Désir de pouvoir et incertain pouvoir du désir

Théâtre
Réflexion

Désir de pouvoir et incertain pouvoir du désir

Le 26 Avr 2010
VERSUS de Rodrigo Garcia, Théâtre du Rond-Point, Paris, 2009. Photo Christian Berthelot.
VERSUS de Rodrigo Garcia, Théâtre du Rond-Point, Paris, 2009. Photo Christian Berthelot.
VERSUS de Rodrigo Garcia, Théâtre du Rond-Point, Paris, 2009. Photo Christian Berthelot.
VERSUS de Rodrigo Garcia, Théâtre du Rond-Point, Paris, 2009. Photo Christian Berthelot.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

DEPUIS LA FIN DES ANNÉES 1970, le théâtre a aban­don­né les grands réc­its pro­posant des inter­pré­ta­tions du monde. Les ques­tion­nements sur l’homme et sa place dans une société régulée par les rap­ports de force des faibles et des puis­sants ou, plus tard, des class­es sociales, ont changé de nature. De Shake­speare à Brecht, ils repo­saient sur une présen­ta­tion des mécan­ismes de prise de pou­voir. De l’ascension à l’inexorable chute chez l’un aux con­di­tions de « résistibil­ité » au proces­sus chez l’autre, c’était encore et tou­jours le pou­voir qui était au coeur des pièces. L’homme y appa­raît comme mû par un désir de puis­sance qui s’exerce au détri­ment de ses sem­blables, voire qui ne peut se con­cré­tis­er qu’en élim­i­nant ceux qui l’entravent.
Dans les pièces de Shake­speare, le désir de pou­voir est vio­lent, incon­trôlable, irré­press­ible. D’ordre qua­si stricte­ment pul­sion­nel, il sem­ble détaché de toute vision sociale, de tout dogme, de toute con­cep­tion poli­tique. Son accom­plisse­ment voue inex­orable­ment le sujet à la chute. Car la logique du désir qui opère con­tre toute loi sociale est implaca­ble, elle ne peut génér­er que la vengeance et l’amorce d’un nou­veau cycle indé­pass­ablede haine et de désir. Le désir de pou­voir sem­ble non pas intrin­sèque­ment lié à une « nature » humaine, mais bien plutôt con­stituer la doxa d’un monde social que, pré­cisé­ment, Shake­speare dépeint d’un oeil cri­tique. Entre les aspi­rants légitimes au pou­voir et les usurpa­teurs, il n’est qu’une dif­férence d’approbation sociale car le désir de puis­sance cir­cule dans ce monde-là comme unique dimen­sion de l’être. Au fond, n’est-ce pas sur une île déserte que Pros­pero a pris le pou­voir ? Et cette unique dimen­sion érigée en ordre social tire pré­cisé­ment cet ordre vers les mon­des sauvages où le désir se débride, ne trou­vant rien pour lui résis­ter sinon la force du désir de l’adversaire.
Cette intri­ca­tion du « sauvage », du pul­sion­nel et du policé déchire plusieurs per­son­nages shake­speariens et leur donne leur com­plex­ité dra­ma­tique. L’unique issue pos­si­ble est un léger décalage par le biais d’une folie con­stru­ite. La dimen­sion désadap­tée du per­son­nage opérant dès lors comme une cri­tique de la norme sociale.
La ques­tion de la sor­tie de cette mécanique for­close sous-tend égale­ment le théâtre de Brecht. Mais chez le dra­maturge alle­mand, la ratio­nal­i­sa­tion des proces­sus com­man­dant les rap­ports de force et de pou­voir per­met de quit­ter le cer­cle infer­nal du désir. En dévoilant les respon­s­abil­ités mul­ti­ples et partagées en jeu dans la mécanique du pou­voir, Brecht réduit le désir de pou­voir qui cesse dès lors d’être un fait indi­vidu­el et une ortho­dox­ie sociale. En mon­trant les sou­tiens et les « com­plic­ités » qui, le plus sou­vent en s’ignorant comme tels, par­ticipent des mécan­ismes du pou­voir, Brecht brise la cau­tion de l’orthodoxie sociale. Une fois dévoilée l’implication de Jeanne Dark (SAINTE JEANNE DES ABATTOIRS) ou de Anna Fier­ling (MÈRE COURAGE) comme rouages incon­scients, le car­ac­tère « naturel » du pou­voir s’estompe. Brecht peut alors met­tre en évi­dence la stratégie idéologique liée à la prise de pou­voir : un cal­cul froid lié à des intérêts de classe. Dans cette per­spec­tive, le désir de pou­voir, la pul­sion de puis­sance cessent d’apparaître comme des dimen­sions sin­gulières de cer­tains indi­vidus légitimées par l’ordre social.
On ne peut en effet con­tr­er un désir pul­sion­nel, sinon en élim­i­nant la per­son­ne, ce qui génère un nou­veau désir, celui de vengeance. Par con­tre, on peut pren­dre part à la lutte pour trans­former les rap­ports de force, faire chang­er les posi­tions au sein de l’espace social afin que ce ne soient plus tou­jours les mêmes qui domi­nent et asservis­sent pour leur pro­pre intérêt et celui de leur groupe. Chez Brecht, le désir sort de l’orbe du poli­tique. Il n’est plus pris en compte sinon, à l’instar de l’individu, comme un écran défor­mant la per­cep­tion des choses et que le tra­vail de ratio­nal­i­sa­tion vien­dra élim­in­er.

