Des « liens significatifs » : Luca Ronconi et les scientifiques

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Des « liens significatifs » : Luca Ronconi et les scientifiques

Le 25 Déc 2009

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Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 102-103 - Côté Sciences
102 – 103

EN MAI 2002, le paléon­to­logue, his­to­rien des sci­ences et biol­o­giste de l’évolution améri­cain Stephen Jay Gould décé­dait d’un can­cer ; il n’avait que 61 ans, et se trou­vait à l’apogée d’une vie pro­fes­sion­nelle extra­or­di­naire­ment active et d’une car­rière d’écrivain éton­nam­ment pro­lifique. Par­mi les nom­breux pro­jets dans lesquels il était impliqué avant que la mal­adie ait rai­son de lui, le plus intri­g­ant est peut-être une pièce de théâtre basée sur les écrits et l’autobiographie de Dar­win, dans laque­lle il incar­nait lui-même le grand sci­en­tifique – une sorte de one-man show, avec un sci­en­tifique dans le rôle d’un sci­en­tifique. J’ai lu une brève note sur ce pro­jet dans le Times Lit­er­ary Sup­ple­ment peu après la mort de Gould ; elle m’a intriguée car je n’avais jamais rien vu de tel dans l’histoire du théâtre et de la sci­ence. Il existe certes de nom­breuses pièces sur des sci­en­tifiques bien con­nus, comme LEBEN DES GALILEI (LA VIE DE GALILÉE) de Brecht, INSIGNIFICANCE (INSIGNIFIANCE) de Ter­ry John­son (Ein­stein), QED de Peter Par­nell (où Alan Alda jouait le physi­cien Richard Feyn­man) et TRUMPERY (TROMPERIE ; sur Dar­win et Wal­lace), ou encore d’autres sur Fritz Haber, Ernest Ruther­ford, J. Robert Oppen­heimer, Niels Bohr et Wern­er Heisen­berg, etc. Mais rares sont celles dans lesquelles un sci­en­tifique joue un sci­en­tifique, et dont le texte émane essen­tielle­ment de ces deux per­son­nages (Gould aurait retra­vail­lé et com­men­té Darwin).Il aurait été par­ti­c­ulière­ment intéres­sant de voir Stephen Jay Gould en Dar­win, étant don­né le rôle prépondérant joué par Gould dans le débat surnom­mé la « guerre de Dar­win ».

Ajoutez au duo dynamique Gould-Dar­win la veine du théâtre ital­ien et le met­teur en scène d’opéra Luca Ron­coni, du théâtre Pic­co­lo de Milan, et l’histoire n’en est que plus intri­g­ante. Ron­coni, qui a suc­cédé à Gior­gio Strehler au Pic­co­lo et dirigé aus­si bien des pro­duc­tions théâ­trales nova­tri­ces que de grands opéras à La Scala (Wag­n­er, Ver­di, Mozart) et à l’Opéra nation­al de Vienne, entre autres, affiche une longue et émérite car­rière de met­teur en scène. En 1999, il con­tac­ta Pino Donghi, chargé de la com­mu­ni­ca­tion des sci­ences à la fon­da­tion Sig­ma Tau, une organ­i­sa­tion à but non lucratif sise à Rome, fondée en 1986 « pour avancer la recherche, pro­mou­voir le pro­grès sci­en­tifique et cul­turel, et préserv­er les décou­vertes de la recherche sci­en­tifique », ce qu’elle réalise en par­rainant des « sémi­naires, col­lo­ques, con­férences, tables-ron­des et spec­ta­cles pour stim­uler et dif­fuser la cul­ture sci­en­tifique » (pro­pos tirés du site Inter­net : www.sigma-tau.it/eng/fondazione_sigma_tau.asp). Durant de nom­breuses années, Donghi a été le prin­ci­pal insti­ga­teur des expéri­ences nova­tri­ces du théâtre dans le domaine de la sci­ence ; il a con­tribué à porter à la scène des pro­duc­tions comme INFINITIES (INFINIS) et BIBLIOETICA, en col­lab­o­ra­tion avec Ron­coni. Donghi rap­pelle que « le fait même que Luca Ron­coni nous ait con­tac­tés et nous ait demandé de l’aider à réalis­er un pro­jet nous a plongés dans un état de con­fu­sion euphorique » 1. Ron­coni est con­va­in­cu que tut­to i rap­p­re­sentabile : il est pos­si­ble de représen­ter toute sorte de textes, même un texte sci­en­tifique. Comme il le racon­te, Ron­coni s’adressa à Donghi « pour ten­ter de com­pren­dre si l’idée de met­tre en scène un texte sci­en­tifique a du sens ». Il lui deman­da des sug­ges­tions, et Donghi lui pro­posa Gould, selon lui le sci­en­tifique idéal pour faire « une série de con­férences ou d’entretiens imag­i­naires » 2.

