PARIS, LE 29 JANVIER et les jours qui suivent.
Après avoir vu RWANDA 94 à Rungis…
Tellement besoin de vous questionner.
Besoin de vous dire aussi…
Ce moment que j’ai vécu – car il s’agit bien de vivre.
Ce soir-là je suis allée au théâtre.
Je ne savais pas que le monde serait là aussi.
Et moi dans le monde…
Musique. Mélodie hésitante et inquiétante.
Mais peut-être suis-je inquiète indépendamment de la musique. Plus elle se prolonge, plus l’angoisse augmente. Pourquoi tout ce temps de préparation ? Qu’allez-vous nous faire subir ?Mais parlez donc !
La fiction permet-elle d’échapper à la réalité ? Est-elle là pour la servir ?
« Je ne suis pas comédienne », me répond-elle…
« Il était une fois ce que j’ai vécu. »
Une femme sur une chaise, une parole vraie, la foule qui l’écoute. Déjà nous ne sommes plus seulement spectateurs, nous sommes aussi témoins muets de l’horreur.
Elle se lève, elle lève la main, elle jure. Je voudrais lui répondre que je ne peux que croire tout ce qu’elle dit, mais ce silence dans la salle me glace. Est-il trop tard pour répondre ? A‑t-on déjà vu au théâtre quelqu’un se lever pour rassurer celui qui est sur scène : mais oui, je vous crois ! D’habitude, dans la salle et sur scène, on s’accorde pourtant d’office sur ce point : pour un instant, faisons tous semblant de croire que tout ceci est vrai, tout en étant conscients que ce n’est qu’un jeu.
Ici, pas de mascarade ?
Les images envahissent ma tête. Quel courage. Quelle horreur.
Heureusement, elle est loin. Tous ces spectateurs devant moi me protègent et me cachent, garde-fou. Elle et moi, nous ne sommes pas dans le même espace.
Pas dans le même monde ?
Puis d’autres surgissent. Partout autour de moi. Mais combien sont-ils ? Quoi, eux aussi ? Une histoire était possible à entendre, mais pas toutes ces voix ( comme si je pouvais encore croire que ce génocide n’était que celui de la famille d’une seule femme…).
Je n’arrive plus à écouter, je ne veux pas… Laissez- moi tranquille, je suis au théâtre!… Comment trouver une échappatoire ?
Et si c’était des comédiens, s’ils récitaient le témoignage d’un autre ? Cette idée me soulage quelques secondes. Ils sont un peu acteurs, je suis un peu spectatrice.
Ouf, je suis un peu au théâtre. Oh, quel beau décor ! Quel paradoxe… Autrefois on cherchait des moyens d’introduire une distance au théâtre pour que le spectateur ne se laisse plus prendre au piège de la fiction.
Aujourd’hui c’est par des indices de fiction que j’essaye de me distancier de la réalité.
Et ça marche… Pourquoi ce soulagement ?
Il me dégoûte.
Ces témoignages, s’ils ne sont pas directement les leurs, n’en sont-ils pas moins vrais ? Je n’ai pas le droit d’être sourde, d’essayer de m’échapper. Alors j’écoute cet homme. Il est si proche…
Les mots, les chants, tout me pénètre. Mes dernières résistances, mes dernières barrières s’effondrent. Résistances de celle qui veut savoir, mais pas trop. Barrières que j’avais posées en tant que spectatrice. Chacun de son côté. Vous envahissez mon espace et tout mon corps en même temps. Je ne suis plus à l’abri. J’écoute cet homme, mais je ne vois plus rien.
Je pleure.
Je ne pourrai pas tenir tout le spectacle (mais tenir quoi ? mon masque, mon indifférence, mon insensibilité ?).
Ai-je déjà pleuré dans un siège de spectateur ? Je ne me souviens pas. De toute façon, ce ne sont pas des larmes de spectateur pris dans la fiction. Ce sont de vraies larmes. Je suis prise au piège de la vie, ou plutôt de la mort.
Comment pourrais-je m’arrêter ?
Une fiction vient à mon secours avec ses gros sabots. Mais qu’est-ce qu’ils font ? Qu’est-ce que c’est que cette fausse présentatrice ? La colère me prend. Ces fantômes ! Ça ne tient pas debout ! Qu’est-ce que ces acteurs viennent foutre ici ? Ils n’ont rien à faire là. Rentrez sur vos scènes futiles avec votre théâtre ! Laissez nous encore entendre la vérité !…