno­gra­phies et les mis­es en scène aus­si. De l’érotisme soft à la pornogra­phie, de l’effleurement aux « Amours chi­ennes », l’éventail est large.
Si la psy­ch­analyse nous apprend que l’objet du désir importe peu, L’ÉVENTAIL de Goldoni mon­tre à quel point cet objet fait longtemps tourn­er la tête des amants, avant d’être ren­du à sa sim­ple nature de chose.
Ce qui compte, sans doute, ce n’est pas l’objet du désir mais sa cause, la rai­son du manque : « Je ne suis pas là pour don­ner du plaisir mais pour combler l’abîme du désir », explique le deal­er de LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON de Bernard-Marie Koltès. Éric Vign­er a mis en scène ce sub­lime com­bat du désir et exploré d’autres ter­ri­toires de l’intime, depuis LA MAISON D’OS de Roland Dubil­lard, jusqu’à SEXTETT de Rémi De Vos, en pas­sant par Duras, Racine ou Genet.
Le cinéaste Christophe Hon­oré a mis en scène au théâtre ANGELO TYRAN DE PADOUE, de Vic­tor Hugo, en orches­trant la libido à qua­tre temps du mari, de la femme, de l’amant et de la putain, et leurs tyran­nies du désir.
Le met­teur en scène Guy Cassiers s’est cette foispenché sur le désir de vieil­lards japon­ais pour des jeunes filles sous nar­co­tique, en adap­tant pour l’opéra LES BELLES ENDORMIES de Kawa­ba­ta.
C’est égale­ment aux phras­es musi­cales du désir que la com­pag­nie Sen­ti­men­tal Bour­reau s’est attachée, en créant un TRISTAN ET… inspiré du TRISTAN ET ISEULT de Wag­n­er, et de l’idée que le regard amoureux est fécon­da­teur. Et l’amour, la plus pro­fonde des révo­lu­tions poli­tiques.
Quand des metteur(e)s en scène con­vient le désir sur leur plateau, Éros et Thanatos rôdent dans les par­ages : Chris­tine Letailleur5 et Gisèle Vienne ont mon­té LA VÉNUS À LA FOURRURE de Sach­er-Masoch, l’une avec des acteurs de chair et d’os, l’autre avec des man­nequins. Madeleine Louarn a adap­té un texte Dada où la société déraille et les pul­sions s’expriment avec une lib­erté inouïe. Trans­gres­sions, sado-masochisme, plaisir fétichiste, éro­tisme et désir de mort. Sade et Bataille ne sont jamais loin. Ces aven­turi­ers angois­sés de l’érotisme, explo­rateurs des con­fins du désir6, habitent vio­lem­ment cer­tains théâtres : les créa­tions de Jean-Michel Rabeux sont frap­pées du sceau de l’impulsion et de la féroc­ité ; Marc Liebens joue avec l’inceste et le can­ni­bal­isme amoureux… Bes­tial­ité et sub­lime.
Vital, le désir de sexe n’est ni pro­pre ni pur. Le désir du pou­voir et le pou­voir du désir ne le sont pas plus. C’est de son absence dont Arthur Nauzy­ciel témoigne à pro­pos de sa mise en scène de JULES CÉSAR de Shake­speare.
Les pul­sions n’appartiennent pas au seul monde des adultes. Fab­rice Melquiot et Emmanuel Demar­cy-Mota s’expriment sur le désir du jeune pub­lic, loin des clichés de l’innocence. Claude Régy, en mon­tant le long poème de Fer­nan­do Pes­soa inti­t­ulé ODE MARITIME, a con­vo­qué une mul­ti­plic­ité de désirs : de meurtre, de sen­su­al­ité, de dés­espoir et d’enfance aus­si. À l’image, sans doute, de l’auteur por­tu­gais et de son désir d’écrire au nom de tous ses autres moi, de ses hétéronymes.
Dans son spectacle/ per­for­mance BECOMING A MAN, Scott Turn­er Schofield revendique son « désir d’être un autre » en présen­tant les étapes de sa trans­for­ma­tion de femme en homme.
Enfin, Waj­di Mouawad nous trans­met son furieux et joyeux désir de pein­dre : comme une invi­ta­tion à pren­dre des bains de rouge et de bleu…
La liste des désirs et de ses tra­duc­tions scéniques n’est bien sûr pas close. Il appar­tient aux lecteurs de la com­pléter par leurs pro­pres sou­venirs, comme il appar­tient aux spec­ta­teurs de com­penser une attente sou­vent insat­is­faite. Dans son analyse con­sacrée aux désirs du spec­ta­teur, Yan­nic Man­cel nous incite à entretenir nos désirs de spec­ta­cle, en com­plé­tant L’ŒUVRE OUVERTE (Umber­to Eco) : « L’ouverture est la con­di­tion même de la jouis­sance esthé­tique ».

  1. Dic­tio­n­naire cul­turel en langue française, Le Robert, Vol­ume 1, p. 2324. ↩︎
  2. Madame du Châtelet, DISCOURS SUR LE BONHEUR, Pré­face d’Elisabeth Bad­in­ter, Rivages Poche / Petite Bib­lio­thèque, 1997. ↩︎
  3. Jean-François de Sauverzac, LE DÉSIR SANS FOI NI LOI, Lec­ture de Lacan, Aubier Psy­ch­analyse, 2000. ↩︎
  4. C’est-à-dire en doutant de la moral­ité des autres, d’après la Française dans HIROSHIMA MON AMOUR de Duras. ↩︎
  5. Voir l’article Du désir, on ne s’approche qu’en dansant
    Qua­tre mis­es en scène de Chris­tine Letailleur de Didi­er Plas­sard, en ligne sur le site d’Alternatives théâ­trales. ↩︎
  6. Jean-François de Sauverzac, LE DÉSIR SANS FOI NI LOI, Lec­ture de Lacan, Aubier Psy­ch­analyse, 2000, p. 21. ↩︎
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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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