Du conte à l’Histoire : les jumeaux de la Troppa

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Du conte à l’Histoire : les jumeaux de la Troppa

Le 17 Nov 2000
GEMELOS d’Agota Kristof, mise en scène La Troppa, 1999. Photo Brigitte Pougeoise.
GEMELOS d’Agota Kristof, mise en scène La Troppa, 1999. Photo Brigitte Pougeoise.
GEMELOS d’Agota Kristof, mise en scène La Troppa, 1999. Photo Brigitte Pougeoise.
GEMELOS d’Agota Kristof, mise en scène La Troppa, 1999. Photo Brigitte Pougeoise.
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Si au Cil­li, la pra­tique théâ­trale repose essen­tielle- ment sur le corps de l’acteur et la tra­di­tion orale, La Trop­pa a choisi de racon­ter des his­toires en s’entourant d’objets. Depuis 1987, les mem­bres de cette com­pag­nie implan­tée à San­ti­a­go du Chili, créent des spec­ta­cles comme PINOCCHIO (1991) ou VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE (1995) qui tran­spirent une cul­ture poly­mor­phe ; mix­ant sans ambages les univers de la bande dess­inée, de l’audiovisuel, du ciné­ma et de la télévi­sion avec l’argot de la rue pour accouch­er de sur­prenantes scéno­gra­phies à trans­for­ma­tions. En créant GEMELOS en jan­vi­er 1999, ils se sont attaqués pour la pre­mière fois à un texte con­tem­po­rain, LE GRAND CAHIER de la dra­maturge et roman­cière hon­groise Ago­ta Kristof. Une des gageures de ce spec­ta­cle est de garder la teneur du réc­it philo­soph­ico-his­torique au moyen de la langue bien sûr, mais aus­si grâce à un univers visuel mag­ique, à une boîte à mal­ices, un espace de méta­mor­phoses…

Comme dans les précé­dents spec­ta­cles, La Trop­pa abor­de la ques­tion du voy­age ini­ti­a­tique. GEMELOS (Jumeaux) nous racon­te le chem­ine­ment intérieur de deux garçons aban­don­nés par leur jeune mère et con­fiés à leur grand-mère quelque part en Europe de l’Est – on pense à la Pologne. Ils y mènent la vie rude de la cam­pagne. La vieille dame acar­iâtre leur inflige de pénibles travaux des champs, une ali­men­ta­tion épou­vantable et une hygiène plus que dou­teuse. Pour faire face à cette dose infligée de saleté et de pri­va­tions en tous gen­res, les enfants recourent à la mithri­dati­sa­tion. En ajoutant aux petites faims courantes, le jeûne absolu, à la fatigue con­nue, le redou­ble­ment des travaux jusqu’au total érein­te­ment, et à la rudesse ambiante, une aggra­va­tion sys­té­ma­tique des sanc­tions, les deux jumeaux appren­nent le dépasse­ment de soi. Les « hijos de puta » lancés par la grand-mère ne les atteignent plus. « Nous n’avons même pas mal, même pas faim…», aiment-ils à répéter. Grâce à cette méth­ode Coué, ils finis­sent par se con­stituer une solid­ité hors normes. Curieuse­ment, sous cette car­casse, la morale parvient à se nich­er. Ils éprou- vent du respect, voire de la ten­dresse pour la « sor­cière » qui les élève, défend­ent les êtres opprimés comme la sim­plette surnom­mée Bec-de-lièvre, le sol­dat déser­teur qui ne veut plus tuer… Leur force et leur droi­ture les con­duisent aus­si bien à liq­uider la bonne du curé pas vrai­ment généreuse, qu’à se pren­dre d’amitié pour un cor­don­nier juif que les nazis vien­dront bien­tôt chercher.

Car au loin gronde la guerre. Morts en série, sys­tème D, petits marchandages et grandes mis­ères sont au lot quo­ti­di­en des citoyens. L’on n’en voit presque rien. Même si l’on sent bien que la vie des gamins n’est que le reflet grossi des mécan­ismes à l’œuvre dans le pays.

Astu­cieuse­ment bâti, le décor est à pre­mière vue conçu comme une mai­son de petite dimen­sion : au rez-de-chaussée, la cui­sine, et au pre­mier étage, la cham­bre de la grand-mère. L’action s’y déroule comme dans un grand castelet com­par­ti­men­té. Des portes et des rideaux coulis- sent régulière­ment pour s’ouvrir sur d’autres espaces intérieurs, sur de nou­veaux hori­zons loin­tains révélés au fil du réc­it. Les deux frères sont inter­prétés par Jaime Lor­ca et Juan Car­los Zagal, la grand-mère par Lau­ra Piz­zaro. Ils jouent leur pro­pre rôle affublés de masques de com­me­dia dell’arte avec une gestuelle d’automates. Ils con­vo­quent bien d’autres per­son­nages du roman en manip­u­lant jou­ets et pan­tins, poupées et mar­i­on­nettes…, parant ain­si la grande His­toire des acces­soires de la naïveté. Une sorte de leçon de dis­tan­ci­a­tion brechti­enne aux airs de con­te pour enfants dans un univers Nad­jien sat­uré de portes, de trappes et de fauss­es per­spec­tives. Ce décalage est mis en scène au moyen d’une suc­ces­sion d’effets visuels : pro­fondeur de champs, rem­place­ment des acteurs par des mar­i­on­nettes de taille réduite, appari­tion d’autres fig­ures bougées à mains ou manip­ulées à fils, par des mon­treurs qui tan­tôt se cachent, tan­tôt s’exposent, se dédou­blent et jouent. Selon Mar­co Anto­nio de la Par­ra, « La Trop­pa, c’est le point équidis­tant entre la sur-mar­i­on­nette – dont a par­lé Gor­don Craig au début du siè­cle quand il procla­mait qu’il était impos­si­ble de mon­ter Shake­speare – et l’acteur pur. » La cru­auté est éminem­ment présente, la ten­dresse sous-jacente. La Trop­pa recourt ici à la mul­ti­pli­ca­tion des niveaux de jeu, théâ­tral, mar­i­on­net­tique et « qua­si-ciné­matographique » pour abor­der un sujet grave. Ce n’est pour­tant pas seule­ment la guerre qu’ils cherchent à évo­quer de façon doc­u­men­taire. L’usurpation d’un genre attribué à l’enfance leur per­met de par­ler plus large­ment des valeurs humaines avec une poésie étrange­ment douce-amère.

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Sylvie Martin-Lahmani
Professeure associée à la Sorbonne Nouvelle, Sylvie Martin-Lahmani s’intéresse à toutes les formes scéniques contemporaines....Plus d'info
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