Le désir du spectateur : horizon d’attente, déception et compensation

Théâtre
Réflexion

Le désir du spectateur : horizon d’attente, déception et compensation

Le 25 Avr 2010
ROMÉO ET JULIETTE deWilliam Shakespeare, adaptation Gervais Robin, mise en scène Daniel Mesguich, Compagnie Théâtre du Miroir. Avec Jenny Alpha, Jérôme Angé, Jean-Luc Buquet, Jacques Castaldo, Philippe Duclos, Viviane Eychant, Isabelle Gelinas, François Kergoulay, François Marchasson, Serge Papagalli, Étienne Pommeret, Gervais Robin, Cathy Rougelin, Lyz Schlegel, Véronique Widock, Théâtre Gérard Philipe, Saint Denis, 1986. Photo Marc Enguerand.
ROMÉO ET JULIETTE deWilliam Shakespeare, adaptation Gervais Robin, mise en scène Daniel Mesguich, Compagnie Théâtre du Miroir. Avec Jenny Alpha, Jérôme Angé, Jean-Luc Buquet, Jacques Castaldo, Philippe Duclos, Viviane Eychant, Isabelle Gelinas, François Kergoulay, François Marchasson, Serge Papagalli, Étienne Pommeret, Gervais Robin, Cathy Rougelin, Lyz Schlegel, Véronique Widock, Théâtre Gérard Philipe, Saint Denis, 1986. Photo Marc Enguerand.
ROMÉO ET JULIETTE deWilliam Shakespeare, adaptation Gervais Robin, mise en scène Daniel Mesguich, Compagnie Théâtre du Miroir. Avec Jenny Alpha, Jérôme Angé, Jean-Luc Buquet, Jacques Castaldo, Philippe Duclos, Viviane Eychant, Isabelle Gelinas, François Kergoulay, François Marchasson, Serge Papagalli, Étienne Pommeret, Gervais Robin, Cathy Rougelin, Lyz Schlegel, Véronique Widock, Théâtre Gérard Philipe, Saint Denis, 1986. Photo Marc Enguerand.
ROMÉO ET JULIETTE deWilliam Shakespeare, adaptation Gervais Robin, mise en scène Daniel Mesguich, Compagnie Théâtre du Miroir. Avec Jenny Alpha, Jérôme Angé, Jean-Luc Buquet, Jacques Castaldo, Philippe Duclos, Viviane Eychant, Isabelle Gelinas, François Kergoulay, François Marchasson, Serge Papagalli, Étienne Pommeret, Gervais Robin, Cathy Rougelin, Lyz Schlegel, Véronique Widock, Théâtre Gérard Philipe, Saint Denis, 1986. Photo Marc Enguerand.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

« L’ouverture est la con­di­tion même de la jouis­sance esthé­tique »