« Jeter sur scène des corps aux prises avec les idées1 »

D’abord écrits dans le droit fil de la con­cep­tion brechti­enne, les textes de Hein­er Müller en vien­nent, dans les années 1970, à laiss­er voir le désir indi­vidu­el comme un débor­de­ment inces­sant, une échap­pée de la ten­ta­tive rationnelle. Avec Müller, le désir s’impose comme une fatal­ité, un attrib­ut irré­ductible de l’être. Par­al­lèle­ment, le pou­voir de trans­for­ma­tion du monde s’étiole et la Révo­lu­tion paraît improb­a­ble. De Brecht à Müller, quelque chose se resserre d’où jail­lit un renou­velle­ment du sens dra­ma­tique. Le désir indi­vidu­el rede­vient une don­née impos­si­ble à con­tourn­er tan­dis que l’élan révo­lu­tion­naire étouffe dans son pro­pre mythe. L’auteur ne peut plus que ré-écrire et laiss­er jail­lir ce flux pul­sion­nel mimé­tique d’un désir désor­mais trag­ique. Le deuil impos­si­ble du désir de pou­voir laisse un mou­ve­ment orphe­lin qua­si ivre de lui-même. Du monde il ne reste plus que le théâtre désor­mais. La log­or­rhée mül­léri­enne dit le désir poli­tique endeuil­lé. Mais elle refuse d’accomplir le deuil. Le verbe de Müller se tient dans cet entre-deux, retrou­vant l’espace trag­ique mais tein­té d’ironie et de cynisme. La parole est comme furieuse et sa vio­lence est encore une résis­tance. Le désir est intact, son objet en morceaux, il se tient quelque part dans le passé. En réponse, Müller mêle les tem­po­ral­ités et les iden­tités (J’étais / J’étais Mac­beth). Les objets de désir s’amalgament : désir de puis­sance, de pou­voir (à tra­vers les cita­tions de Shake­speare, notam­ment), désir de révo­lu­tion et désir sex­uel coex­is­tent en dehors de toute logique. Les points de repère antérieurs sont désor­mais invalides : « Trois femmes nues : Marx, Lénine, Mao » (HAMLET-MACHINE, p. 79).
Ce resser­re­ment est aus­si un déplace­ment de focale. Face à ce désir irrémé­di­a­ble­ment inas­sou­vi de trans­former le monde, d’installer une alter­na­tive au cap­i­tal­isme, l’individuel et l’intime revi­en­nent hanter les textes. Le théâtre dit « du quo­ti­di­en » des années 1970 représente déjà une ten­ta­tive pour explor­er ce que la sphère intime recèle de poli­tique. Or, c’est pré­cisé­ment au cœur de cette sphère intime, sub­jec­tive, que le tra­vail de mise au jour des proces­sus s’avère tou­jours peu ou prou mis en échec.
Car le para­doxe des années 1970, en voulant repos­er dif­férem­ment (soit de façon non stricte­ment brechti­enne) la ques­tion du poli­tique, est d’avoir entériné le décou- plage brechtien du désir, du pou­voir et de la poli­tique mais pour, au final, suré­val­uer le désir. À tra­vers les schèmes de l’authenticité et de la spon­tanéité des années 1970, le désir chevil­lé au corps devient rien moins que poli­tique. Pour le Liv­ing The­atre comme pour Richard Schech­n­er (cf. DIONYSUS IN 69), la mon­tée libre du désir con­stitue une base sub­ver­sive. Mais si, pour le Liv­ing, le désir exprimé par le corps est fac­teur de libéra­tion, dans DIONYSOS IN 69, Schech­n­er mon­tre pour­tant que le désir aveu­gle peut être récupéré et manip­ulé.
Le cadre reste donc celui du pou­voir, en l’occurrence celui de trans­former la société oppres­sive et les rap­ports humains. L’objet du désir reste bien la libéra­tion. Ce qui est en jeu est un désir de renais­sance. Et si les mod­èles con­nus de l’homme nou­veau ten­dent à s’invalider, la force du désir – qui est aus­si la force d’une généra­tion en un moment pré­cis de l’Histoire – est telle que l’on peut repar­tir à zéro. Le cri d’Artaud l’écorché devient un repère. Les mots d’ordre col­lec­tifs ne sont plus en mesure d’inspirer le moin­dre désir à une jeunesse qui est aus­si éru­dite et let­trée. Le désir doit repass­er par le corps et cela ne sera plus stricte­ment privé. Il n’y a donc plus d’obscène, le cri est libéré à l’instar du cri ani­mal dans 1789 de Mnouchkine. Loin du corps bio­mé­canique de Mey­er­hold, vecteur d’un monde en pro­grès, le corps rede­vient organique. Cela lui rend son indi­vid­u­al­ité sans le priv­er du sacré.

