UN ACCIDENT tout bête (comme s’il en était d’intelligents), et me voici chez mon pharmacien en quête d’anti-inflammatoires pour amortir la douleur de l’entorse, ce qui me fournit l’occasion d’un lapsus spectaculaire : au lieu de demander de l’Ibuprofène, j’ai demandé de l’Ubu Profane. Je ne sais quels abysses cela révèle de moi. En tout cas, ma jugeote mise en branle, trois sens s’imposèrent immédiatement, selon que Profane soit entendu comme substantif, comme adjectif, ou comme verbe : d’abord, le profane chez Ubu, c’était moi, dramaturge néophyte (sens plat); secundo, Ubu se meut dans son espace propre, sécularisé, en dehors de toute église, si ce n’est de tout principe (sens médian); enfin, et c’est le sens fort, Ubu re-sacralise son propre espace par la profanation des formes convenues, qui renvoie le théâtre à ses origines, à sa présence première, plus précisément à sa corporalité et textualité ardente (corps et texte : même combat). Denis Marleau n’est pas un magicien ; la prestidigitation, monnaie courante et monnaie de singe dans la showbizzerie d’aujourd’hui, je suppose (supposition de géomètre) qu’elle ne l’enchante guère, qu’il aurait plutôt tendance à en être agacé. Le « théâtre Ubu » (j’entends par là non pas la Compagnie de ce nom, mais bien le mode de théâtralité propre à cette Compagnie) n’est ni magie ni sorcellerie ni fumée. Le théâtre de Marleau est ontologique, c’est-à-dire « poïétique », c’est-à-dire lieu où l’Être s’avère. Son travail, chaque fois, dévoile et révèle, ouvre une clairière, constitue une authentique phénoménologie de la présence (ah ! l’éclairage des spectacles Ubu !). Ni spectres ni fantômes, donc, rien de sépulcral, ce serait mal comprendre. Mais l’ombre même d’où l’être tire sa clarté. Non pas illusions, poudre aux yeux, « rêves » à bon marché, éblouissements, mensonges. Mais fascination bel et bien, révélation, attention sans failles au bruissement du monde (ah ! l’ambiance sonore des spectacles Ubu !), violence et catimini, vérité imaginaire et imaginaire vrai, bref le contraire de la « distraction », de l’entertainment, en quoi il est un théâtre pascalien. Il provoque les prisonniers de Platon que nous sommes à sortir de leur Caverne. Pour contempler le Soleil parfois terrible de ce qui est.
Théâtre qui donne à voir le néant qui pourtoure toutes choses. Théâtre qui donne à voir. Théâtre qui donne.
Et ce qui est, souvent, c’est la mort, le désir et la mort, la fluide et ombrageuse lueur qu’ils font couler le long des choses.
Le néant magnifique qui pourtoure toutes choses.
La lumière.