Les Ressacs du capitalisme

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Théâtre

Les Ressacs du capitalisme

Le 20 Fév 2017
Grégory Houben et Agnès Limbos dans "Ressacs". Photo D.R.
Grégory Houben et Agnès Limbos dans "Ressacs". Photo D.R.
Article publié pour le numéro
126 – 127

Si, sur le plan des coûts de pro­duc­tion, le théâtre de mar­i­on­nettes est le par­ent pau­vre du théâtre d’acteurs, le théâtre d’objet en est prob­a­ble­ment la branche la plus mod­este économique­ment par­lant. Tan­dis que le mar­i­on­net­tiste con­stru­it dans son ate­lier des effi­gies qui por­tent sa sig­na­ture esthé­tique, l’artiste « objecteur » donne une sec­onde vie aux objets les plus anodins (et par­fois les plus délabrés) sans les trans­former ni les répar­er, tout comme il réin­vestit les objets man­u­fac­turés les plus démod­és, les plus kitsch ou les plus enfan­tins. L’objecteur est un glaneur dont le geste créa­teur passe d’abord par le ready made détourné.

Dans Ressacs (2015) d’Agnès Lim­bos et Gré­go­ry Houben, l’objet sup­port de l’histoire est une petite fig­urine de cou­ple en plas­tique, de celles qu’on met au som­met des pièces-mon­tées de mariage. Rap­pelant celle déjà util­isée dans Trou­bles avec le même duo d’acteurs – un spec­ta­cle autour des clichés du mariage avec ses mar­iés et ses lunes de miel inter­change­ables –, cette nou­velle décli­nai­son du cou­ple des mar­iés les vêt ici tous deux de noir.

« Once upon a time, a cou­ple »

C’est le leit­mo­tiv et l’amorce nar­ra­tive de cha­cun des épisodes com­posant la série d’aventures du cou­ple. Pronon­cée chaque fois par Agnès Lim­bos, cette phrase ouvre le cycle sans fin des réus­sites sociale et finan­cière du cou­ple (« an excel­lent sit­u­a­tion », « a beau­ti­ful house ») et de ses revers de for­tune mar­qués par la litanie des « no more » (house, mon­ey, shop­ping, hol­i­days, col­or TV, etc.).

Tan­tôt les objets peu­plent peu à peu la table qui sert de sup­port de jeu (la mai­son minia­ture, la voiture rouge, le chien Toby, les palmiers de la plan­ta­tion, le puits de pét­role, le voili­er au mât tor­du, etc.), tan­tôt ils en sont ôtés, bal­ayés, finis­sent détru­its par des explo­sions ou piét­inés par des éléphants. Les effets de zoom sur ces objets qui relèvent à la fois de la minia­ture et du jou­et met­tent d’abord l’accent sur les signes extérieurs de richesse d’une classe moyenne à l’américaine. En témoigne, out­re l’emploi majori­taire de la langue anglaise dans le spec­ta­cle, le pan­neau « For sale » plan­té près de la mai­son et qui sig­nale une saisie ban­caire. Par un effet d’élargissement de plan de type ciné­matographique, la saisie s’étend aux deux comé­di­ens qui en per­dent lit­térale­ment leurs vestes et leurs chemis­es jusqu’à n’avoir (presque) plus rien sur eux. Le spec­ta­cle de la com­pag­nie Gare cen­trale met donc ironique­ment en scène le sys­tème de valeurs de notre société dans son rap­port à l’argent et à la con­som­ma­tion.

Le cap­i­tal­isme, c’est la crise

La struc­ture même du spec­ta­cle, bâtie sur l’alternance de moments de prof­its et de pertes, est mimé­tique du fonc­tion­nement du sys­tème cap­i­tal­iste où les crises sont indis­so­cia­bles de la crois­sance économique mod­erne. « Les symp­tômes qui précè­dent les crises sont les signes d’une grande prospérité ; nous sig­nalerons l’entreprise et les spécu­la­tions en tous gen­res ; la hausse des prix et de tous les pro­duits, des ter­res, des maisons ; la demande des ouvri­ers, la hausse des salaires, la baisse de l’intérêt, la cré­dulité du pub­lic qui, à la vue d’un pre­mier suc­cès, ne met plus rien en doute ; le goût du jeu en présence d’une hausse con­tin­ue s’empare des imag­i­na­tions avec le désir de devenir riche en peu de temps, comme dans une loterie. » Cette analyse, signée par l’économiste Clé­ment Juglar, a été pub­liée en 1862 pour répon­dre à la ques­tion de l’Académie des sci­ences morales et poli­tiques : « Rechercher les caus­es et sig­naler les effets des crises com­mer­ciales sur­v­enues en Europe et dans l’Amérique du nord durant le cours du XIXe siè­cle ».