Désirer la réalité2

Cepen­dant, si le désir fonde une nou­velle dynamique, c’est évidem­ment son absence qui devient l’enjeu majeur. Le « théâtre du quo­ti­di­en » dit-il autre chose que l’absence de ce désir comme dynamique de vie ? Chez Kroetz comme chez Deutsch, si la rou­tine recèle du mon­strueux en puis­sance, c’est aus­si parce que le désir s’y trou­ve réduit et étriqué. Et c’est alors l’action du cap­i­tal­isme sur le désir qu’il s’agit de mon­tr­er et de dénon­cer. L’affadissement du quo­ti­di­en et la dévi­tal­i­sa­tion des êtres sont l’effet d’une oppres­sion de moins en moins vis­i­ble mais qui laisse sa trace indélé­bile sur les pen­sées, les com­porte­ments et les corps. En scru­tant au cœur du quo­ti­di­en d’êtres anonymes la dis­sémi­na­tion du désir – qui, chez Brecht, restait encore asso­cié à la vital­ité des per­son­nages – c’est évidem­ment la dis­pari­tion pro­gres­sive de l’utopie qui est pointée. L’absence de désir sous-tend l’absence de désir de change­ment. Vidé de toute psy­cholo­gie, le per­son­nage n’est même plus claire­ment struc­turé par les déter­mi- nismes ou les codes soci­aux qui lui don­nent des raisons d’aller. Il serait plutôt déstruc­turé et con­di­tion­né comme un pro­duit dans un embal­lage.
Dans le monde ouvri­er et des « petites gens » tel que le théâtre de Brecht le donne à voir et dont un auteur comme Jean Lou­vet en Bel­gique pro­pose l’archéologie (cf. CONVERSATION EN WALLONIE), les repères étaient struc­turants même s’ils étaient idéologique­ment mar­qués et donc cri­ti­quables. L’amour du tra­vail, l’acquiescement à l’ordre don­naient des appuis, des sup­ports, aux per­son­nages. En démon­tant cela, en le met­tant au jour, les auteurs visaient au final à struc­tur­er les per­son­nages autrement. Soit à rem­plac­er un désir (de con­for­mité et d’intégration) par un autre, celui d’un autre monde. Dans cette économie, poli­tique et désir restent artic­ulés. Le « théâtre du quo­ti­di­en », en ramenant la focale sur les sphères privées et intimes, cherche encore à créer un sur­saut, à réveiller un désir de change­ment. Mais, en l’absence de con­tre­point, Made­moi­selle Rasch (CONCERT À LA CARTE) finit quand même par se sui­cider. Au désir, il faut un objet. Les dra­maturges ont beau point­er le sim­u­lacre que représente l’univers de la con­som­ma­tion quant à l’objet du désir, ils ne peu­vent dessin­er une alter­na­tive.
Com­ment déchir­er l’image sat­urée du désir con­sumériste ? Un long et lent con­di­tion­nement mis en place dans l’après-guerre, où les forces pro­gres­sistes elles-mêmes mis­aient sur l’émancipation matérielle des tra­vailleurs, fait écran à tout désir alter­natif. Ce n’est plus un code social qui indique et prédéfinit ce qui est désir­able, mais exclu­sive­ment la loi économique. Dès lors, le désir est cap­té et détourné vers des pro­duits, con­damnant l’être à la perte de la rela­tion inter­sub­jec­tive au prof­it d’une rela­tion soli­taire aux biens de con­som­ma­tion. L’être, dans « le théâtre du quo­ti­di­en », est comme éteint. Dou­ble­ment con­damné – par la vacuité que lui rap­por­tent ses choix com­porte­men­taux et par ceux qui les obser­vent et les mon­trent (auteurs, met­teurs en scène et spec­ta­teurs) – il ne peut que s’amenuiser.