Umber­to Eco, L’ŒUVRE OUVERTE

LE DÉSIR DE THÉÂTRE, chez l’homme, ne rel­e­vant ni du besoin ni de l’instinct, pas même de la pul­sion, pos­tu­lons que ce « désir » n’est ni naturel ni inné, comme pour­raient l’être le manger, le boire, la res­pi­ra­tion et en général tous les réflex­es de repro­duc­tion et de survie. Si tel était le cas, la démoc­ra­tie athéni­enne ne se serait pas dotée d’artifices poli­tiques et religieux aus­si con­traig­nants pour faire de son théâtre un théâtre « de masse » – la for­mule est de Roland Barthes – réu­nis­sant à chaque représen­ta­tion le tiers de la pop­u­la­tion de l’Attique ; Mau­rice Pot­tech­er, quant à lui, n’aurait pas eu besoin de recourir à des com­porte­ments aus­si charis­ma­tiques que manip­u­la­teurs, au risque, par­fois, du pater­nal­isme et de la dém­a­gogie, pour mobilis­er autour de son Théâtre du Peu­ple l’ensemble du vil­lage de Bus­sang, per­son­nel de son usine inclus ; Jean Vilar, les pio­nniers de la décen­tral­i­sa­tion et leurs suc­cesseurs, enfin, n’auraient pas eu à s’escrimer voire à s’épuiser un demi-siè­cle durant, de tournées de tréteaux en ani­ma­tions de ter­rain, de ren­con­tres publiques en ate­liers mil­i­tants, pour finale­ment pla­fon­ner au chiffre immuable, sans cesse recon­duit par les sta­tis­tiques offi­cielles, des sept ou huit pour cent de per­son­nes qui déclar­ent assis­ter au moins une fois par an à une représen­ta­tion théâ­trale, spec­ta­cles ama­teurs com­pris. Pour l’animateur cul­turel comme pour le mil­i­tant asso­ci­atif, ces résis­tants anachroniques égarés dans l’ère mul­ti­mé­di­a­tique, il s’agit de remet­tre sans cesse l’ouvrage sur le méti­er et surtout, au rebours de toutes les utopies révolues, de se résign­er à défendre et pro­mou­voir un art défini­tive­ment « minori­taire » – l’expression est de Michel Vinaver – quelque chose entre rocher de Sisyphe et ton­neau des Danaïdes, si l’on veut traduire cela en images et en mythe…

Virtualité du désir

Si le désir de théâtre n’est ni naturel ni inné, ce que tendrait à véri­fi­er la pré­car­ité de sa per­pé­tu­a­tion comme son absence d’universalité, c’est peut-être qu’il n’est après tout, mais c’est déjà beau­coup, qu’une vir­tu­al­ité, une poten­tial­ité, une fac­ulté au même titre que le tra­vail et la pen­sée, à inscrire au rang des pos­si­bles donc, et à rap­procher des proces­sus d’émancipation con­jointe de la main et du cerveau tels que les a décrits l’ethnologue André Leroi-Gourhan dans son révo­lu­tion­naire essai LE GESTE ET LA PAROLE. Cette dis­po­si­tion rejoindrait l’un des objets d’étude les plus neufs de l’anthropologie au XXe siè­cle, à savoir cette capac­ité humaine – cette fois-ci très uni­verselle et pou­vant revêtir les aspects les plus divers – à met­tre en forme et en ordre sym­bol­ique une représen­ta­tion du réel ain­si qu’une vision du monde. Une dis­po­si­tion qui, en l’occurrence, pour ce qui con­cerne le théâtre et le spec­ta­cle, se ren­forcerait d’une autre, peut-être plus ani­male et plus pul­sion­nelle celle-là, je veux par­ler de la curiosité, ce « vilain défaut », qui incite les badauds à se rassem­bler instinc­tive­ment en cer­cles con­cen­triques autour d’un inci­dent, d’un acci­dent ou d’un bon­i­menteur – ce qui fut pris en compte par les archi­tectes de la Grèce antique lorsqu’ils imposèrent le gradin en hémi­cy­cle, le « the­atron », le lieu d’où l’on voit –, et à se con­stituer spon­tané­ment sinon en pub­lic du moins en assem­blée de spec­ta­teurs, en « attroupe­ment » pour repren­dre une expres­sion chère au met­teur en scène, auteur et philosophe Denis Gue­noun qui en analysa fort bien la phénoménolo­gie dans son très stim­u­lant essai L’EXHIBITION DES MOTS (Ciré, 1998, p. 12 et suiv­antes).
Toute­fois, même si le désir de théâtre s’origine loin­taine­ment dans des dis­po­si­tions innées au champ plus vaste, celles rel­a­tives entre autres choses à la représen­ta­tion et à la sym­bol­i­sa­tion, ain­si que dans des réflex­es de social­ité encore empreints de gré­garisme, il ne fait aucun doute que la pra­tique organ­isée du rit­uel théâ­tral à heure fixe et en un lieu pré­cis relève quant à elle de ce que par oppo­si­tion à la nature et à l’inné on appelle la cul­ture et l’acquis. D’où sa fragilité, sa pré­car­ité, la néces­sité d’en exciter, d’en éveiller le désir et le goût, de les entretenir, de les dévelop­per à l’échelle indi­vidu­elle, et d’en propager, d’en accroître le nom­bre à l’échelon col­lec­tif – « élargir le cer­cle des con­nais­seurs » dis­ait Brecht.

