L’EMPEREUR DE CHINE fut écrit en 1916 sur les papiers verts du Ministère de la Guerre. Dans cette fable politique où l’absurde côtoie le grotesque, c’est toute l’organisation sociale d’un pays qui se voit bouleversée : l’ordre existant est renversé, et les limites de la morale franchies. Le chaos s’empare du monde. Les désirs les plus primaires se réalisent. Face au désastre, les pulsions de sexe et de mort se déchaînent, par-delà le bien et le mal… La metteure en scène Madeleine Louarn a choisi de mettre en scène le texte de Georges Ribemont-Dessaignes, – poète dadaïste et artiste nietzschéen –, parce que son écriture lui paraît éminemment scénique, et pour ce qu’il nous dit du désastre du monde, aujourd’hui.
Georges Ribemont-Dessaignes est l’auteur de cette pièce de théâtre qui ne fut mise en scène qu’une fois, en 1925, par les époux Autant-Lara. Autrefois connu au sein du célèbre mouvement Dada, aujourd’hui quasiment oublié des lecteurs aussi bien que des universitaires, Ribemont-Dessaignes écrivit ce texte en réponse à l’UBU de Jarry, sur le même fond de catastrophe que fut la première Guerre mondiale.
En 1916, Ribemont-Dessaignes était alors engagé au secrétariat aux disparus. Il ne connaissait pas encore le dadaïsme qui naissait à Zurich, autour du Cabaret Voltaire d’Hugo Ball, Hans Harp, Tristan Tzara… Son EMPEREUR DE CHINE fut pourtant considéré comme l’une des pièces de théâtre les plus abouties du mouvement et la première œuvre de théâtre publiée dans la collection Dadaau Sanspareil, en 1921.
Ribemont n’écrivit pas seulement du théâtre mais aussi des romans, de la poésie… Son œuvre littéraire considérable s’étend à tous les genres et recouvre généralement un propos philosophique. « Il incarne le type même de l’artiste nietzschéen. Car musicien, peintre, poète, phare de l’avant-garde Dada et surréaliste, il pratique indifféremment tous ces arts avec la même avidité, la même compétence et le même bonheur. »1 Madeleine Louarn, qui apprécie l’auteur autant pour sa production littéraire et artistique, que parce « qu’il était un drôle de bonhomme…»2, considère que les universitaires l’ont congelé. Sa violence iconoclaste et son humour corrosif expliquent sans doute en partie pourquoi il a été frappé d’ostracisme. Bon nombre de ses textes, dessins et tableaux sont perdus. Certaines de ses toiles lui ont d’ailleurs servi à construire le toit d’un poulailler…
L’intérêt de Madeleine Louarn pour l’œuvre de Georges Ribemont-Dessaignes et le Dadaïsme est ancien. Elle est depuis longtemps fascinée par leur révolution de la pensée, par l’intensité de cette déflagration du début du XXe siècle. Elle est sensible à la manière Dada de saisir la réalité, qui permet non seulement de subvertir, de transgresser, mais bien au-delà, d’ouvrir d’autres espaces vers une autre beauté. Et pense que si le texte de Ribemont a su éclairer le désastre de la guerre des tranchées, il éclaire toujours notre époque avec perti- nence, « même si cela ne se traduit pas par des charniers de cadavre comme à Verdun. » L’homme qui sort de ce désastre est le jouet de ses instincts. La société déraille et Dada la raille. Les sujets qui traversent L’EMPEREUR DE CHINE sont, pour elle, tout à fait transposables dans notre monde mondialisé : pulsions vitales et violentes, désirs effrénés de sexe et de mort – avec passages à l’acte – assortis d’une infinie quête d’absolu.
Madeleine Louarn, qui a déjà monté plusieurs petites pièces de Ribemont3, s’intéresse au pan philosophique de son écriture. L’EMPEREUR DE CHINE est pour elle une des plus belles pièces métaphysiques, à la fois drôle et poétique – où l’on copule et coupe des têtes à tire-larigot. Les thèmes subversifs qui la traversent sont fortement portés par les acteurs de Catalyse.
