Extension du domaine du désir

Théâtre
Critique

Extension du domaine du désir

Le 19 Avr 2010
Del Hamilton et Isma’il Ibn Conner dans IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS de Bernard-Marie Koltès, traduction Isma’il Ibn Conner, mise en scène et décor Éric Vigner, 7 Stages Theater, Atlanta, avril 2008. Photo John Nowak.
Del Hamilton et Isma’il Ibn Conner dans IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS de Bernard-Marie Koltès, traduction Isma’il Ibn Conner, mise en scène et décor Éric Vigner, 7 Stages Theater, Atlanta, avril 2008. Photo John Nowak.

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Del Hamilton et Isma’il Ibn Conner dans IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS de Bernard-Marie Koltès, traduction Isma’il Ibn Conner, mise en scène et décor Éric Vigner, 7 Stages Theater, Atlanta, avril 2008. Photo John Nowak.
Del Hamilton et Isma’il Ibn Conner dans IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS de Bernard-Marie Koltès, traduction Isma’il Ibn Conner, mise en scène et décor Éric Vigner, 7 Stages Theater, Atlanta, avril 2008. Photo John Nowak.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 104 - Désir de théâtre. Désir au théâtre
104

Un désir non suivi d’effet engen­dre la pesti­lence.

William Blake

QUARANTE-NEUF FOIS est dit le mot désir dans la pièce de Bernard-Marie Koltès, DANS LA SOLITUDE DES CHAMPS DE COTON. Pour­tant la nature de ce désir et l’objet du deal ne sont jamais men­tion­nés. Le mot « désir » et ses décli­naisons pos­si­bles sont inlass­able­ment répétés comme la litanie entê­tante d’une évi­dence de nature et de posi­tion. Lorsqu’on est deal­er c’est qu’on est dans le don, lorsqu’on est client c’est qu’on est dans l’échange.
Ain­si nom­mé par Koltès, les per­son­nages sont comme voués à con­serv­er leur fonc­tion et une juste dis­tance, la parole ajour­nant ou incar­nant métaphorique­ment tout échange pos­si­ble. Le deal­er s’évertue à dire que le désir du client est vis­i­ble, qu’il est là, qu’il est apte à en mesur­er la teneur et la réitéra­tion du mot « désir » a pour effet para­dox­al de ne pas le dis­soudre mais d’en accroître son impa­ra­ble con­sis­tance. En mul­ti­pli­ant les désirs pos­si­bles sans jamais les nom­mer le deal­er invoque un véri­ta­ble ordre du désir et cerne son client comme un marc­hand pro­poserait des pro­duits aux­quels on n’aurait pas songé en entrant. Sub­siste alors cette impres­sion con­juguée de sus­pen­sion et d’aspiration sans réso­lu­tion pos­si­ble. Ne le nom­mant pas, Koltès fait du manque évo­qué une insat­is­fac­tion ontologique ren­voy­ant à la con­di­tion même du client, voire celle de l’homme, per­pétuelle­ment tra­ver­sé par l’attente d’un sup­plé­ment d’être.
Le deal­er est comme investi du pou­voir de point­er le désir de l’autre, il le voit comme une mar­que irra­di­ante, le poids du fardeau qui dépasse et que l’on cherche vaine­ment à dis­simuler. Pour­tant, depuis le temps que je suis à cette place, je sais recon­naître les flammes qui, de loin, der­rière les vit­res, sem­blent glacées comme des cré­pus­cules d’hiver, mais dont il suf­fit de s’approcher, douce­ment, peut-être affectueuse­ment, pour se sou­venir qu’il n’est point de lueur défini­tive­ment froide, et mon but n’est pas de vous étein­dre, mais de vous abrit­er du vent, et deséch­er l’humidité de l’heure à la chaleur de cette flamme.
La parole du deal­er fonc­tionne comme un bar­rage à toute absence de désir et sem­ble en même temps atom­iser toutes les natures de désir pos­si­ble, comme si par les mots on pour­rait en con­stru­ire une con­stel­la­tion et pour­suiv­re l’édification d’une insat­is­fac­tion inavouable à la fois pal­pa­ble et abyssale : Je ne suis pas là pour don­ner­du plaisir, mais pour combler l’abîme du désir, rap­pel­er le désir, oblig­er le désir à avoir un nom, le traîn­er jusqu’à terre, lui don­ner une forme et un poids, avec la cru­auté oblig­a­toire qu’il y a à don­ner une forme et un poids au désir.
Cepen­dant, la pul­sion de l’échange est aus­si brûlante que celle de l’acquisition. Le deal­er a la charge d’assouvir une demande et la seule fron­tière qui existe est celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incer­taine, tous deux pos­sé­dant le désir et l’objet du désir
Par essence le désir est ce qui précède à toute réso- lution, il peut être moteur et être l’aveu d’un manque. État de prélude par excel­lence, état de sus­pen­sion, tout ce qui serait de l’ordre de la cer­ti­tude, du bien tan­gi­ble serait per­du pour le désir. La parole de DANS LA SOLITUDE… se con­stru­it à son image, en ajourne tou­jours l’expression et sert aux deux per­son­nages à main­tenir leurs posi­tions, à jouer le jeu du dis­cours, l’espace d’une représen­ta­tion, car le désir comme le théâtre est l’exaltation d’un présent.
La langue du deal­er comme celle du client est tour à tour poé­tique, méta­physique, con­crète, démon­stra­tive, philosophique. Les impar­faits du sub­jonc­tif du deal­er, la longueur de ses phras­es créent cette impres­sion con­juguée d’hypothèse per­ma­nente, de latence, de men­ace, d’imminence.
La parole est aus­si bien rap­proche­ment par l’acceptation du jeu poé­tique que mise à dis­tance de l’autre. C’est bien ce mys­tère infi­ni et l’infinie étrangeté des armes qui per­me­t­tent aux deux per­son­nages de dévelop­per cette parole qui incar­ne à la fois un rem­part à l’affrontement et son développe­ment métaphorique. Si le désir est un prélude à toute réso­lu­tion, le dis­cours n’est peut-être pas autre chose que le déroule­ment de cette réso­lu­tion dans l’extase du dire. L’action et la parole sont insé­ca­bles et le dia­logue con­tribue, tout compte fait, à sceller une union, comme si le client et le deal­er se voy­aient dans l’obligation de con­tin­uer à par­ler parce qu’ils ont com­mencé à jouer le jeu : « Or le désir d’un acheteur est la plus mélan­col­ique chose qui soit, qu’on con­tem­ple comme un petit secret qui ne demande qu’à être per­cé et qu’on prend son temps avant de percer ». De fait, même s’ils sont deux forces qui s’opposent le deal­er pro­pose de pren­dre ce temps, de l’occuper.
Le « si » du début de LA SOLITUDE, « si » éminem­ment théâ­tral – « Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas…» instau­re la pos­si­bil­ité de se laiss­er pren­dre par le temps et d’étendre dans l’extension du verbe le domaine du désir.