De jan­vi­er 1999 à début 2000, Donghi et Gould cor­re­spondirent au sujet de ce pro­jet, Donghi représen­tant Ron­coni dont il trans­met­tait les idées con­cer­nant la mise en scène d’«entretiens imag­i­naires ». Cette cor­re­spon­dance non pub­liée (gra­cieuse­ment mise à ma dis­po­si­tion par Donghi) mon­tre l’évolution des idées, amenées avec diplo­matie et déli­catesse par Donghi face aux longs silences de Gould, ponc­tués de mis­sives con­cis­es et plutôt pru­dentes. Il sem­blait intéressé, mais de plus en plus dis­tant ; une impres­sion de réti­cence récur­rente dans les échanges, que l’on peut rétro­spec­tive­ment attribuer à un emploi du temps extra­or­di­naire­ment chargé (par­fois, Gould ne pou­vait même pas sign­er ses let­tres, mais devait les dicter), aux préoc­cu­pa­tions con­cer­nant sa san­té décli­nante, et peut-être à une pointe de scep­ti­cisme con­cer­nant l’aboutissement du pro­jet. Nous ne saurons jamais à quoi aurait pu ressem­bler cette « pièce per­due », l’impact qu’elle aurait eu comme pièce de théâtre, comme con­tri­bu­tion à la com­préhen­sion de la sci­ence par le pub­lic, comme nou­velle avancée de l’interface science/sciences humaines – et, tout par­ti­c­ulière­ment con­cer­nant la défense de Dar­win, la pos­si­bil­ité de con­tin­uer à répan­dre la théorie de l’évolution face à ce que George Levine a appelé une hos­til­ité de plus en plus alar­mante et irra­tionnelle envers Dar­win, en par­ti­c­uli­er aux États-Unis 3. Gould, après tout, pas­sa l’essentiel de sa car­rière à écrire pas­sion­né­ment sur la théorie de l’évolution, cor­rigeant les idées fauss­es et les erreurs d’interprétation au sujet de la théorie de Dar­win, avançant sa pro­pre ver­sion du dar­win­isme, et se bat­tant avec ce qu’il appelait les « char­lots » du Kansas et autres anti-dar­winiens fon­da­men­tal­istes. Je m’appuierai ci-après sur la cor­re­spon­dance de Gould et Donghi pour imag­in­er la nature du pro­jet théâ­tral Gould-Ron­coni tel qu’il s’esquissait et le rôle qu’il aurait pu jouer en tant qu’alliance entre sci­ence et théâtre.

Cette cor­re­spon­dance se com­pose essen­tielle­ment de longues expli­ca­tions de Donghi con­cer­nant ses idées et celles de Ron­coni, aux­quelles Gould répondait très suc­cincte­ment et avec détache­ment. Dans la pre­mière let­tre, par exem­ple, Donghi détaille l’idée de « con­férences ou entre­tiens imag­i­naires » :