Le titre même du spec­ta­cle, Ressacs, dit les fluc­tu­a­tions et incer­ti­tudes d’un sys­tème socio-économique insta­ble qui jette sur un bateau, à la dérive, un cou­ple ruiné. Qu’ils soient soumis aux aléas de l’océan, naufragés sur une terre incon­nue ou bien tra­ver­sant le désert, ils implorent Jésus de leur « mon­tr­er le chemin » vers la réus­site matérielle (et, à la fin, vers le super­marché…). Le mal­heur tombe du ciel sous la forme du « bad weath­er » ou de la « bad sit­u­a­tion » : un nuage som­bre est accroché au-dessus des acteurs (à moins qu’il ne s’agisse, comme dans Trou­bles, d’une météorite sus­pendue au-dessus de leur tête ?), un volatile noir plane au-dessus de leurs biens, une mou­ette farceuse leur chie sur la tête, un trou­peau d’éléphants ou un gros rocher détru­isent leurs pos­ses­sions.

Cor­rélats du cap­i­tal­isme, l’exploitation à out­rance des ressources et l’absence de maîtrise des développe­ments indus­triels et tech­nologiques font aus­si les frais de l’humour d’Agnès Lim­bos et Gré­go­ry Houben qui, en nou­veaux empereur et reine du pét­role et du gaz, con­duisent à la destruc­tion de la cité qu’ils ont fait sor­tir de terre. Cette idéolo­gie du pro­grès, reprise à tra­vers le dis­cours poli­tique con­quérant sans cesse recy­clé du mari, récupère à son prof­it de grandes for­mules dev­enues creuses : « I have a dream » (Luther King), « Imag­ine all the peo­ple togeth­er » (Lennon) et « Yes we can » (Oba­ma).

Aux sources du mal ?

Pas­sant facile­ment d’un espace-temps à un autre, les acteurs n’hésitent pas à trans­former leurs per­son­nages en naufragés sauvages et sexy qui colonisent un nou­veau monde. Si les fig­urines de Noirs au grom­melot rigo­lo rap­pel­lent Tintin au Con­go, les cocotiers évo­quent plutôt les tropiques, tan­dis que le « nou­veau look Adi­das » du cou­ple nous ren­voie à la pro­duc­tion de masse pra­tiquée par les grandes mar­ques occi­den­tales de tex­tile.

Exploita­tion et coloni­sa­tion : deux autres cor­rélats du cap­i­tal­isme. Ressacs revis­ite ain­si l’histoire de l’Occident, entre con­quis­ta­dors (avec la ronde des galions défi­lant sur le rail qui entoure les acteurs) et colons.

L’argent en tant que tel, dans Ressacs, brille par son absence (valise vide, expéri­ences de ban­quer­oute), à l’exception de la pluie d’or arrosant le cou­ple qui a fait for­tune au jeu. Aujourd’hui invis­i­ble, il n’en imprègne pas moins notre rap­port au monde sous la forme des objets que nous accu­mu­lons quo­ti­di­en­nement et qui finis­sent par se faire oubli­er. Il faut alors le geste artis­tique et sin­guli­er de l’artiste objecteur pour les porter à notre regard.

Ressacs de et par Agnès Limbos et Gregory Houben (Compagnie Gare centrale). Regard extérieur et collaboration à l'écriture : Françoise Bloch. Musique originale : Gregory Houben. Scénographie : Agnès Limbos. Spectacle programmé au Théâtre de la Montagne magique du 24 au 26 février dans le cadre du Focus Agnès Limbos (trois autres spectacles programmés : Petites fables au Théâtre de la Montagne magique, Conversation avec un jeune homme et Carmen au Théâtre des Martyrs.
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Carole Guidicelli
Carole Guidicelli enseigne à l’Université de Caen. Sa thèse de doctorat, dirigée par Georges Banu,...Plus d'info
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