Par la mul­ti­plic­ité même de leur dis­cours, la diver­sité des fig­ures du com­bat qu’ils emprun­tent, l’attaque directe, la défense, la réplique, la feinte, l’esquive, les per­son­nages sont comme deux éner­gies pris­es dans la fonc­tion de leur con­di­tion, mais tou­jours liés par cette néces­sité du dire qui, une fois enclenché, ne peut faire machine arrière. Comme pour LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS, mono­logue fon­da­teur de Koltès qui tient en une seule phrase, DANS LA SOLITUDE… sem­ble plac­er les per­son­nages dans l’irréversible d’un dis­cours, un ring d’où l’on ne peut se dérober, com­bat en plusieurs rounds, spi­rale de micro affron­te­ments qui se répè­tent, dra­maturgie où tout pour­rait recom­mencer sur la base de l’entêtant désac­cord.

Del Hamilton et Isma’il Ibn Conner dans IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS de Bernard-Marie Koltès, traduction Isma’il Ibn Conner, mise en scène et décor Éric Vigner, 7 Stages Theater, Atlanta, avril 2008. Photo John Nowak.
Del Hamil­ton et Isma’il Ibn Con­ner dans IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS de Bernard-Marie Koltès, tra­duc­tion Isma’il Ibn Con­ner, mise en scène et décor Éric Vign­er, 7 Stages The­ater, Atlanta, avril 2008.
Pho­to John Nowak.

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Serge Saada
Auteur et essayiste, Serge Saada enseigne le théâtre et la médiation culturelle à l’université Paris...Plus d'info
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