L’Atelier Catalyse est composé de personnes en difficulté physique et mentale qui ont choisi de devenir des acteurs. Grâce à l’association Les Genêts d’or qui leur offre un cadre professionnel (travail quotidien et rémunération), les comédiens handicapés constituent une troupe solidaire, qui s’est formée au fil des années, auprès de Madeleine Louarn et de son équipe.
À ses débuts, elle était éducatrice pour des adultes handicapés. Elle n’y connaissait pas grand-chose au théâtre, et le premier spectacle qu’elle vit à Paris en 1981, WIELOPOLE, WIELOPOLE de Tadeusz Kantor, fut aussi une révélation : le langage et la puissance scénique de ce spectacle correspondait au type de travail qu’elle souhaitait entreprendre avec ses acteurs. En s’intéressant de plus près à Kantor, elle a appris l’importance des Dadaïstes (et surtout de Picabia) dans son œuvre.
Selon Dada, l’Art est quelque chose en mouvement, qui ne se trouve pas là où on l’attend. Selon Madeleine Louarn, il se trouve sans doute dans le type de jeu proposé par ses acteurs (travail effectué au plateau par l’acteur Jean-François Auguste), dans leur présence scénique pas classique, qui fait l’objet d’un travail essentiellement orienté sur le corps : où il est question de travailler le texte avec son corps comme un athlète, ou un danseur, avec beaucoup de force et d’énergie. Madeleine Louarn est persuadée que le langage vient du corps, qu’il y a une sorte d’aller-retour permanent en la mémoire de celui-ci et celle de l’esprit : qu’il existe quelque chose de musculaire dans la pensée, et que la construction des émotions est à l’origine de notre rationalité.
Le travail qu’elle propose aux acteurs de Catalyse s’inscrit dans le droit de fil de cette vision non-duelle, du corps et de l’esprit, et tient compte des difficultés propres aux acteurs pour s’approprier le texte. Erwana Prigent assure le rôle de « répétitrice », et pour parer aux trous de mémoire pendant les représentations,
Stéphanie Peinado est souffleuse pendant les spectacles. Madeleine Louarn a écrit une adaptation très concentrée autour de treize personnages principaux, réduisant le texte de plus d’un tiers. « Il y a normalement quatre- vingts personnages. J’ai choisi d’enlever toutes les scènes de foule. L’EMPEREUR regorge de représentants du peuple des fonctionnaires, des religieux, des soldats… symboles d’une hiérarchie sociale très lourde en France avant la seconde Guerre mondiale. » Elle a choisi d’ôter Jarry et de garder Nietzsche.
- Anne-Marie Amiot, « Georges Ribemont- Dessaignes : du nihilisme Dada au dithyrambe dionysiaque », in Noesis, no 7, La philosophie du XXe siècle et le défi poétique. ↩︎
- La plupart des citations de Madeleine Louarn et des acteurs sont extraites d’une rencontre avec le public que j’ai animée, et qui a eu lieu au CDDB de Lorient, à l’issue d’une représentation en décembre 2009. ↩︎
- Notamment LE PARTAGE DES OS, LARME DE COUTEAU, L’ARC EN CIEL, ZIZI DE DADA. ↩︎
- Cet artiste du Bauhaus a théorisé et mis en pratique un travail d’acteurs empruntant au jeu de la marionnette : stylisation de la gestuelle, jeu sans affèterie, costumes contraignant les corps comme des scaphandres… ↩︎
- L.H.O.O.Q. est une œuvre d’art de 1919 de Marcel Duchamp, parodiant LA JOCONDE. Son titre est à la fois un homophone du mot anglais look et un allographe que l’on peut ainsi prononcer : « elle a chaud au cul ». ↩︎
- Marionnettes et pantins conçus par Paolo Duarte. ↩︎