Pour une esthétique de la résistance

Pour une esthétique de la résistance

Le 27 Avr 2001
Massamba, Jeanne Kayitesi, Tharcisse Kalisa Rugano, Augustin Majyambere, Carole Karemara, Dorcy Rugamba, Joëlle Ledent, Luc Brumagne, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
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Massamba, Jeanne Kayitesi, Tharcisse Kalisa Rugano, Augustin Majyambere, Carole Karemara, Dorcy Rugamba, Joëlle Ledent, Luc Brumagne, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
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Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
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UN PLATEAU QUASIMENT NU, fer­mé au fond par un mur rougeâtre comme la terre d’Afrique, comme l’argile nom­mée latérite, mod­elée ici par de légers ren­fle- ments ou creuse­ments. Ce pour­rait être un bas-relief con­ser­vant le sou­venir des morts-vivants du géno­cide, ces fan­tômes qui ne dor­ment pas en paix, ou encore, plus générale­ment, une pal­pi­ta­tion en arrêt, une res­pi­ra­tion sus­pendue. Face au pub­lic, Yolande Muk­a­gasana.
Vêtue sim­ple­ment, elle s’assied, le buste droit pour s’adresser à ce pub­lic de théâtre lui-même assis. Or ce n’est pas là une comé­di­enne, loin s’en faut, c’est une rescapée de l’horreur qui vient par­ler l’horreur. Après la date fatidique du 6 avril 1994, elle a suc­ces­sive- ment per­du son mari et ses trois enfants, vic­times de la tuerie géno­cidaire per­pétrée à coups de machette :
« une espèce de très long couteau de boucherie, soix­ante ou soix­ante-dix cen­timètres de long, recour­bé à son extrémité et ser­ti à l’autre entre deux demi-bois arrondis, rivés ensem­ble et qui ser­vent de poignée. Le fil aigu­isé est con­vexe, opposé à la cour­bu­re, tout le con­traire d’une serpe 1 ». Elle monte aujourd’hui en scène pour racon­ter sa fuite devant ses per­sé­cu­teurs, par­mi lesquels de proches voisins, et ce d’une voix sans éclat, au débit réguli­er : jusque dans le pire, elle pour­suit son réc­it sans faib­lesse, avec une énergie trem­pée qui revient de loin. Ses yeux se mouil­lent, mais les mots ne trem­blent pas. C’est en posi­tion dif­fi­cile, chez une amie qui l’a cachée sous son évi­er – deux bacs en béton, les jambes de part et d’autre du tuyau d’évacuation, la tête ployée immo­bil­isée – que Yolande Muk­a­gasana a pris la réso­lu­tion, nous dit-elle, de témoign­er si elle survit, et de sur­vivre pour témoign­er. La voici main­tenant auteur de deux livres au titre car­ac­téris­tique : LA MORT NE VEUT PAS DE MOI et N’AIE PAS PEUR DE SAVOIR, le sec­ond dédié aux rescapés de tous les géno­cides, et par­ti­c­ulière­ment adressé aux Français, à la France qui ne veut pas savoir. « Ce ne sont pas des mots anonymes dans une boîte aux let­tres qui m’arrêteront, ni les savants con­seils des politi­ciens et des intel­lectuels. Je n’ai plus peur de ces pres­sions qui s’exercent autour de moi pour me faire taire. » Et elle par­le pour toutes les vic­times du géno­cide – « un seul vis­age mais un mil­lion de fois un vis­age » – ou plutôt pour cha­cune d’entre elles en sa sin­gu­lar­ité, cette sin­gu­lar­ité que les assas­sins déni­aient à leurs vic­times en les trai­tant de can­cre­lats pour les exter­min­er sans ver­gogne, avec leurs out­ils arti­sanaux.

Témoign­er, tel est donc le geste qui définit et jus­ti­fie égale­ment la présence de Yolande Muk­a­gasana sur une scène de théâtre, la scène requérant main­tenant tout son être de morte vivante, à la dif­férence du livre, ce moin­dre risque, faisant l’économie de l’exposition réelle à un pub­lic et de la con­fronta­tion directe avec lui. Et avec elle, le théâtre aus­si se met en dan­ger, bien enten­du, en se por­tant jusqu’à ses extrêmes lim­ites.
Témoign­er là, nous pré­cise la nar­ra­trice en scène, ce n’est pas chercher à api­toy­er ou à ter­ri­fi­er – objec­tif de la tragédie depuis Aris­tote, avec son effet de cathar­sis.
Il s’agit bien plutôt de ren­dre aux morts ce qui leur revient, de soutenir la mémoire de l’insoutenable pour sat­is­faire à l’exigence de jus­tice et de vérité, sans laque­lle se per­dent les raisons de vivre. Assise et tout à la fin debout, celle qui n’est pas une comé­di­enne garde une raideur de stat­ue ani­mée aux mou­ve­ments rares et qua­si hiéra­tiques, du seul fait qu’elle par­le depuis un entre-deux où il est dif­fi­cile de se tenir sans ver­tige.