Car comme toute forme de représen­ta­tion organ­isée et de mise en ordre sym­bol­ique du réel ou de l’imaginaire, le théâtre a ses règles et ses lois, qu’il s’est lui-même forgées et aux­quelles ensuite il obéit, des règles et des lois vari­ables selon les cul­tures et les épo­ques, évo­lu­tives donc, et tou­jours mues par une étrange dialec­tique entre con­trainte et lib­erté, soumis­sion et trans­gres­sion, allégeance à une forme iden­ti­fi­able et créa­tiv­ité.

Idées reçues et préjugés

Qui dit règles et lois, fussent-elles évo­lu­tives, dit aus­si con­ven­tion et tra­di­tion : une sorte de cul­ture com­mune adop­tée, assim­ilée et digérée à l’échelle d’une com­mu­nauté et qui, de fait, se trans­met de généra­tion en généra­tion avant d’accéder au statut ultime, supra-sym­bol­ique, d’imaginaire ou d’inconscient col­lec­tif – au point que quelqu’un qui, en l’occurrence, ne serait jamais allé au théâtre, en recevrait quand même une idée (une « idée reçue »!) à tra­vers ce qui s’en dit ici ou là, ce qui, de façon indi­recte, en est mon­tré. Aujourd’hui encore, par­mi les quelque qua­tre-vingt-dix pour cent de gens qui ne vont pas au théâtre ou si rarement, quelques clichés ont la vie dure : toges, spar­ti­ates et couronnes de lau­ri­er, façon péplum, quand il s’agit de théâtre antique ou de tragédie clas­sique, cos­tumes Grand Siè­cle et per­ruques Louis XIV quand il s’agit de Molière, salon bour­geois et/ou design avec guéri­don et télé­phone blanc (sic!) s’il s’agit éventuelle­ment de théâtre mod­erne ou con­tem­po­rain, ce que sem­blent avoir très bien com­pris les études mar­ket­ing de France 2, celles-là mêmes qui ont présidé à la réha­bil­i­ta­tion des fameuses retrans­mis­sions cap­tées en direct depuis quelques-uns des théâtres les plus com­mer­ci­aux de la cap­i­tale… Les ques­tions de l’idée reçue et du préjugé appa­rais­saient d’ailleurs déjà en fil­igrane dans cette auda­cieuse et provo­ca­trice livrai­son de la revue L’Art du théâtre con­sacrée à la « haine du théâtre » (Actes sud / Chail­lot no 4, print­emps 1986).
Le désir d’un objet, on le sait – la psy­ch­analyse l’a révélé pour l’ambivalence de l’amour et de la haine – peut aus­si se mesur­er à l’aune de la répul­sion que ce même objet sus­cite. Or le théâtre, de par sa forte présence dans notre incon­scient col­lec­tif, fait naître dans l’inconscient et le con­scient de chaque spec­ta­teur poten­tiel une attente, qu’elle soit générale ou ciblée sur un spec­ta­cle en par­ti­c­uli­er, dont l’impatience et le car­ac­tère impérieux peu­vent provo­quer des réac­tions et des tur­bu­lences d’une vio­lence inat­ten­due.

