L’Acteur ou L’Angoisse du héron

L’Acteur ou L’Angoisse du héron

À Paul Savoie

Le 28 Juil 2002
Ginette Morin et Annick Bergeron dans CATOBLÉPAS de Gaétan Soucy, mise en scène de Denis Marleau, 2001. Photo Richard-Max Tremblay.
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Ginette Morin et Annick Bergeron dans CATOBLÉPAS de Gaétan Soucy, mise en scène de Denis Marleau, 2001. Photo Richard-Max Tremblay.
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Article publié pour le numéro
Modernité de Maeterlick-Couverture du Numéro 73-74 d'Alternatives ThéâtralesModernité de Maeterlick-Couverture du Numéro 73-74 d'Alternatives Théâtrales
73 – 74
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À Paul Savoie

J’AI RENCONTRÉ l’Acteur, une fois, j’ai assisté à son étrange spec­ta­cle. Je dis l’Acteur car c’est ain­si que lui-même se nom­mait, se définis­sait. À la ques­tion du médecin, c’est ce qu’il avait répon­du. Il n’avait pas dit je suis acteur, ce que du reste il n’était pas, ayant toute sa jeunesse tra­vail­lé dans le bâti­ment. Il a répon­du : « Je suis l’Acteur. » C’était un grand piqué de la tête. J’ai assisté à son spec­ta­cle dans un célèbre Insti­tut voué aux soins de ses pairs, où je sup­pose qu’il est tou­jours, s’il n’est pas mort. Il n’est pas rare que ces gens-là vivent très vieux. Cette longévité con­stitue un raf­fine­ment, en quelque sorte ; elle épure l’atrocité de leur des­tin, en l’étirant, tel un fil d’or. On l’avait cat­a­logué cata­tonique avec brusques et imprévis­i­bles explo­sions de fureur. Ce qui avait valu à sa pho­togra­phie l’honneur des jour­naux. Les mem­bres de sa famille, au sens anatomique, ceux de ses trois petits frères, de ses deux sœurs et de sa mère, cela prit des semaines pour les retrou­ver un à un, éparpil­lés dans le jardin joux­tant la mai­son famil­iale quelque part près de Raw­don. Il n’était pas ce qu’on appelle un indi­vidu fréquentable.

Mais, il était l’Acteur. Il offi­ci­ait invari­able­ment dans le même décor, celui de la grand-
salle, dite « de séjour », et je dis bien « offici­er », car il suff­i­sait de l’avoir vu jouer, avec quelle trou­blante inten­sité, son immuable spec­ta­cle, pour con­naître qu’avait lieu là, pour nous, pour lui, quelque chose qui tenait de la dernière hau­teur, et du sacré. La grand-salle donc, pour tout décor. Rien que des chais­es rivées le long des plinthes, des tables nues boulon­nées au planch­er, des fenêtres à bar­reaux par où nul jour n’entrait, d’interminables murs blanc cassé, et rien, nul objet acéré, pas de cen­dri­er, pas de verre en verre, pour tit­iller l’envie de s’auto-mutiler, courante dans ces milieux. De ce vaste espace, notre homme n’utilisait qu’une por­tion infime, celle qu’aurait pu occu­per un cer­cueil à la ver­ti­cale, une cab­ine télé­phonique, si vous préférez. L’Acteur n’était pas le Cabotin, dont nous repar­lerons, on com­pren­dra pourquoi ; il n’arpentait pas la scène comme un con­quérant avide. Son petit cer­cueil debout, cela suff­i­sait. Son art pre­nait sa source et toute sa force dans la con­trac­tion, dans l’exer­ci­ce de la con­trac­tion. Je n’ai pu pénétr­er dans la salle qu’accompagné du médecin, bien enten­du, ain­si que d’un « pré­posé aux béné­fi­ci­aires » au doux vis­age, aux yeux tran­quilles, au gabar­it de gorille débon­naire. Il devait s’y trou­ver, à part nous, une ving­taine de per­son­nes. Cer­taines rivées aux chais­es rivées aux plinthes, cer­taines aux tables boulon­nées au planch­er, d’autres par­lant entre elles, jouant à la Dame de pique, faisant des blagues, comme si de rien n’était. Je passerai sur la curieuse sen­sa­tion de se trou­ver en cos­tume de ville, sans armures et sans armes, au milieu de vingt indi­vidus recon­nus fous meur­tri­ers. Sans spé­ci­fi­er qui au juste avait fait quoi, le médecin m’avait don­né une idée des actes qui vous méri­tent un séjour toutes dépens­es payées dans ce genre d’Institut. Non qu’on s’y sente en dan­ger, c’est autre chose. Une sen­sa­tion bien curieuse.

L’Acteur se tenait debout dans son coin, le même tou­jours, invari­able. Si on peut appel­er debout cette pos­ture qui était le com­mence­ment d’une chute, une chute figée dans son amorce, une promesse jamais tenue de chute vers l’avant. La tête était penchée, les épaules ploy­aient sous un fardeau invis­i­ble mais très cer­taine­ment réel, les genoux avaient fléchi, fléchi, puis s’étaient arrêté en plein fléchisse­ment. Ses mains longues, dén­ervées, des mains de vieille dame pianiste, tendaient vers le sol, le bout des doigts trem­blant d’un trem­ble­ment imper­cep­ti­ble de brin d’herbe. Comme si elles avaient voulu touché le sol, mais s’étaient, elles aus­si, comme les genoux, arrêtées en chemin. Toute sa per­son­ne immo­bile, sauf cette trem­blote. L’anorexie en avait fait un rescapé des camps. Le médecin m’avait dit avec une doucereuse ironie : « Il se nour­rit à la philosophe, d’un peu d’à peu près et de presque rien. » (L’ironie était pour moi, qui dans ce temps-là trem­pait jusqu’au cou dans Spin­oza.)

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Gaétan Soucy
Né à Montréal en 1958, le romancier Gaétan Soucy est l’auteur de L’ACQUITTEMENT (1997), L’IMMACULÉE...Plus d'info
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