« Une ten­ta­tive de répa­ra­tion sym­bol­ique envers les morts à l’usage des vivants » : cette déf­i­ni­tion de RWANDA 94, par Jacques Del­cu­vel­lerie et le Groupov, souligne aus­si la dou­ble dimen­sion de ce qu’on pour­rait appel­er, en évi­tant pro­vi­soire­ment le terme de spec­ta­cle, une médi­ta­tion col­lec­tive en scène. Celle-ci est menée sur deux plans apparem­ment éloignés l’un de l’autre, qui à vrai dire d’emblée inter­fèrent pour bas­culer l’un dans l’autre. Mais est-ce là quit­ter le théâtre, ou au con­traire revenir à ses orig­ines mêmes, où l’élément méta­physique et l’élément poli­tique s’intensifient mutuelle­ment ?

Dans une note d’intention, rédigée par l’équipe théâ­trale, se trou­ve un long extrait de Monique Borie : LE FANTÔME OU LE THÉÂTRE QUI DOUTE. L’auteur de l’étude, rap­pelant l’Électre de Sopho­cle – « ils sont vivants les morts couchés sous la terre » –, les spec­tres de Shake­speare, et par­tant de là une cer­taine esthé­tique du XXe siè­cle depuis Graig et Artaud jusqu’à Genet ou Kan­tor, mar­que à quel point le théâtre peut s’inscrire dans « un réseau de ten­sions entre vis­i­ble et invis­i­ble, matériel et immatériel, incar­né et dés­in­car­né », tel « un véri­ta­ble site d’apparition où s’instaure, dans l’ambi- valence de la présence-absence, de l’ici et de l’ailleurs, un étrange dia­logue avec les morts… l’indécidable d’une réal­ité fron­tière. »

RWANDA 94 ouvre la voie au retour des morts.
Ils com­men­cent par démul­ti­pli­er con­fusé­ment le réc­it sin­guli­er de la rescapée, puis vien­nent par­a­siter les images de notre télévi­sion ordi­naire, pro­jetées au som­met du mur, et finis­sent par con­stituer, sur une ligne devant leur pupitre, un chœur décidé, qui va régir le déroule- ment ryth­mé du « spec­ta­cle ». Mais ce n’est pas à une céré­monie d’ordre rit­uel que se trou­ve alors invité le pub­lic. Tout aus­si bien, des Grecs aux con­tem­po­rains en pas­sant par Shake­speare, ce ne sont pas les mêmes fan­tômes qui revi­en­nent pour réclamer le même apaise­ment, ou le même dû ; « Je suis mort, ils m’ont tué », dira un témoin de RWANDA 94 et cette accu­sa­tion suf­fit à mar­quer la dis­tance avec une cer­taine idéolo­gie trag­ique, par exem­ple avec celle du « Trauer­spiel » baroque : jeu triste, jeu funèbre, jeu de deuil qui accom­plit la toute puis­sance du des­tin – selon Wal­ter Ben­jamin – comme une don­née inéluctable frap­pant de nul­lité tout ethos his­torique, tout espoir de pro­grès imma­nent : d’où aus­si la répéti­tion
sem­piter­nelle des cat­a­stro­phes, reléguant le salut dans la tran­scen­dance divine. Les véri­ta­bles par­rains de l’esthétique du Groupov, qui est aus­si une éthique, sont alors à rechercher du côté du théâtre doc­u­men­taire de Peter Weiss, ou du théâtre épique et didac­tique de Brecht, ou du théâtre juste­ment nom­mé poli­tique de Pis­ca­tor ; soit trois mod­èles qui, en des temps som­bres, se veu­lent fon­cière­ment hos­tiles à l’idéologie trag­ique.

Tharcisse Kalisa Rugano, Massamba, Carole Karemara, Dorcy Rugamba, Augustin Majyambere, Jeanne Kayitesi, Joëlle Ledent, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
Thar­cisse Kalisa Rugano, Mas­sam­ba, Car­ole Kare­mara, Dor­cy Rugam­ba, Augustin Majyam­bere, Jeanne Kayite­si, Joëlle Ledent, RWANDA 94. Pho­to Lou Héri­on.
  1. Cf. Yolande Muk­a­gasana, N’aie pas peur de savoir.
    Rwan­da : une rescapée Tut­si racon­te. Édi­tions Robert Laf­font, 1999. ↩︎

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Philippe Ivernel
Professeur honoraire de l’université de Paris VIII, spécialiste de Brecht, du théâtre allemand et du...Plus d'info
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