COUVRANT LA SCÈNE, un grand rectangle de tissu blanc… Comme une toile vierge avant que l’artiste n’y applique sa peinture, comme le célèbre et provocant CARRÉ BLANC SUR FOND BLANC du peintre russe Malevitch (1918).
Un espace vide que les acteurs vont bientôt occuper et habiter par leur seule présence.
À l’extérieur de la scène, côté jardin, trois acteurs, assis, regardent les spectateurs entrer et s’installer sur les gradins.
Tout est en place pour que s’écrive le spectacle.
Au commencement, un gros livre de trois cents pages, LES LANGUES PATERNELLES, roman à caractère autobiographique de David Serge1, double romancier du journaliste Daniel Schneidermann. Antoine Laubin et Thomas Depryck l’ont adapté et concentré en une quarantaine de pages.
On peut faire théâtre de tout affirmait Antoine Vitez qui fut un des premiers à porter un roman au théâtre2. Depuis, les expériences se sont multipliées. Ici, pour LES LANGUES PATERNELLES, l’enjeu était de faire théâtre de ce roman autobiographique écrit à la première personne, mais où se croisent d’autres personnages, essentiellement masculins, le père et le frère du narrateur, son beau-père, ses enfants, mais aussi sa mère et la mère de ses enfants.
Pas de quatrième mur. Les acteurs quittent leurs chaises, gagnent le plateau, s’avancent lentement sur le devant de la scène, regardent les spectateurs dans les yeux avant de prendre la parole. Et ils vont nous les donner à entendre, ces quarante pages, les jouer dans une polyphonie vertigineuse et fluide, nous entraîner dans un tourbillon de mots, nous prendre à témoin d’un étrange règlement de compte, celui du narrateur avec un père dont on perçoit d’emblée qu’il vient de quitter ce monde, – …Tu es mort de toi-même. Je ne t’ai mêmepas tué… – et nous convier à une sorte de psychanalyse en « acte », littéraire et théâtrale.
Antoine Laubin connaît bien l’écriture de Jean-Marie Piemme3. Sans doute cette proximité l’a‑t-il porté à s’interroger sur l’identité du personnage de théâtre et à inventer ici, avec la collaboration de Thomas Depryck, une dramaturgie étonnante où non seulement plusieurs personnages sont interprétés par un seul acteur mais où en même temps, en une réplique, le même personnage peut glisser d’un interprète à un autre. Le roman lui-même invitait à cette polyphonie. Bien qu’écrit à la première personne, il comportait déjà un flou sur l’identité du « je », le narrateur, étant sans cesse envahi par le discours de son père et de son fils. Ce trouble identitaire sur trois générations qui se catapultent était un défi théâtral passionnant à expérimenter. Une adaptation précise, des répliques souvent courtes, percutantes, fruit de longues périodes de travail et de gestation ont permis d’éviter l’écueil de la confusion qui pouvait guetter l’entreprise.