Horizon d’attente et déception

Deux témoignages puisés dans la lit­téra­ture éclairent d’un jour humoris­tique et dis­tan­cié cette attente incon­sciente et la ter­ri­ble con­trar­iété qui lui suc­cède lorsque la réal­ité des choses déroge en l’occurrence à l’esthétique escomp­tée. Relisons d’abord ce sou­venir d’enfance de Chateaubriand extrait des toutes pre­mières pages de ses MÉMOIRES D’OUTRE- TOMBE (livre II, chapitre 3) : « Mon frère était à Saint-Malo lorsque M. de La Morandais m’y déposa. Il me dit un soir : « Je te mène au spec­ta­cle : prends ton cha­peau. » Je perds la tête ; je descends droit à la cave pour chercher mon cha­peau qui était au gre­nier. Une troupe de comé­di­ens ambu­lants venait de débar­quer. J’avais ren­con­tré des mar­i­on­nettes ; je sup­po­sais qu’on voy­ait au théâtre des polichinelles beau­coup plus beaux que ceux de la rue.
J’arrive, le cœur pal­pi­tant, à une salle bâtie en bois, dans une rue déserte de la ville. J’entre par des cor­ri­dors noirs, non sans un cer­tain mou­ve­ment de frayeur. On ouvre une petite porte, et me voilà avec mon frère dans une loge à moitié pleine.
Le rideau était levé, la pièce com­mencée : on jouait LE PÈRE DE FAMILLE. J’aperçois deux hommes qui se prom­e­naient sur le théâtre en cau­sant, et que tout le monde regar­dait. Je les pris pour des directeurs de mar­i­on­nettes, qui devi­saient devant la cahute de madame Gigogne, en atten­dant l’arrivée du pub­lic : j’étais seule­ment éton­né qu’ils par­lassent si haut de leurs affaires et qu’on les écoutât en silence. Mon ébahisse­ment redou­bla, lorsque d’autres per­son­nages arrivant sur la scène se mirent à faire de grands bras, à lar­moy­er, et lorsque cha­cun se prit à pleur­er par con­ta­gion. Le rideau tom­ba sans que j’eusse rien com­pris à tout cela. Mon frère descen­dit au foy­er entre les deux pièces. Demeuré dans la loge au milieu des étrangers dont ma timid­ité me fai­sait un sup­plice, j’aurais voulu être au fond de mon col­lège. Telle fut la pre­mière impres­sion que je reçus de l’art de Sopho­cle et de Molière. » 
Écrite en 1812, cette page relate un événe­ment de 1779. On y mesure bien l’écart entre ce que Jean-Claude Lal­lias appelle l’«horizon d’attente » de l’enfant, alors âgé de onze ans, et le malen­ten­du, l’incompréhension, voire la décep­tion, aux lim­ites de l’absurde, douloureuse­ment éprou­vés dans l’instant qui suit. D’un côté, un mod­èle esthé­tique dom­i­nant : celui de la baraque foraine, des mar­i­on­nettes et des arché­types grotesques issus de la com­me­dia. De l’autre, une esthé­tique en rup­ture : celle de Diderot, du genre sérieux, de la « pein­ture­des con­di­tions » (sociales et famil­iales) et du jeu«naturel»…
Autre sou­venir d’enfance, rap­porté par Girau­doux celui-là, dans L’IMPROMPTU DE PARIS qu’il écriv­it en 1937 à la demande de Louis Jou­vet. Et c’est l’acteur Pierre Renoir, frère du cinéaste Jean, qui, entre fic­tion et réal­ité, y rap­porte cette anec­dote légendaire rel­a­tive à leur père Auguste, le pein­tre, et à la « pre­mière impres­sion » qu’il reçut d’une représen­ta­tion théâ­trale : « À huit ans on a mené mon père au Gymnase.Il y avait là un vrai piano. Il a hurlé de décep­tion eton a dû le sor­tir du théâtre. Il n’y est jamais retourné » (Gras­set, p. 20).
Ain­si toute inno­cence est-elle minée, voire rav­agée par l’idéologie dom­i­nante, même lorsqu’il ne s’agitque d’esthétique, voire d’esthétique scénique. Le gamin de huit ans attendait du faux, du toc, du carton-pâte,de l’illusion. L’irruption intem­pes­tive du vrai, même sous la forme d’un instru­ment de musique, lui est pro­pre­ment insup­port­able.
Or, com­bi­en de spec­ta­teurs adultes, aujourd’hui encore, trans­muent-ils leurs colères et leurs hurlements infan­tiles en grogne­ments et vocif­éra­tions d’hommes des cav­ernes quand à la sor­tie d’une représen­ta­tion­leur hori­zon d’attente a été déçu ! Il faut bien se ren­dre à l’évidence, l’art du spec­ta­teur – l’expression est de Brecht et elle me plaît – est un art résol­u­ment décep­tif. À moins d’être soi-même met­teur en scène – et encore, la plu­part des met­teurs en scène vous avoueront quela mise en scène dont ils sig­nent la réal­i­sa­tion est tou­jours assez éloignée de la mise en scène don­tils avaient rêvé dans l’absolu –, le désir et le plaisir­du spec­ta­teur sont par déf­i­ni­tion con­damnés à la con­fronta­tion tou­jours décep­tive entre un « hori­zon d’attente » et la réal­ité scénique qu’il a sous les yeux : ques­tion d’interprétations diver­gentes en quelque sorte, la pre­mière virtuelle, incon­sciente et/ou pré­conçue, la sec­onde matérielle, con­crète et tan­gi­ble, con­trar­iée par la vision plus ou moins autori­taire et péremp­toire d’un autre…

