Le fragile esquif du langage

Théâtre
Réflexion

Le fragile esquif du langage

Le 17 Déc 2009
François Chattot et Clément Victo dans LA GÉNISSE ET LE PYTHAGORICIEN d’après LES MÉTAMORPHOSES d’Ovide, mise en scène de Jean-François Peyret, Théâtre de Gennevilliers, 2002. Photo Brigitte Enguerand.
François Chattot et Clément Victo dans LA GÉNISSE ET LE PYTHAGORICIEN d’après LES MÉTAMORPHOSES d’Ovide, mise en scène de Jean-François Peyret, Théâtre de Gennevilliers, 2002. Photo Brigitte Enguerand.

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François Chattot et Clément Victo dans LA GÉNISSE ET LE PYTHAGORICIEN d’après LES MÉTAMORPHOSES d’Ovide, mise en scène de Jean-François Peyret, Théâtre de Gennevilliers, 2002. Photo Brigitte Enguerand.
François Chattot et Clément Victo dans LA GÉNISSE ET LE PYTHAGORICIEN d’après LES MÉTAMORPHOSES d’Ovide, mise en scène de Jean-François Peyret, Théâtre de Gennevilliers, 2002. Photo Brigitte Enguerand.
Article publié pour le numéro
Couverture du numéro 102-103 - Côté Sciences
102 – 103

Ç’AURAIT PU ne jamais com­mencer, dans la Seine Saint Denis, con­ver­sa­tions pathé­tiques et éloge du sui­cide. Mais là aus­si l’important n’est pas de com­mencer, mais de recom­mencer, et à ce recom­mence­ment était le chaos.

« Avant qu’existassent la mer et la terre, et le ciel qui cou­vre l’univers, la nature sur toute l’étendue du monde n’offrait qu’une apparence unique, ce qu’on a appelé le Chaos, masse informe et con­fuse qui n’était encore rien que poids inerte, amas en un même tout de ger­mes dis­parates des élé­ments et des choses, sans lien entre eux. »

Ovide, LA GÉNISSE ET LE PYTHAGORICIEN, con­fronta­tion du poète et de la sci­ence con­tem­po­raine, prise de langue dans la sci­ence. Une manip « pour voir ».

Et on a vu. Mer­ci Jean-François.

Amas en un même tout… état de désor­dre auquel « un Dieu aidé du pro­grès de la nature » va met­tre fin, déf­i­ni­tion du chaos. Mais déf­i­ni­tion métaphorique du chaos, deleuzi­enne dans QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? On n’ira pas chi­nois­er le philosophe là dessus. La langue est à tout le monde dans ce ter­rain vague où sci­ence, art et philoso­phie cherchent à s’inventer des voies nou­velles.

Qu’est-ce que la pen­sée ? Pas celle qui suit le sil­lon, celle qui se jette à tra­vers champ : poi­sons de Claude Bernard, couteau de Fontana, plume de Beck­ett.

Théorie physique du chaos, c’est autre chose, un chaos déter­min­iste, rien à voir avec la métaphore, même si « Du chaos au cerveau », dernier chapitre de l’opus deleuzien pour­rait nous induire en erreur, nous pren­dre au piège des mots.

Brûlant les étapes, je saute au Galilée, à Galilée.

Ne tournons pas autour du pot, nous sommes tous les héri­tiers de Galilée, ceux – tout autant – du Siè­cle des Lumières. Héri­tiers donc de ce vice caché, cette bombe à retarde­ment, dénon­cé par le « ni Dieu, ni nature » de Sade. Ce qui lui a coûté cher, ça et la mesquiner­ie bour­geoise de la Prési­dente. Voy­age en Ital­ie : à l’heure où se ren­versent les rap­ports de classe, on ne couche pas impuné­ment avec sa belle sœur.

Le grand livre de la nature écrit en lan­gage math­é­ma­tique. Tiens voila une langue, écrit par qui ? Benoît XVI qui fait ériger une stat­ue grandeur nature à Galilée dans les jardins du Vat­i­can, ne sem­ble pas avoir de doute sur ce point. À quoi bon s’être débar­rassé de Dieu s’il doit revenir sous la forme de la nature ? Supercherie ? C’était bien la peine de faire la révo­lu­tion. Français, encore un effort !

Mais ce retour de Dieu déguisé en Nature, au nom même du matéri­al­isme, un comble quand même ! Le vivant est fait de matière ? Mais qui le con­teste ? Pas une rai­son pour que la biolo­gie devi­enne une physique du vivant ? Matière molle, comme ils dis­ent. Et voilà le biol­o­giste som­mé de se ranger sous la ban­nière phys­i­cal­iste, privé de théorie, privé d’objet, car un objet sci­en­tifique incor­pore sa théorie, enfin pour ceux qui refusent la naïveté du « voir c’est com­pren­dre ».