« Vous pour­riez écrire un entre­tien imag­i­naire avec Dar­win… à la fin du mil­lé­naire, exam­i­nant ses idées à par­tir de leurs con­séquences, des con­tro­ver­s­es qu’elles ont soulevées, de leurs éventuels nou­veaux développe­ments… Essay­er de faire par­ler Dar­win, avec ses pro­pres mots, mon­trant ses idées et ses sen­ti­ments. Ce texte pour­rait être présen­té, voire joué par vous, si vous vous en sen­tez le courage, ou représen­té en ital­ien par un acteur, puis don­ner lieu à un débat avec vous. Dans le cas d’un dia­logue, vous pour­riez jouer le rôle de l’interviewer, même si vous seriez l’auteur de l’intégralité du texte. » (20 jan­vi­er 1999)

Gould répon­dit avec ent­hou­si­asme trois semaines plus tard : « Quelle idée intéres­sante!… Je crois pour sûr que tut­to e rep­re­sentable [sic].» Il sug­gère alors pour matéri­au cer­tains de ses courts essais men­su­els, plutôt que ses livres plus étof­fés, « puisque ce sont en général des his­toires plus ciblées, par­fois conçues à la manière d’un drame clas­sique, avec un début, un milieu, et une intrigue allant de l’avant ». Gould témoigne ain­si d’une notion rel­a­tive­ment tra­di­tion­nelle ou con­ven­tion­nelle du théâtre, déter­miné par la nar­ra­tion et cen­tré sur une intrigue linéaire. Il dit appréci­er l’idée d’entretiens imag­i­naires avec Dar­win « ou une autre grande fig­ure de l’histoire de notre sci­ence », tout en soulig­nant qu’il n’a pas le temps de s’occuper per­son­nelle­ment de la rédac­tion mais serait ravi de faire des sug­ges­tions « sur des textes écrits par d’autres, et même (si j’en trou­vais le courage) m’essayer à les présen­ter, même (que Dieu me par­donne) en ital­iano » 4.

L’éventuelle réserve de Gould peut dif­fi­cile­ment être attribuée au manque de con­fi­ance en soi et/ou à la peur de jouer, ou d’endosser le rôle de Dar­win, Gould ayant longtemps été un locu­teur com­pé­tent et recher­ché (je l’ai enten­du en 1988, alors qu’il prononçait un dis­cours fasci­nant à la remise des diplômes de mon uni­ver­sité – il fut capa­ble de capter toute l’attention d’une bande d’étudiants exagéré­ment exubérants). Elle indi­querait plutôt selon moi la ten­sion nais­sante entre, d’une part, le désir de Gould d’essayer de faire sur scène le por­trait de l’homme auquel il avait lit­térale­ment voué sa car­rière et, d’autre part, sa méfi­ance quant à la forme exacte que prendrait ce por­trait. Comme le mon­tre la cor­re­spon­dance, Gould ne se dépar­tit jamais dans ses répons­es de sa méfi­ance ini­tiale, mal­gré les tal­ents d’accoucheur de Donghi.

Donghi répond de manière ras­sur­ante, en le remer­ciant de son « courage ». Il relaie la con­cep­tion de Ron­coni :

« L’idée de Ron­coni a cela de rad­i­cal qu’il veut, par la ren­con­tre avec le texte sci­en­tifique, don­ner au théâtre une autre pos­si­bil­ité d’évolution ; il a besoin de textes ne présen­tant aucune cor­re­spon­dance avec les lan­gages con­ven­tion­nels du théâtre, afin d’expérimenter et d’explorer de nou­velles oppor­tu­nités, d’ouvrir de nou­velles per­spec­tives. En d’autres mots, ce n’est pas unique­ment un prob­lème de thèmes : il n’éprouve par exem­ple aucun intérêt à l’idée de met­tre en scène cer­tains cas d’Oliver Sacks, comme le fait actuelle­ment Peter Brook [THE MAN WHO…(L’HOMME QUI…), écrit avec Marie-Hélène Estienne],même s’il appré­cie l’idée et qu’il est fon­da­men­tale­ment intéressé par son résul­tat. » 5

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Kirsten Shepherd-Barr
Kirsten Shepherd-Barr est maître de conférence en théâtre moderne à l’Université d’Oxford et membre du...Plus d'info
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