Julie-Anne Roth et Frédéric Cherboeuf dans ROMÉO ET JULIETTE deWilliam Shakespeare, mise en scène Stuart Seide, Théâtre du Nord, Lille, octobre 1999. Photo Pascal Victor.
Julie-Anne Roth et Frédéric Cher­boeuf dans ROMÉO ET JULIETTE de William Shake­speare, mise en scène Stu­art Sei­de, Théâtre du Nord, Lille, octo­bre 1999.
Pho­to Pas­cal Vic­tor.

Déception et compensation

Le plaisir du spec­ta­teur serait-il donc un plaisir masochiste ? Le spec­ta­teur ne renou­vellerait-il son désir de théâtre que pour, chaque fois, en véri­fi­er la con­trar­iété, la frus­tra­tion, la décon­v­enue ? Sans doute le spec­ta­teur de théâtre, comme tout ama­teur d’art, ne se con­tente-t-il pas d’être con­forté dans ses cer­ti­tudes. Aus­si prend-il un plaisir sincère à être per­tur­bé, dérangé, bous­culé dans ses repères et ses habi­tudes. Mais pas en pure perte. Le spec­ta­teur de théâtre, – je par­le évidem­ment du spec­ta­teur « disponible », celui qu’évoque Umber­to Eco comme com­plé­ment récep­tif, indis­pens­able, à ce qu’il désigne sous le nom d’«œuvre ouverte » – attend aus­si du trou­ble et de la décep­tion qu’ils soient com­pen­sés. Que le malaise négatif de la frus­tra­tion soit qua­si simul­tané­ment comblé par la joie pos­i­tive d’un éton­nement, d’une sur­prise, voire d’un émer­veille­ment qui se révèleront d’autant plus forts qu’ils seront totale­ment inespérés ou inat­ten­dus.

ROMÉO ET JULIETTE deWilliam Shakespeare, adaptation Gervais Robin, mise en scène Daniel Mesguich, Compagnie Théâtre du Miroir. Avec Jenny Alpha, Jérôme Angé, Jean-Luc Buquet, Jacques Castaldo, Philippe Duclos, Viviane Eychant, Isabelle Gelinas, François Kergoulay, François Marchasson, Serge Papagalli, Étienne Pommeret, Gervais Robin, Cathy Rougelin, Lyz Schlegel, Véronique Widock, Théâtre Gérard Philipe, Saint Denis, 1986. Photo Marc Enguerand.
ROMÉO ET JULIETTE deWil­liam Shake­speare, adap­ta­tion Ger­vais Robin, mise en scène Daniel Mes­guich, Com­pag­nie Théâtre du Miroir. Avec Jen­ny Alpha, Jérôme Angé, Jean-Luc Buquet, Jacques Castal­do, Philippe Duc­los, Viviane Eychant, Isabelle Geli­nas, François Ker­goulay, François Mar­chas­son, Serge Papa­gal­li, Éti­enne Pom­meret, Ger­vais Robin, Cathy Rougelin, Lyz Schlegel, Véronique Widock, Théâtre Gérard Philipe, Saint Denis, 1986.
Pho­to Marc Enguerand.

