JEAN-LOUISPERRIER : Votre théâtre, depuis ses débuts, ne place-t-il pas le désir au centre du plateau ?
Jean-Michel Rabeux : Je ne vois pas comment un plateau peut ne pas être animé par l’idée centrale du désir, quel que soit le spectacle ou quel que soit le texte. Entendons-nous sur le mot désir : il s’agit bien de tendre vers un impossible, de tendre férocement vers ce qu’on ignore. Il y a quelque chose de féroce dans le désir, d’impérieux, et faire du théâtre est pour moi totalement impérieux, comme le désir, énigmatique, comme le désir. Mes impulsions – notamment celles qui viennent en cours de répétition – sont impérieuses et en même temps extrêmement opaques. D’où la comparaison un peu rapide, qu’elles sont du même ordre que le désir dans son sens le plus communément admis, le désir érotique. Qui désire-t-on ? Pourquoi le désire-t-on ? Comment le désire-t-on ? Ça nous échappe largement.
J.-L. P. : Où s’exerce la férocité au théâtre : sur le metteur en scène, sur les acteurs, sur les spectateurs ?
J.-M. R.: Partout. Aborder les choses de l’art, comme aborder le corps de quelqu’un, est un acte féroce. La férocité n’est pas très bien vue en ce moment, parce qu’on doit être propre, on doit être raisonnable, on doit être sécuritaire. Mais l’humanité vit d’une certaine férocité, d’une férocité certaine. L’existence est féroce. Un accouchement est une chose féroce. Comme artiste je suis dans la douleur quatre-vingts pourcent du temps. Je ne suis jamais content de ce que je fais. Ce que je fais semble sortir d’un continent inconnu de moi. Pourquoi faire partager ça à mes contemporains, je n’en sais foutre rien !
J.-L. P. : S’agit-il d’affronter la férocité de chacun ?
J.-M. R.: Il s’agit de la faire parler, de la faire gicler, pour que la véritable férocité, la guerrière, la politique, la rationnelle, celle qui ignore la férocité individuelle, celle qui l’enferme, pour que cette autre férocité, celle de l’économie mondiale et des marchés, celle qui tue par milliers, pour que celle-là soit moindre. L’artiste affronte sa propre férocité, mais le spectateur aussi. Pourquoi est-on fasciné par un Caravage ? Par la tête tranchée d’Holopherne ? Pourquoi l’enfant est-il fasciné par le cirque ? Parce que la petite funambule est à quinze mètres du sol plutôt qu’à quinze centimètres ? Pourquoi est-ce plus beau à quinze mètres ? Il y a en nous cette férocité, cet appel existentiel vers la mort. Une angoisse conjurée dans l’éros et conjurée dans l’art – pour moi c’est très proche.
J.-L. P. : Vous opposez le désir individualisé au désir idéologisé, exploité…
J.-M. R.: La société veille à l’ordre, à juste titre, mais trop souvent déborde, sa surveillance devient alors totalitarisme. Le théâtre, l’art, sert à dire non quand ça déborde.
J.-L. P. : Vous parliez d’impulsions opaques, est-ce qu’il y a du manque là-dedans ?
J.-M. R.: Oui, comme dans le désir amoureux.
J.-L. P. : Est-ce que ce manque vous est intérieur ? Est-ce que l’extériorité du plateau vous aide à sortir de ce manque intérieur ? Est-ce qu’il y a de la biographie – votre biographie – dans cette entreprise ?
J.-M. R.: J’ai mis vingt-cinq ans à m’apercevoir qu’il y avait de la biographie. Je ne le savais pas ou je ne voulais pas le savoir avant de me rendre compte de la constance de certains de mes propos. Oui, c’est autobiographique, oui, je cherche à combler des choses de l’enfance – comme tout le monde –, à obéir à l’ordre parental amoureux – comme tout le monde –, oui l’art a à voir avec ça et c’est pour ça que c’est féroce. L’ordre parental est féroce. J’ai perdu ma mère à cinq ans, c’est féroce. J’ai mis vingt-cinq ans à comprendre que tous mes spectacles parlaient de ça. J’ai été violé par la mort de ma mère. Rien à voir avec un discours de faits-divers…
J.-L. P. : Et en même temps vous allez chercher des textes ailleurs.
J.-M. R.: Mais ils ont à voir avec ça. Beaucoup d’auteurs ont à voir avec ça. J’ai monté mon premier spectacle, IPHIGÉNIE, de Racine, en lisant CHOSES VUES de Victor Hugo. Il a cette phrase limpide : « Iphigénie ou un père qui tue sa fille pour du vent. » Cela m’a sauté au visage. Avec l’abus, la chosification, la violence, l’infanticide. C’est dans Racine, dans Hugo. C’est dans Molière. Cette sauvagerie intime intéresse tout le monde.
J.-L. P. : La transgression peut-elle aider les spectateurs ?
J.-M. R.: Aider, je ne sais pas, mettre en doute, oui. Par exemple, dans LE SONGE D’UNE NUIT D’ÉTÉ, je prends un jeune homme pour jouer Titania. Comme c’est une fée, j’ai le droit de mélanger les sexes. Je le dénude, je lui mets un string, et les jeunes gens me disent : « Mais m’sieur vous ne lui avez pas mis de soutien-gorge, c’est dégueulasse », je dis : « C’est un garçon » – « Oui mais il joue une femme ». Tout d’un coup, il y a une vibration dans la tête de ces adolescents. Ce tremblement m’intéresse, ce doute sur le masculin et le féminin met en doute les certitudes, donc les totalitarismes, donc les intégrismes.
J.-L. P. : Les corps en scène sont-ils des véhicules du désir ou des repoussoirs ?
J.-M. R.: Dans mon théâtre, le corps exprime rarement le désir dans le sens du désir érotique.
J.-L. P. : Dans LE CORPS FURIEUX, il est navré…
J.-M. R.: Il est souvent navré, abîmé, en faille, aux abords de la mort, traversé par elle. Il est plus du côté de Thanatos que du côté d’Éros.
J.-L. P. : Il est dans la monstration de ce désir de mort possible ?
J.-M. R.: Il est dans la monstration de l’inévitable de la mort. Et là aussi c’est une monstration amoureuse et pas provocatrice.
J.-L. P. : Pourtant, il ne tend pas les bras à la mort ?
J.-M. R.: Il tend les bras à la non-négation de la mort, à ne pas oblitérer le fait que nous sommes mourants, à ne pas nous dire immortels, ce qui nous libère de toutes les contingences du vivant. Ouvrir l’esprit à sa mort possible à tout moment, à la mort possible, à la mort certaine de l’être que l’on aime donne de la fragilité, de la délicatesse, et de la force aussi, en tous cas ça m’en donne.
J.-L. P. : L’éros en tant que manifestation de la permanence de la vie reste présent dans votre théâtre, même quand il est oblitéré.
J.-M. R.: Il n’est pas si présent que ça. J’ai fait un spectacle qui s’appelait L’ÉLOGE DE LA PORNOGRAPHIE, et j’ai été estampillé comme pornographe, j’ai fait une nuit Transérotique récemment, mais, bon dieu, c’est d’ordre philosophique. L’art doit se mêler de ça. Godard disait joliment : « Nous avons laissé le X aux mains des commerciaux ». Éros me bouleverse, comme il bouleverse tout être humain, et mon travail d’artiste c’est de transmettre mes bouleversements. Mais pour l’érotique c’est assez rare. Si quelque chose prédomine, c’est plutôt la mort.