L’ATTRIBUTION du Prix de la Première œuvre 2009 au livre de Martine Wijckaert TABLE DES MATIÈRES publié chez L’Une et l’Autre peut surprendre. Ce prix a jusqu’à présent toujours récompensé un premier roman ; c’est la première fois qu’il salue un texte dont le statut générique n’est pas aussi franchement fixé, puisqu’il s’agit d’un récit en trois parties, qui ont toutes les trois été montées au théâtre.
Ce prix a par ailleurs toujours été attribué à de jeunes auteurs, pour les encourager à poursuivre dans la carrière littéraire. C’est encore le cas aujourd’hui, puisque Martine entre progressivement dans cette voie, avec quelque méfiance sans doute, mais avec une force de conviction et d’expression que les membres de la commission ont voulu souligner.
Tous ceux qui parmi vous fréquentent nos scènes connaissent sans doute Martine Wijckaert. Aux autres, qui ont tort, bien entendu, je me bornerai à rappeler que celle qui a fondé le théâtre de la Balsamine en 1974 a partagé sa carrière depuis entre mise en scène, interprétation, et enseignement. On lui doit des spectacles mémorables et des mises en scènes qui ont fait date à ses débuts, comme HOP SIGNOR de Ghelderode, LA PILULE VERTE d’après Witkiewicz ou LÉOPOLD II de Hugo Claus. Elle a ensuite réalisé des spectacles plus personnels, comme LA THÉORIE DU MOUCHOIR (1987) ou NATURE MORTE (1995), en alternance avec des choix d’auteurs aussi différents qu’Eugène Labiche, avec LE PLUS HEUREUX DES TROIS (1989), et Strindberg avec une très belle adaptation de MADEMOISELLE JULIE (1993). En 1998, elle présente, au Festival d’Avignon et au Kunsten Festival des Arts de Bruxelles, sa création ET DE TOUTES MES TERRES, RIEN NE ME RESTE QUE LA LONGUEUR DE MON CORPS, écrite à partir de la tétralogie des Rois de Shakespeare et traitant du thème de la mémoire et de la transmission à l’intérieur des jeux de pouvoir et du déclin d’une famille.
La thématique des relations familiales, de leurs enjeux et des effets de leur verbalisation est au cœur des spectacles récents de Martine Wijckaert. TABLE DES MATIÈRES (2005) est le deuxième volet d’un triptyque dont le premier était CE QUI EST EN TRAIN DE SE DIRE (2002) et le dernier LE TERRITOIRE (2008). Au centre de cette prise de parole s’impose le personnage de « La fille », qui se dédouble, s’efface ou se projette dans d’autres corps par le truchement des comédiennes qui l’incarnent et par la grâce des musiques qui le scandent. C’est ce personnage qui donne l’unité de ce triple discours, et c’est lui qui est au centre de la transformation de ce texte théâtral en récit autonome, celui que nous récompensons aujourd’hui.
Il faut en effet y insister : TABLE DES MATIÈRES peut se lire indépendamment des spectacles qui l’ont fait éclore, parce que ce texte a trouvé sa pleine maturité littéraire.
Table des matières, trois mots pour trois récits, trois tiers pour accéder à la première personne, et pour dire le « ma » fondateur, celui qui s’énonce enfin à l’incipit du troisième temps : « Man, Ma, Moun, pas de synonymes mais des monosons en me, mou, ma, mouti, moeder, mater, mère, oh mère, lumière » (65). Ce travail de mémoire et d’expression ne se livre pas d’emblée, il y faut fouiller au plus profond de soi, analyser méthodiquement ce que l’on est et d’où l’on vient, faire le deuil, sur une table d’opération ou de dissection. Il faut prendre le temps, le temps de dire, de raconter, de trouver les mots, le temps de se mettre à table, de cracher ce dont on est fait, d’en faire une matière, la matière d’un texte, et la manière de le proférer. Symboliquement, à la fin du TERRITOIRE (le troisième texte) cette table, toute dressée, tombe en chute libre, surgie des cintres du théâtre, ou des limbes de la mémoire. La vaisselle est pulvérisée, éclatée. Passer à table, c’est se servir de cet éclatement que l’éditeur L’une et l’autre a parfaitement su rendre dans le graphisme inspiré de la couverture du livre.
Voici donc un prix de la première œuvre qui annonce un chemin nouveau dans un parcours déjà bien rempli, comme si, au fond, c’était par l’écriture assumée qu’il fallait en passer pour fixer ce dont le théâtre fournit le matériau plus humain, plus sensible, mais aussi plus éphémère. C’est dire que nous attendons, chère Martine, bien d’autres textes portant ta voix singulière et courageuse.
Texte prononcé par Paul Aron à l’occasion de l’attribution en 2009 à Martine Wijckaert, du prix de la première œuvre (prix littéraire de la Communauté française de Belgique), pour sa trilogie TABLE DES MATIÈRES, éditions L’une & l’autre, Paris, 2008.