Découplage du désir et du pouvoir

Mais si le désir paraît se déliter à ne s’exercer que sur un objet fre­laté, il n’en demeure pas moins sous la forme d’un mou­ve­ment qua­si pul­sion­nel. N’est-ce pas une oscil­la­tion entre pou­voir et valeurs marchan­des que donne à voir DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON, la pièce de Koltès ? Dans la mise en scène de Patrice Chéreau en 1994, la pièce se présente comme un pur mou­ve­ment de désir dont l’objet serait devenu indéfi­ni. Comme sur un ring de boxe, les deux per­son­nages se jau­gent, se rap­prochent et s’écartent l’un de l’autre, mûs par une force instinc­tive. Le rap­port de force sem­ble encore sous-ten­du par un enjeu de pou­voir mais que Koltès érode con­sid­érable­ment. S’agit-il d’asservir l’autre, de le séduire, de le pos­séder ou, plus plate­ment de « l’avoir » ? L’ambiguïté quant à l’objet du désir crée une con­fu­sion entre l’être et la chose. Le désir est là, intact, et les corps, sous le regard de Chéreau, en por­tent toute la force, toute la vio­lence. Mais que désirent-ils ces corps où s’expriment à la fois une ani­mal­ité prim­i­tive et la per­ver­sion prosaïque de l’arnaque ? À l’image du monde des années 1980, la con­som­ma­tion, la réi­fi­ca­tion envahit tout l’espace de l’interrelationnel. Le texte ne sauve qu’un mou­ve­ment irré­press­ible, celui vers l’autre, celui vers le monde, mais son enjeu n’est plus per­cep­ti­ble. En amal­ga­mant l’avoir et le pou­voir, Koltès pointe la fin du poli­tique comme visée de trans­for­ma­tion sociale.
Ain­si, dans le théâtre con­tem­po­rain, le pou­voir sem­ble sor­tir du cadre des codes soci­aux, ceux qui régis­sent la vie en com­mun. Il ne con­stitue plus un objet de désir ni un enjeu de trans­gres­sion. Le pou­voir passe hors-scène, il ne fait plus signe, ni sens.
À la cri­tique livrée à tra­vers des corps out­ranciers, lit­térale­ment ob-scènes, suc­cède une représen­ta­tion du pou­voir dis­so­cié d’un désir de tran­scen­dance, celui, indi­vidu­el, de domin­er le monde comme celui, utopique, de le trans­former. Tout au plus aujourd’hui, le pou­voir est-il com­muné­ment un objet médi­a­tique à l’importance mineure.
Sur le plateau de ROMEINSE TRAGEDIES, la mise en scène d’Ivo Van Hove à par­tir de Shake­speare, un écran géant médi­a­tise les enjeux de pou­voir dans lesquels évolu­ent les per­son­nages. Il nous rend ceux-ci proches et comme banal­isés. Les plans moyens de la caméra fil­mant sur la scène per­me­t­tent une forme d’identification ren­for­cée par les cos­tumes et les pos­tures. Dans cette actu­al­i­sa­tion, c’est aus­si une « déshis­tori­ci­sa­tion » du texte shake­spearien qui est à l’œuvre. Le désir de pou­voir efface sa trace dans les corps. Il n’est plus qu’un phénomène extérieur touchant des indi­vidus dont les attrib­uts (ceux d’une hiérar­chie sociale, notam­ment) se sont banal­isés : en cos­tumes-cra­vates , les per­son­nages se fondent dans une sorte de vaste classe moyenne.
Le désir de pou­voir – désir d’agir sur le monde – se dis­sout dans le flux infor­ma­tion­nel. Il se réduit à un arrière-fond dont les inci­dences, même si les spec­ta­teurs sont invités à pren­dre place sur scène, nous sem­blent désor­mais étrangères. Désir et pou­voir se dis­so­cient.
Non pas seule­ment en rai­son des crimes, des impass­es et des tragédies aux­quels a mené le pou­voir mais plutôt comme si celui-ci était devenu une vieille chose appar­tenant au passé. Dans WOLFSKERS, con­sacré à Hitler, Lénine et Hiro-Hito, Guy Cassiers ne cherche-t-il pas à dessin­er « l’espace men­tal du pou­voir » comme s’il s’agissait au fond d’un corps étranger que nous pour­rions aujourd’hui observ­er au scan­ner ? 

