Depuis de nombreuses années, les pièces de Maeterlinck n’ont aucun succès.
Mais ceux à qui est chère l’œuvre du dramaturge belge rêvent d’un nouveau théâtre, avec une nouvelle technique. Ils rêvent de ce qu’on appelle le théâtre de la convention.
Vsevolod Meyerhold (1907)1
C’EST MAETERLINCK qui en Russie ouvre la scène aux voies nouvelles que recherchent les symbolistes de ce pays. LE TRAGIQUE QUOTIDIEN sort en russe dès 1900 et une édition de ses œuvres en six volumes y paraît entre 1903 et 1909. Une autre sera entreprise en 1915. La dramaturgie de Maeterlinck apporte un changement de perspective fondamental, elle interroge l’état du théâtre, le met en crise, en se proposant non pas d’imiter le visible, mais de rendre visible, de donner à voir, l’irreprésentable, l’indescriptible. Loin d’un déchaînement de passions, elle cherche à saisir l’existence elle-même. La démarche scénique impliquée se situe donc à l’opposé du naturalisme qui consiste à tout montrer et à accumuler des objets quotidiens ou historiques – nécessité d’un vide spatial ou création de flou, estompage de contours visuels trop brutaux, présence soulignée de trouées sonores, silences, pauses. Cette dramaturgie qui creuse d’un abîme les dialogues échangés, pose un problème au théâtre, car, en poussant à leur niveau maximal la suggestion et l’allusion, elle tend vers une esthétique de l’inanimé, de l’inhumain : au lieu de chercher à le contrefaire, ce théâtre du tragique quotidien écarte l’être vivant du plateau pour manifester d’abord le frémissement de la vie intérieure ou les forces obscures qui sous-tendent chaque existence sous une apparence tranquille. Maeterlinck introduit sur la scène « la présence infinie, ténébreuse, hypocritement active de la mort, qui remplit tous les interstices du poème ». Il provoque doucement sur le plateau un appel d’air froid, celui de « l’inconnu, qui prend le plus souvent la forme de la mort »2 – personnage (ou thème) central, présent absent parmi les vivants que ce souffle va évidemment transformer, contaminer. Avec Maeterlinck, la première arme pour se mesurer au naturalisme, lutter contre la reproduction imitative de la vie sur la scène et la tautologie de l’impératif stanislavskien de « vie vivante », sera le souffle de la mort et, dès qu’il en aura découvert la puissance, ce souffle fera pour longtemps vibrer le théâtre meyerholdien.
La première MORT DE TINTAGILES.
Une expérience avortée
En 1905, la mise en scène de LA MORT DE TINTAGILES par Vsevolod Meyerhold est une date-clé non seulement pour la biographie de l’artiste, mais pour le théâtre russe et européen. Ce travail sur un des trois « petits drames pour marionnettes », selon le sous-titre dont Maurice Maeterlinck dote l’édition bruxelloise de 1894, a pour cadre un studio de « recherche fondamentale » (sans nécessité de production immédiate) – le premier à exister en Russie : le Théâtre-Studio de la rue Povarskaïa, fondé et subventionné par Konstantin Stanislavski qui demande instamment à Meyerhold d’y collaborer,
proposition que ce dernier accueille avec enthousiasme. Ce Théâtre-Studio émane d’une volonté avouée et revendiquée de créer – sept ans après l’ouverture du Théâtre d’Art de Moscou autour du programme maximum élaboré au Bazar slave par ses deux futurs directeurs, K. Stanislavski et V. Nemirovitch Dantchenko – « un nouveau théâtre », le théâtre « d’un art nouveau »3. Le retour de Meyerhold, l’enfant prodigue, le « rebelle » – comme lui-même se désignera plus tard en la sombre année 1939 –, au sein de la maison mère où il a fait des débuts remarqués d’acteur professionnel, est lié à l’échec subi par Stanislavski dans sa tentative de porter à la scène trois pièces de Maeterlinck (INTÉRIEUR, L’INTRUSE et LES AVEUGLES, 1904), alors qu’en province le jeune acteur devenu metteur en scène a commencé, parmi les quelques 160 pièces qu’il monte en trois saisons, à aborder ce type de répertoire (Maeterlinck, Przybyszewski) avec un certain succès. Stanislavski sent que le temps est venu de « faire entrer l’irréel sur la scène »4et que le lyrisme d’Anton Tchekhov dont le Théâtre d’Art n’a pas perçu toute la parenté avec l’écriture symboliste5 est dépassé. Le retour de Meyerhold est de courte durée cependant, puisque sa MORT DE TINTAGILES n’est jamais présentée au public, que le Théâtre-Studio ferme rapidement ses portes à peine entrouvertes… Et que Meyerhold repart travailler avec sa Confrérie du drame nouveau, ainsi baptisée en 1903, et réorganisée après l’échec du Théâtre-Studio.
Valeri Brioussov, poète symboliste, théoricien de l’art et responsable du bureau littéraire du Théâtre Studio, relate : « J’étais parmi le petit nombre de ceux qui eurent la chance de voir au Studio la répétition générale de LA MORT DE TINTAGILES. Ce fut l’un des spectacles les plus intéressants que j’ai vus de ma vie. Pourtant, j’en ai retiré la conviction que ses initiateurs ne comprenaient pas eux-mêmes ce qu’ils cherchaient »6. Il semble pourtant qu’il y ait eu, dans ce Théâtre qui se veut un Temple, une authentique tentative pour rompre avec le réalisme des scènes contemporaines. La gestuelle est plus plastique que quotidienne et les groupements de personnages évoquent ceux des fresques pompéiennes ou des tableaux des préraphaélites. Signé par N. Sapounov et S. Soudeïkine – jeunes peintres du groupe La Rose Écarlate qui, invités à participer à l’aventure, refusent de construire des maquettes pour ne plus travailler que l’esquisse, le panneau peint, et les plans de jeu impressionnistes –, le décor ne cherche aucune ressemblance avec la réalité : les espaces n’ont plus de plafond, les colonnes du château sont entourées de lianes. Enfin tout le spectacle est accompagné, du début à la fin, par une musique spécialement commandée à Ilya Sats pour que « le public sente l’odeur de l’encens et entende le son de l’orgue ». 7