On croy­ait, avec Claude Bernard, avoir réglé le prob­lème « La vie c’est la mort ; la vie c’est la créa­tion », et nous avons rep­longé. Théorie de l’information, ther­mo­dy­namique clas­sique puis mécanique quan­tique, mer­ci Messieurs Bril­louin et Schrödinger. Et c’est au moment même où, sous nos yeux, la biolo­gie se con­stitue en sci­ence autonome autour d’une théorie du vivant qui fusionne évo­lu­tion, géné­tique et développe­ment, que sur­gi­rait l’injonction chao­tique ? Pas le chaos poé­tique d’Ovide ou métaphorique de Deleuze, mais celui des physi­ciens, déter­min­iste.

Ce qui, jusqu’à preuve du con­traire – avec la sci­ence il faut s’attendre à tout –, suf­fit à le dis­qual­i­fi­er pour le cerveau en par­ti­c­uli­er et le vivant en général sauf, à en référ­er à Mon­sieur Intel­li­gent Design. Ne comptez pas sur moi.

Ne comptez pas, surtout, sur Dar­win, autre ren­con­tre avec Peyret, CHIMÈRES EN AUTOMNE et VARIATIONS, l’occasion de lire le géant hypochon­dri­aque (et quelques autres). Dieu est mort et Emma n’est pas con­tente. Mais que voulez-vous ? Elle l’aime « son cher nègre ».

Car ce qui car­ac­térise le vivant est que ses formes évolu­ent en un proces­sus sans fin et sans final­ité. Ce qui devrait nous fascin­er est juste­ment la part de non déter­min­isme qui s’y love, sauf à can­di­dater au statut d’automate à la croisée des réseaux, géné­tiques et neu­ronaux. Il y en a que cela ras­sur­erait sans doute, mais, hélas pour leur tran­quil­lité, leur désir de tout con­trôler, même leur pen­sée, c’est peine per­due. N’est pas machine qui veut, mon cerveau sait peut-être ce que je pense, mais je ne sais pas ce que pense mon cerveau, enfin pas totale­ment et c’est dans ce « pas totale­ment » que s’entrecroisent art, sci­ences et philoso­phie : « au fond de l’inconnu pour trou­ver du nou­veau ». Comme dit le poète.

On com­prend bien ce désir de maîtrise.

Et pour­tant dès lors que notre pen­sée, celle de tous les organ­ismes vivant, n’est autre que le rap­port adap­tatif de l’individu et de l’espèce à leur milieu, Machine-Esprit, nous voilà inter­dits d’immobilisme, engagés dans une dérive qui prive la vie de sens, lit­térale­ment. Et oui, sans fin et sans final­ité.

« Tem­pête sous un crâne », tem­pête et angoisse. Mais c’est quand même FitzRoy qui se tranche la gorge et Dar­win qui meurt dans son lit et repose à West­min­ster, y a pas de jus­tice.

Le vivant échappe tou­jours à lui-même et on ne peut prévoir dans quelles direc­tions les formes nou­velles vont s’inventer, en com­bi­en de temps, et pour com­bi­en de temps. Et si on ne peut le prévoir, ce n’est pas parce que c’est chao­tique, c’est parce que c’est incal­cu­la­ble, il n’y a pas de lois math­é­ma­tiques der­rière cette impuis­sance.

On s’en fiche ? En êtes-vous bien cer­tains ? À la louche, sapi­ens a cent cinquante mille ans face à trois mil­liards et demi d’années de vie sur terre. Et nous voici six mil­liards de petits sapi­ens accrochés à un mis­érable cail­lou de quar­ante mille kilo­mètres de diamètre, lancé comme une toupie folle dans un univers indif­férent, tour­nant à la vitesse de cent mille km/heure autour du soleil et de deux mille km/heure sur son axe. Et vous croyez qu’il n’y aura pas d’accident ? Vous nous don­nez com­bi­en de temps, là sincère­ment, entre nous ? Pas­cal ? oui Pas­cal et Jacques Mon­od aus­si. Tzi­gane, va !

Pire encore, le sujet, pas plus que l’espèce n’est fixe, n’étant lui-même que par son passe­port, ou sa carte de séjour, et les his­toires qu’il se racon­te. Ce en quoi il n’est pas un ani­mal comme les autres, ses neuf cents cm3 de trop, là-haut, lui don­nant accès à la con­science et au trag­ique.

Je est un autre, un autre qui glisse comme échap­pant sans cesse à soi-même, mourant et renais­sant autre à chaque instant, dans ce mou­ve­ment sans fin d’une adulte défor­ma­tion du corps, cerveau com­pris, cerveau surtout.

N’était le lan­gage et les his­toires qu’il per­met de racon­ter, de se racon­ter, celles du monde, la nôtre, n’était ce frag­ile esquif, nous ne pour­rions tra­vers­er la vie autrement que des bêtes. Par quoi toute pen­sée humaine, sci­ence com­prise, procède du lan­gage, d’un lan­gage. Et tout le reste est lit­téra­ture, ou plutôt ne l’est pas, n’existe pas.

Je pense donc Je ne suis pas, vérité aus­si insai­siss­able, par déf­i­ni­tion impens­able que cette autre mort, la dernière, celle qui clôt la série des morts infinitési­males et nous ren­voie au néant d’avant la vie et à la math­é­ma­tique sérénité des astres.

Adieu cow-boy !

A

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