La souffrance mimétique

Mais si désir et pou­voir sont aujourd’hui devenus antin­o­miques, le théâtre con­tem­po­rain réfracte un espace désor­mais vide : celui de l’objet du désir. Les scènes ont entériné que pul­sion et désir font sans cesse débor­der le réel du pro­jet rationnel. Or, pour nom­bre d’artistes, le mou­ve­ment du désir – celui de la trans­gres­sion voire de l’émancipation – demeure au fonde­ment de la démarche créa­trice. Mais quel objet posi­tif reste-t-il au désir ?  Aucun code social ne l’indique plus et il incombe à l’idéologie post­mod­erne d’avoir effacé jusqu’à la légitim­ité même d’un tel objet.
Si pour Hein­er Müller, le con­flit restait une « notion fon­da­men­tale dans toute ren­con­tre et rela­tion sociale », il sem­ble bien que ce soit ce fonde­ment même qui dis­paraisse aujourd’hui. En l’absence de visée, le débat ne s’ouvre plus. Restent alors des corps ten­dus, con­vul­sés par­fois, mûs par un appel désor­mais invis­i­ble ou inex­primable et retombant lour­de­ment sur le sol. Des corps qui se lovent sur la scène tels des enfants bal­bu­tiant et titubant ou des mourants se traî­nant vers un lieu invis­i­ble avec l’énergie du dés­espoir. Des corps à qui il revient de dessin­er un espace men­tal en friche et, en deçà de l’expression et de la thé­ma­ti­sa­tion, de se faire mimé­tiques de l’impuissance con­tem­po­raine.
Certes, les spec­ta­cles restent adossés à des objets de révolte. Chez Pip­po Del­bono, ce sont le trem­ble­ment de terre de Gibel­li­na et ses con­séquences hyper­trophiées par la mis­ère et la cor­rup­tion (IL SILENZIO), l’incendie de l’usine Thyssen-Krupp à Turin et l’état délabré de ce site avant l’incendie (LA MENZOGNA). Ces objets de scan­dale ne sont plus des allu­sions, le théâtre n’y ren­voie plus par un détour pour focalis­er l’attention sur le poli­tique dans les corps comme dans les textes de Vinaver ou de Piemme, par exem­ple. Ils sont la matière même de l’œuvre : la terre-pous­sière qui étouffe les bruits sur le plateau de IL SILENZIO, ou les armoires des ves­ti­aires de l’usine qui cachent et révè­lent dans LA MENZOGNA. Mais cette « rêver­ie sociale » élaborée par Del­bono est tra­ver­sée de part en part par un cri (cf. URLO). Demande d’amour ou mar­que de détresse, ce cri reste sus­pendu comme fasciné par sa pro­pre inten­sité. Au cri de douleur privé d’Anna Fier­ling (MÈRE COURAGE) que Brecht rendait muet pour bien mon­tr­er qu’il était prévis­i­ble, répond le cri de l’impuissance. Le hurlement n’a plus de cause pré­cis­es, il en a de mul­ti­ples et de générales, il est privé et dirigé vers l’autre, l’être aimé ou les hommes tout aus­si bien (« Dim­mi che mi ami » répété de toute la puis­sance de sa voix et de son souf­fle par Pip­po Del­bono à la fin de IL SILENZIO). Une puis­sance trag­ique se dégage de cet enchâsse­ment d’images et de sons dont l’action sur les sens peut couper le souf­fle. L’effet cathar­tique ne peut man­quer : le spec­ta­teur en ressort non pas brisé mais ten­du de désir.