De ce proces­sus je don­nerai deux exem­ples, d’autant plus per­ti­nents, me sem­ble-t-il, que leurs effets sur le spec­ta­teur répon­dent à l’intention des met­teurs en scène, eux-mêmes par­faite­ment maîtres de ce petit jeu dialec­tique et légère­ment per­vers de la décep­tion et de la com­pen­sa­tion. Affirmer sa créa­tiv­ité inter­pré­ta­tive et scénique sur un chef‑d’œuvre, surtout s’il est passé mythe, relève par­fois du défi ou de la gageure. D’autant que la présence dif­fuse de l’œuvre dans la mémoire col­lec­tive s’est au fil du temps encom­brée de clichés et d’images d’Épinal devenus à leur tour aus­si arti­fi­cielle­ment uni­versels que l’œuvre authen­tique elle-même. Tel est le cas de ROMÉO ET JULIETTE dont les scènes du bal et du bal­con, on le sait, demeurent figées dans les représen­ta­tions pic­turales et musi­cales qu’en ont don­nées les Roman­tiques, et qui décorent encore de leurs chro­mos les foy­ers des théâtres et des opéras hérités du XIXe siè­cle : façon Berlioz, Delacroix ou Géri­cault… Impos­si­ble sur de tels clichés, si l’on veut échap­per à la con­ven­tion la plus ringarde, de ne pas décevoir le spec­ta­teur : reste au met­teur en scène à trou­ver la com­pen­sa­tion la plus juste et la plus heureuse pos­si­ble dans l’esthétique et l’interprétation qu’il a choisies. Com­mençons par la scène du bal chez les Capulet et con­fron­tons les solu­tions pro­posées tour à tour par Daniel Mes­guich et Stu­art Sei­de en 1985 et 1999. Dans les deux cas, le spec­ta­teur s’attendait à – espérait ? – un traite­ment opéra­tique et/ou ciné­matographique façon MAYERLING de Ter­ence Young ou LE GUÉPARD de Vis­con­ti avec au cen­tre un Roméo aus­si « glam­our » qu’Alain Delon ou Omar Sharif. Raté ! Mes­guich nous pro­pose, en écho au pro­logue du spec­ta­cle, où les fan­tômes de Jou­vet han­taient le Théâtre de l’Athénée, un flo­rilège de cita­tions légendaires du réper­toire comme autant de scènes de con­ser­va­toire évo­quant tour à tour BÉRÉNICE, LA MOUETTE, CYRANO… Pas-de-deux dra­ma­tiques plutôt que choré­graphiques donc, totale­ment décalés, emportés par la choral­ité tour­bil­lon­nante d’une étrange et inquié­tante danse de salon. Chez Stu­art Sei­de, autre frus­tra­tion : un mur mon­u­men­tal per­cé de petites portes descendait des cin­tres et occul­tait la pro­fondeur de l’arrière-scène. Le spec­ta­teur-voyeur en était réduit, comme à tra­vers l’exiguïté du trou de la ser­rure, à entre- apercevoir quelques bribes, quelques miettes du fameux bal tant espéré, avec en prime – puisqu’il faut bien une com­pen­sa­tion – l’érotisme en majesté de Lady Capulet (Lau­rence Roy) dans une robe de velours rouge à la corolle aus­si « vul­vaire » que celle d’une rose ou d’un tutu, en grâce et en splen­deur, éclip­sant presque dans une sorte de rival­ité incon­sciente l’attraction exer­cée par sa fille.

