La représentation en questions, exemplaire

La représentation en questions, exemplaire

Le 26 Avr 2001
Yolande Mukagasana, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
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Yolande Mukagasana, RWANDA 94. Photo Lou Hérion.
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Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
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Claire Ruf­fin : Il s’agit pour le Groupov de nous faire ouvrir les yeux sur le géno­cide qui a eu lieu au Rwan­da, en 1994. Pensez-vous que le théâtre soit à même de par­ler du monde con­tem­po­rain ?

Patrick Le Mauff : Mais il ne devrait faire que cela !
Le théâtre – je veux par­ler de ses prati­ciens en général – est sou­vent com­plexé par d’autres formes d’art aux­quelles il prête des qual­ités plus grandes, plus per­ti­nentes, pour par­ler du monde con­tem­po­rain.
Que ce soit le roman, le jour­nal­isme, le ciné­ma, ou la pho­togra­phie, pour ne citer que les plus vis­i­bles. Cette soirée nous en offrait un sin­guli­er démen­ti.
La notion de con­tem­po­rain se résume sou­vent, pour moi, en tant que spec­ta­teur, à quelques ques­tions sim­ples : qu’est ce que je fais là, qu’est-ce que j’écoute, et pourquoi est-ce que je reste ? Qu’est-ce qui légitime ma présence ? Là j’avais une belle réponse.
Le théâtre était à une place où on ne le voit que trop peu sou­vent. Et cette légitim­ité ne se résume pas au sujet, le géno­cide, mais à la pra­tique théâ­trale qui était mise en œuvre.

C. R. : Cette pra­tique est trou­blante, car pour évo­quer le monde, le Groupov laisse entr­er témoignages et doc­u­ments réels sur la scène. Doit-on par­ler pour autant d’« intru­sion de la réal­ité » au théâtre ?

P. L. M. : En apparence oui, puisque nous avons des doc­u­ments d’archives, une per­son­ne qui racon­te sa véri­ta­ble his­toire. Tout cela donne l’apparence du réel, du vécu.
Mais j’ai envie de dire par provo­ca­tion qu’il n’y a aucune intru­sion de la réal­ité, puisque nous n’en avons que des représen­ta­tions.
Notre temps appelle telle­ment à l’effondrement de la fron­tière entre la réal­ité et ses représen­ta­tions que nous avons ten­dance à ne plus faire la dis­tinc­tion entre le réel et ses miroirs.

C. R. : Est-ce le cas de Yolande quand elle nous livre sur scène le réc­it de sa pro­pre vie ?

P. L. M. : Mille choses vous passent par la tête pen­dant ce pre­mier mono­logue. Une me reve­nait sans cesse : voilà com­ment il faut jouer au théâtre, avec inten­sité et retenue. Une autre aus­si : com­ment fait-elle pour racon­ter cela tous les soirs ? J’avais en même temps la réponse, car le met­teur en scène ne la laisse pas désar­mée. Elle se trou­ve d’ailleurs con­fron­tée aux mêmes ques­tions que les acteurs ou actri­ces : com­ment faire en sorte que son émo­tion ne passe pas devant le réc­it, com­ment retenir l’émotion pour que nous puis­sions enten­dre ? Ayant vu le spec­ta­cle deux fois j’ai pu con­stater ces
infimes vari­a­tions.

C. R. : Pourquoi ce témoignage réel au théâtre n’est-il pas insup­port­able ?

P. L. M. : Très pré­cisé­ment parce que le frot­te­ment entre le réel – c’est son his­toire – et le tra­vail théâ­tral était exposé, mis à nu. Mis en abîme aus­si, puisque nous prenons comme une évi­dence le fait qu’elle dise au début : « je ne suis pas comé­di­enne », et pour­tant Jacques Del­cu­vel­lerie l’a fait tra­vailler (voir « Sur le tra­vail avec Yolande »). Ce n’est donc qu’une demi-vérité sur son statut pen­dant la représen­ta­tion.
Que son témoignage nous retourne et nous vrille, nous déséquili­bre, comme toute expo­si­tion de douleur, est indé­ni­able. Mais ce n’est pas insup­port­able car il n’y a pas volon­té de tromperie.

C. R. : Aujourd’hui nous enten­dons sa douleur, mais à l’époque nous n’avons pas enten­du les cris d’alarme. Ce spec­ta­cle n’a‑t-il pas pour fonc­tion de nous ques­tion- ner sur la façon dont nous percevons la réal­ité dans notre vie quo­ti­di­enne ?

P. L. M. : Bien sûr, je crois que c’est l’objet même du spec­ta­cle et de sa nar­ra­tion. Prenons l’exemple de l’interview par un jour­nal­iste, Bruno Masure, de cet homme de la Fédéra­tion Inter­na­tionale des Droits de l’Homme, présent au Rwan­da. Celui-ci annonce d’une voix trem­blante, un an avant le géno­cide, qu’il se pro­file une cat­a­stro­phe mais qu’il est encore pos­si­ble de l’éviter. Il arrive dif­fi­cile­ment à con­tenir son émo­tion.
Je l’ai vu, ou j’ai dû le voir, puisque cela se pas­sait au cours d’un jour­nal télévisé que je regarde assez régulière- ment. Lorsque je l’ai revu, je me suis dit que je ne l’avais jamais enten­du, jamais vu. Si j’entends crier quelqu’un dans la rue : « au sec­ours, au feu, on me tue ! », cela risque quand même de provo­quer une réac­tion dont je me sou­viendrais.
Qu’est-ce qui fait qu’à un moment déter­miné, on entend sans que cela ne provoque la moin­dre réac­tion ?
Quelles sont nos per­cep­tions ? Le spec­ta­cle tra­vaille sur cela.

C. R. : Pourquoi a‑t-on besoin de la fic­tion pour ques­tion­ner la réal­ité ?

P. L. M. : Quand vous prenez une baguette de bois rec­tiligne et que vous la plongez dans l’eau, elle va vous appa­raître coudée, cassée. Vous la ressortez, et elle est à nou­veau droite. Si vous voulez la faire appa­raître telle qu’elle est dans la « réal­ité » lorsque vous l’immergez dans l’eau, vous êtes oblig­és de la coud­er vous-même, de la bris­er. C’est peut-être un peu cela la néces­sité de la fic­tion.

C. R. : Peut-on tout trans­former en fic­tion ?

P. L. M. : Je n’ai pas de posi­tion de principe là- dessus, cela dépend de l’objectif que l’on se donne. Quand Aristo­phane inter­rompait ses comédies pour par­ler des affaires de la cité – la fameuse parabase –, il devait se dire que la fic­tion n’était pas suff­isante.
Mais la fic­tion, ce sont aus­si les jours passés que nous essayons de décrire. Nous les avons vécus, ils nous ont touchés, et pour les racon­ter nous sommes mal­gré tout dans une cer­taine forme de fic­tion. Une journée qui se racon­te en dix min­utes, n’est-ce pas aus­si de la fic­tion ? La ques­tion n’est pas entre le vrai et le moins vrai, mais l’enseignement que je tire d’une « inter­pré­ta­tion » du réel.

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Patrick Le Mauff
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