Bobò dans LA MENZOGNA de Pippo Delbono, texte et mise en scène Pippo Delbono, Fonderie Limone, Turin, octobre 2008. Photo Jean-Louis Fernandez.
Bobò dans LA MENZOGNA de Pip­po Del­bono, texte et mise en scène Pip­po Del­bono, Fonderie Limone, Turin, octo­bre 2008.
Pho­to Jean-Louis Fer­nan­dez.

Sur le plateau, le corps con­tem­po­rain se fait fréné­tique, con­vul­sif, mais tou­jours il s’abîme, retombe sur le sol face con­tre terre (HAMLET vu par Oster­meier), ou dans une posi­tion fœtale. L’élan n’est plus brisé, il retombe seule­ment, faute de savoir à quoi s’accrocher. Ce corps du désir sans objet garde-t-il le pou­voir de « cristallis­er les émo­tions col­lec­tives » dans un sens poli­tique ? De façon de plus en plus évi­dente, il exerce un attrait très fort sur les spec­ta­teurs-pairs, ceux qui sont d’accord avec le préreq­uis de la néga­tion de notre société telle qu’elle est comme objet de désir. Entre la scène et la salle, l’empathie s’établit non plus par le biais de pen­sées, de ratio­nal­i­sa­tions, ni par celui des dis­cours, mais au tra­vers des affects. Une sorte de com­mu­nauté se con­stitue ain­si sur base d’un désir de jus­tice, désir d’amour, désir d’égalité… Désirs haute­ment uni­ver­sal­isés qui ne diraient peut-être au fond qu’un désir d’utopie.

Rage et désespoir

Dans sa pos­ture de provo­ca­tion exac­er­bée, Rodri­go Gar­cia, lui, refuse l’a pri­ori d’empathie, celui d’une com­mu­nauté des artistes et des spec­ta­teurs. Son théâtre con­serve mas­sive­ment le dis­cours et même le mes­sage. À des­ti­na­tion d’un pub­lic plus large que celui des spec­ta­teurs-pairs, il red­it inlass­able­ment l’inanité et le leurre que con­stituent les objets de con­som­ma­tion. Mais tan­dis que la parole de l’auteur s’affiche sur des écrans, les corps, eux, se débat­tent rageuse­ment con­tre un enne­mi invis­i­ble que vient matéri­alis­er le lait, la mousse à ras­er, le miel ou l’huile, les can­nettes de bois­sons dont on nous a sig­nalé d’emblée l’inanité. Aus­si les corps sem­blent-ils se retourn­er fébrile­ment con­tre eux-mêmes. La dis­pari­tion de l’objet du désir rend toute lutte vaine, la frappe d’inanité : nul enjeu que ces traces matérielles sur scène que leur anni­hi­la­tion pro­pre­ment dite, leur inval­i­da­tion comme valeur, comme objet, fut-il théâ­tral.
De cette impuis­sance témoigne encore la désol­i­da- risa­tion des corps et du dis­cours. Forte­ment moral­isa­teur, ce dernier, chez Gar­cia, n’émane plus guère des corps, il arrive directe­ment de l’auteur sur l’écran. Le corps ne peut dis­courir, il se con­vulse dans le refus qui prend par­fois la forme du défi ou de l’auto-dénigrement. Sur le plateau, tout étouffe d’une vio­lence qui sem­ble prou­ver que la cible désignée n’est peut-être pas la bonne. D’ailleurs, la com­pag­nie de Rodri­go Gar­cia s’appelle La Car­nice­ria (la boucherie) et non par exem­ple l’abattoir3… Privé d’objet posi­tif, le désir se désol­i­darise de la trans­gres­sion. Il n’est plus qu’enragé d’impuissance.

