La boîte de la vie

La boîte de la vie

Le 11 Juil 2002
LA MORT DE TINTAGILEs, mise en scène de Claude Régy. Yann Boudaud (Tintagiles) et Valérie Dréville (Ygraine). Photo Michel Jacquelin.
LA MORT DE TINTAGILEs, mise en scène de Claude Régy. Yann Boudaud (Tintagiles) et Valérie Dréville (Ygraine). Photo Michel Jacquelin.

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Article publié pour le numéro
Modernité de Maeterlick-Couverture du Numéro 73-74 d'Alternatives ThéâtralesModernité de Maeterlick-Couverture du Numéro 73-74 d'Alternatives Théâtrales
73 – 74
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SI LE spec­ta­cle LA MORT DE TINTAGILES (1997) s’est con­sti­tué avec le temps en une matière mémorielle très dif­férente du sou­venir spa­tial, aéré d’IN­TÉRIEUR (1985), c’est d’abord parce qu’il y avait eu d’une créa­tion à l’autre un déplace­ment sen­si­ble du tra­vail de Claude Régy sur le même motif maeter­linck­ien (la dis­pari­tion d’un enfant). Évo­quant ensem­ble les deux textes au moment où il explo­rait le sec­ond en répéti­tion avec les acteurs, le met­teur en scène décrivait un dou­ble proces­sus qui fai­sait s’ef­fac­er davan­tage encore la dimen­sion psy­chologique du drame (main­tenue à tra­vers une trame nar­ra­tive et l’ar­tic­u­la­tion de deux aires imag­i­naires dans INTÉRIEUR) pen­dant que se définis­sait un espace plus archaïque, atem­porel, un noy­au d’énigme per­ma­nent. La mort deve­nait métaphorique. « La mort est l’il­lus­tra­tion par­faite de ce qui échappe totale­ment à la con­nais­sance sci­en­tifique. […] Elle est, comme l’écrira Artaud, une exis­tence qui serait de l’autre côté de l’ex­is­tence1. »

On peut par­ler à la fois d’une intéri­or­i­sa­tion et d’une exten­sion de l’in­quié­tude à l’e­space théâ­tral entier. Pour INTÉRIEUR déjà, le tra­vail avait porté sur l’ensem­ble de la salle. L’in­ter­ven­tion éta­jt vis­i­ble. Cette fois-ci, l’ho­mogénéité est interne : lieu d’une action mal dis­tin­guée d’une activ­ité d’im­agerie (grande lenteur, corps sil­hou­et­tés dans des noirs et blancs nuancés), la scène n’est pas perque comme une « scène » ordi­naire. Assis­tant au spec­ta­cle LA MORT DE TINTAGILES, je me trou­ve dans un no man’s land entre l’im­age et la pen­sée, les phénomènes per­cep­tifs sont déjà des traces spec­trales habitées de fig­ures déjà et sans cesse revenantes. Mais cela n’ex­plique pas com­ment les représen­ta­tions se sont con­sti­tuées en « engrammes » d’une den­sité excep­tion­nelle.2)

Une « boîte de lumière »

« [Il] est très impor­tant pour un art de se penser et de s’in­ten­si­fi­er en ce qu’il a de sin­guli­er, d’ir­ré­ductible3 » Dans la créa­tion d’une véri­ta­ble tex­ture tin­tag­ili­enne, l’ap­port de Daniel Jean­neteau a sans doute été essen­tiel. INTÉRIEUR est le pre­mier spec­ta­cle de Claude Régy auquel a assisté le scéno­graphe. Ado­les­cent, il avait illus­tré LA PRINCESSE MALEINE. Ces faits privés con­stituent, en amont de la créa­tion de 1997 et de la pre­mière col­lab­o­ra­tion, en 1989, un ter­rain de ren­con­tre et d’échange pos­si­ble. Si Daniel Jean­neteau a pu établir des liens vivants, donc effi­caces, entre les réflex­ions de Maeter­linck sur le théâtre et celles d’Ap­pia ou Craig sur l’e­space du théâtre, c’est parce qu’il n’a pas procédé selon une sorte d’ap­pli­ca­tion studieuse des principes des his­toires de l’art, mais parce que les propo­si­tions de ces artistes fai­saient écho de façon cohérente à sa con­cep­tion per­son­nelle de la scène. En par­ti­c­uli­er la prise en compte plas­tique et prag­ma­tique de toute la salle, « l’idée d’une scéno­gra­phie glob­ale4 ». Ses maque­ttes ne représen­tent pas des plateaux seule­ment, mais les vol­umes des lieux où vont s’éla­bor­er les créa­tions.