Du bal au balcon

Venons-en main­tenant à la scène du bal­con. Daniel Mes­guich et son scéno­graphe, Alain Bat­i­fouli­er, avaient tout trans­posé dans une bib­lio­thèque monu- men­tale – celle de Babel chère à Borges, ou telle bib­lio­thèque human­iste de Naples, de Palerme ou de Vérone, lézardée par un séisme de forte mag­ni­tude dont l’ampleur avait néces­sité l’étayage par des échafaudages de soutène­ment comme on peut en voir encore dans les quartiers espag­nols de Naples : autant de tubu­lures qui inci­taient à l’agilité et à l’acrobatie le corps sou­ple et félin de Roméo (Chris­t­ian Cloarec ensuite rem­placé par Jérôme Angé) comme autant d’agrès de cirque ou de gym­nase invi­tant à la per­for­mance physique et à la parade nup­tiale ou, vision plus inno­cente qui nous ramène au vert par­adis des cours de récréa­tion, comme autant de bar­reaux enchevêtrés des cages à écureuils de notre enfance. Chez Sei­de, la scène du bal­con était traitée de façon beau­coup moins exubérante et beau­coup plus min­i­mal­iste. Au som­met d’un plan incliné, au loin­tain, une mince tubu­lure grise, fon­due dans un espace mono­chrome lui-même gris très clair, façon ram­barde ou bastin­gage – décep­tion assurée ! Der­rière la tubu­lure, une petite scène en abyme sur le vaste plateau : le bal­con, et sur ce bal­con, les deux corps nus de Roméo (Frédéric Cher­bœuf) et de Juli­ette ( Julie-Anne Roth). Aucun effet de jeu ni d’éclairage racoleur : le texte, son inter­pré­ta­tion et la nudité crue. La puis­sance de la scène ne se révélait que dans la sépa­ra­tion et les adieux, traités comme une représen­ta­tion pic­turale naïve et prim­i­tive d’Adam et Ève chas­sés du par­adis ter­restre. Pré­cisons que cette scène fai­sait écho à une autre, ter­ri­ble, celle de la répu­di­a­tion de Juli­ette par son père (Alain Rimoux), cour­roucé comme le Dieu de l’Ancien Tes­ta­ment, telle­ment excom­mu­ni­ca­teur et odieux dans sa colère que plusieurs spec­ta­teurs avaient par la suite demandé si le met­teur en scène n’avait pas pris la lib­erté de rajouter la scène au texte de Shake­speare.