VERSUS de Rodrigo Garcia, Théâtre du Rond-Point, Paris, 2009. Photo Christian Berthelot.
VERSUS de Rodri­go Gar­cia, Théâtre du Rond-Point, Paris, 2009.
Pho­to Chris­t­ian Berth­elot.

Le théâtre con­tem­po­rain main­tient donc la force du désir con­tre l’attrait des envies et des caprices. Sur scène, le corps se fait le vecteur pre­mier d’une forme de non-dit, d’une « échap­pée » rel­e­vant apparem­ment du pul­sion­nel. Le corps devient dès lors bien autre chose qu’un corps sin­guli­er don­né à voir dans son désir d’expression. Il prend en charge un désir utopique qu’il fait voir sans exprimer et qui s’avère d’ailleurs large­ment indi­ci­ble. Mais à la place de l’objet d’un désir qui resterait d’ordre trans­gres­sif, il ne laisse voir qu’un espace hachuré. C’est que, à n’être rap­porté qu’à des objets en creux (l’opposition générale à l’injustice, aux iné­gal­ités…), le mou­ve­ment du désir tourne à vide. Les corps som­brent, ploient, se relèvent, se con­tem­plent en cette force et en cette faib­lesse inex­tri­ca­ble­ment emmêlées. Et ils sem­blent faire de cette alchimie médusée, privée de dynamique, le lieu même de la lib­erté et de la résis­tance.
Or, aujourd’hui, l’homme pul­sion­nel s’est imposé comme mod­èle dom­i­nant. De l’optique pub­lic­i­taire où « s’éclater », don­ner libre cours à ses désirs, au mod­èle d’enseignement axé sur les désirs et les intérêts de l’apprenant, le mot d’ordre « vivre sans temps mort, jouir sans entrav­es » s’est totale­ment vidé de son sens sub­ver­sif orig­inel en s’ajustant pleine­ment à la société du mar­ket­ing. La plu­part des représen­ta­tions cir­cu­lant dans le monde social en témoignent. Aus­si le corps du désir sans objet se heurte-t-il à la vitesse à laque­lle sont aujourd’hui récupérées toutes les formes d’interdits. La nudité, le sexe, la dilap­i­da­tion des biens, et même les pul­sions ne for­ment plus guère les inter­dits de notre société. Plus encore, leur mon­stra­tion – l’image – est aujourd’hui le cadre de per­cep­tion fon­dant la vision com­mune du monde.
Au final, en se main­tenant dans une pos­ture mimé­tique, le corps du désir sans objet se présente comme trans­gres­sif en soi, comme une trans­gres­sion « pure ». En quoi il fait peut-être oubli­er que le désir – et non seule­ment son objet – est lui aus­si une con­struc­tion sociale.

  1. Hein­er Müller. ↩︎
  2. Pre­mière par­tie d’un slo­gan de Mai 68 : « Désir­er la réal­ité c’est
    bien ! Réalis­er ses désirs, c’est mieux. ». Repris dans « Inter­dit d’interdire. Les murs de Mai 68 », Paris, L’esprit frappeur, no 16, Ver­ti­go Graph­ic, 1998. ↩︎
  3. Il serait intéres­sant de pour­suiv­re la réflex­ion à par­tir des noms des com­pag­nies théâ­trales. Pen­sons aux fla­mands Abat­toir fer­mé, par exem­ple. ↩︎
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Nancy Delhalle
Nancy Delhalle est professeure à l’Université de Liège où elle dirige le Centre d’Etudes et...Plus d'info
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