Si au Cilli, la pratique théâtrale repose essentielle- ment sur le corps de l’acteur et la tradition orale, La Troppa a choisi de raconter des histoires en s’entourant d’objets. Depuis 1987, les membres de cette compagnie implantée à Santiago du Chili, créent des spectacles comme PINOCCHIO (1991) ou VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE (1995) qui transpirent une culture polymorphe ; mixant sans ambages les univers de la bande dessinée, de l’audiovisuel, du cinéma et de la télévision avec l’argot de la rue pour accoucher de surprenantes scénographies à transformations. En créant GEMELOS en janvier 1999, ils se sont attaqués pour la première fois à un texte contemporain, LE GRAND CAHIER de la dramaturge et romancière hongroise Agota Kristof. Une des gageures de ce spectacle est de garder la teneur du récit philosophico-historique au moyen de la langue bien sûr, mais aussi grâce à un univers visuel magique, à une boîte à malices, un espace de métamorphoses…
Comme dans les précédents spectacles, La Troppa aborde la question du voyage initiatique. GEMELOS (Jumeaux) nous raconte le cheminement intérieur de deux garçons abandonnés par leur jeune mère et confiés à leur grand-mère quelque part en Europe de l’Est – on pense à la Pologne. Ils y mènent la vie rude de la campagne. La vieille dame acariâtre leur inflige de pénibles travaux des champs, une alimentation épouvantable et une hygiène plus que douteuse. Pour faire face à cette dose infligée de saleté et de privations en tous genres, les enfants recourent à la mithridatisation. En ajoutant aux petites faims courantes, le jeûne absolu, à la fatigue connue, le redoublement des travaux jusqu’au total éreintement, et à la rudesse ambiante, une aggravation systématique des sanctions, les deux jumeaux apprennent le dépassement de soi. Les « hijos de puta » lancés par la grand-mère ne les atteignent plus. « Nous n’avons même pas mal, même pas faim…», aiment-ils à répéter. Grâce à cette méthode Coué, ils finissent par se constituer une solidité hors normes. Curieusement, sous cette carcasse, la morale parvient à se nicher. Ils éprou- vent du respect, voire de la tendresse pour la « sorcière » qui les élève, défendent les êtres opprimés comme la simplette surnommée Bec-de-lièvre, le soldat déserteur qui ne veut plus tuer… Leur force et leur droiture les conduisent aussi bien à liquider la bonne du curé pas vraiment généreuse, qu’à se prendre d’amitié pour un cordonnier juif que les nazis viendront bientôt chercher.
Car au loin gronde la guerre. Morts en série, système D, petits marchandages et grandes misères sont au lot quotidien des citoyens. L’on n’en voit presque rien. Même si l’on sent bien que la vie des gamins n’est que le reflet grossi des mécanismes à l’œuvre dans le pays.
Astucieusement bâti, le décor est à première vue conçu comme une maison de petite dimension : au rez-de-chaussée, la cuisine, et au premier étage, la chambre de la grand-mère. L’action s’y déroule comme dans un grand castelet compartimenté. Des portes et des rideaux coulis- sent régulièrement pour s’ouvrir sur d’autres espaces intérieurs, sur de nouveaux horizons lointains révélés au fil du récit. Les deux frères sont interprétés par Jaime Lorca et Juan Carlos Zagal, la grand-mère par Laura Pizzaro. Ils jouent leur propre rôle affublés de masques de commedia dell’arte avec une gestuelle d’automates. Ils convoquent bien d’autres personnages du roman en manipulant jouets et pantins, poupées et marionnettes…, parant ainsi la grande Histoire des accessoires de la naïveté. Une sorte de leçon de distanciation brechtienne aux airs de conte pour enfants dans un univers Nadjien saturé de portes, de trappes et de fausses perspectives. Ce décalage est mis en scène au moyen d’une succession d’effets visuels : profondeur de champs, remplacement des acteurs par des marionnettes de taille réduite, apparition d’autres figures bougées à mains ou manipulées à fils, par des montreurs qui tantôt se cachent, tantôt s’exposent, se dédoublent et jouent. Selon Marco Antonio de la Parra, « La Troppa, c’est le point équidistant entre la sur-marionnette – dont a parlé Gordon Craig au début du siècle quand il proclamait qu’il était impossible de monter Shakespeare – et l’acteur pur. » La cruauté est éminemment présente, la tendresse sous-jacente. La Troppa recourt ici à la multiplication des niveaux de jeu, théâtral, marionnettique et « quasi-cinématographique » pour aborder un sujet grave. Ce n’est pourtant pas seulement la guerre qu’ils cherchent à évoquer de façon documentaire. L’usurpation d’un genre attribué à l’enfance leur permet de parler plus largement des valeurs humaines avec une poésie étrangement douce-amère.