Pour (ne pas) conclure

Résumons-nous. L’imaginaire col­lec­tif est encom­bré d’idées reçues et pré­conçues, de préjugés qui sus­ci­tent chez le spec­ta­teur virtuel ou poten­tiel un hori­zon d’attente qui vaut aus­si bien pour le théâtre en général que pour une représen­ta­tion ponctuelle en par­ti­c­uli­er. L’adéquation étant qua­si impos­si­ble entre l’attente fan­tas­mée et la con­fronta­tion au réel – il y a là quelque chose qui pour­rait ressem­bler à la dialec­tique freu­di­enne entre principe de plaisir et principe de réal­ité –, le spec­ta­teur, à quelques excep­tions près, sera tou­jours déçu. Et pour que soit sur­mon­tée la décep­tion, qu’elle n’entame ni la con­som­ma­tion du plaisir ni l’entretien et le renou­velle­ment du désir, il fau­dra que cette décep­tion soit com­pen­sée avec force et inten­sité, dans l’instant de la représen­ta­tion ou dans son après-coup, par la sur­prise, l’étonnement, l’émerveillement, ou sim­ple­ment la décou­verte d’un effet de sens ou d’une émo­tion neufs, inespérés, inat­ten­dus.
La décom­po­si­tion théorique d’un tel proces­sus relatif aux mécan­ismes du désir et du plaisir du spec­ta­teur est por­teuse d’une con­séquence : elle place le théâtre d’art et de ser­vice pub­lic en face de respon­s­abil­ités qui implicite­ment étaient déjà les siennes, mais qui, au pied de ce con­stat, n’en doivent être que réac­tivées et renou­velées. Les enjeux sont ceux d’un com­bat : con­tre la décep­tion, pour la com­pen­sa­tion. Les artistes et leurs propo­si­tions doivent donc redou­bler d’exigence en matière d’interprétation, de dra­maturgie, de quête de sens, de recherche d’équivalents scéniques et/ou con­tem­po­rains du texte dont ils s’emparent, d’exploration de sen­sa­tions et d’émotions nou­velles, d’expérimentation de formes esthé­tiques inédites, bref d’originalité, de sin­gu­lar­ité, de créa­tiv­ité tou­jours plus per­ti­nente et jus­ti­fiée.
Quant à ceux qui les sec­on­dent et les entourent, ils doivent quant à eux redou­bler de vig­i­lance, de présence et d’efficacité péd­a­gogique dans ce qu’on appelle par­fois l’accompagnement du spec­ta­teur, et qui recoupe aus­si sa for­ma­tion et son infor­ma­tion. L’existence de dis­posi­tifs d’accompagnement en amont et en aval de la représen­ta­tion, inclu­ant trans­mis­sion de repères et mise en per­spec­tive his­torique, influe beau­coup sur la logique linéaire précédem­ment décrite : idées pré­conçues –> hori­zon d’attente –> décep­tion –> com­pen­sa­tion… C’est la rai­son pour laque­lle j’accorde tant d’importance et depuis si longtemps à cette instance dif­fuse, un peu abstraite, qu’on appelle ici ou là la for­ma­tion ou l’école du spec­ta­teur.1
Ain­si guidé et éclairé, le spec­ta­teur, au lieu de se crisper et de se raidir sur les accoudoirs de son fau­teuil, pour­ra peu à peu s’abandonner au plaisir de la nou­veauté inat­ten­due, voire de la con­trar­iété com­pen­sée. Le théâtre devien­dra alors ce qu’il aurait dû et devrait tou­jours être, un lieu d’ouverture et de disponi­bil­ité réciproque, au sens où l’entend Umber­to Eco : ouver­ture de l’œuvre par sa plurivoc­ité et sa poly­sémie, disponi­bil­ité du lecteur ou du spec­ta­teur à recevoir, dans la bien­veil­lance et la décrispa­tion, des formes et des propo­si­tions nou­velles. Alors seule­ment la belle expres­sion suisse que, pré­cisé­ment à l’issue d’un spec­ta­cle, me rap­por­ta un jour Alain Knapp, alors directeur de l’École du TNS aux côtés de Jacques Las­salle, pour­ra devenir l’exergue ou le cre­do uni­versel de tout art poé­tique du spec­ta­teur – surtout pronon­cez-le avec l’accent traî­nant et chan­tant du can­ton valaisan :
«J’ai été déçu en bien ! ».

  1. Je vous ren­voie sur ces ques­tions à quelques-uns des arti­cles que j’ai pub­liés dans le cadre de l’ANRAT, Asso­ci­a­tion Nationale de Recherche et d’Action Théâ­trale : « L’apprenti spec­ta­teur » in LE THÉÂTRE ET L’ÉCOLE (Actes Sud Papiers, 2004), « Descrip­tion chorale » (Trait d’union no 15, jan­vi­er 2008) et « Le grand entre­tien » (Continu[um] no 1, févri­er 2010). ↩︎
Théâtre
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Yannic Mancel
Après l’avoir été au Théâtre National de Strasbourg puis au Théâtre National de Belgique, Yannic...Plus d'info
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