« Pour LA MORT DE TINTAGILES, nous nous sommes mis devant la maque­tte et une demi-heure plus tard, le décor était conçu. Il était apparu, et c’é­tait cela. Après, jai beau­coup tra­vail­lé à en pré­cis­er les pro­por­tions, les-détails de réal­i­sa­tion5. »
C’est dans les déci­sions rapi­des, intu­itives, con­jointes du met­teur en scène et du scéno­graphe quant à l’amé­nage­ment de l’ensem­ble de la salle que l’on peut trou­ver des élé­ments d’ex­pli­ca­tion à la force très par­ti­c­ulière de ce spec­ta­cle et à la for­ma­tion d’un « engramme-Tin­tag­iles » : remod­e­lage de la salle (comme pour INTÉRIEUR, celle du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis); grande ouver­ture de scène ; frontal­ité max­i­male (sup­pres­sion des places trop latérales), lim­ite de la pro­fondeur du gradin (sup­pres­sion des places trop éloignées et trop hautes) — une jauge finale de 130 per­son­nes… L’hy­pothèse ici dévelop­pée est que ces déci­sions obéis­saient à une logique souter­raine du tra­vail de Claude Régy6, révélée, réveil­lée par les « drames pour mar­i­on­nettes » de Maeter­linck, et pas à la sim­ple préoc­cu­pa­tion d’as­sur­er une égal­ité per­cep­tive et d’in­ten­si­fi­er les rela­tions à l’in­térieur de l’as­sis­tance, comme cela a été dit à dif­férentes repris­es par cha­cun des deux prati­ciens. Le choix de la frontal­ité la plus pure pos­si­ble n’a pas eu pour unique con­séquence de don­ner à chaque spec­ta­teur un point de vue sim­i­laire et con­fort­able sur le plateau. Il a par­ticipé de l’élab­o­ra­tion d’un cer­tain dis­posi­tif de vision (D. Jean­neteau rap­pelle sou­vent la dif­férence entre « image » et « vision »), anthro­pologique­ment lié à la struc­ture forte et fon­da­men­tale du vis-à-vis, et appa­raît com­plé­men­taire des choix spé­ci­fique­ment scéniques et tout aus­si rad­i­caux que sont l’ef­face­ment des vis­ages et les jeux de face-pro­fil obtenus par un impor­tant tra­vail sur ce que Régy appelait la « boîte de lumière »7. Quant au resser­re­ment de la salle vers la scène, avec la lim­i­ta­tion dras­tique de la pro­fondeur du gradin, il n’a pas pour prin­ci­pal résul­tat de faciliter l’at­ten­tion ‑même si ce résul­tat n’est pas nég­lige­able -, son action s’ex­erce à un autre niveau, plus enfoui, de l’ex­péri­ence : artic­ulé avec les grandes déci­sions scéniques de TINTAGILES (fer­me­ture du loin­tain par un rideau de fer-réflecteur, con­struc­tion à la face d’une étroite passerelle de jeu, etc.), il entraîne une altéra­tion déci­sive du fonc­tion­nement ordi­naire de l’e­space théâ­tral occi­den­tal mod­erne, celle-là même que cher­chait sans doute Maeter­linck dans le théâtre de mar­i­on­nettes8.

Il existe en effet au théâtre une struc­ture prox­émique de base, par­ente de celle révélée par les travaux d’Edward Hall mais obéis­sant dans le détail à des règles un peu dif­férentes, spé­ci­fiques de la sit­u­a­tion de représen­ta­tion artis­tique, une sorte de découpage « caché » (the hid­den dimen­sion) de la salle en posi­tions spec­ta­tri­ces pré­cis­es. On dis­tinguera par exem­ple trois grands modes de saisie de l’action scénique selon la plus ou moins grande prox­im­ité à l’aire de jeu. Dans la zone proche, la saisie est plutôt psy­chologique, dans la zone moyenne plutôt soci­ologique et his­torique, dans la zone loin­taine plutôt philosophique, méta­physique. Que toute salle soit ain­si mar­quée ne sig­ni­fie évidem­ment pas que seuls les pre­miers rangs perçoivent la réal­ité immé­di­ate, que seuls ceux du milieu ont de l’action une vision his­tori­cisée et qu’il faut oblig­a­toire­ment être à plus de vingt mètres pour percevoir la sym­bol­ique générale du réc­it, mais que ces dif­férentes sen­si­bil­ités sont présentes à l’état latent et iné­gale­ment répar­ties. « Quand le met­teur en scène investit un théâtre, le vol­ume de celui-ci n’est pas neu­tre. La scène a sa dynamique pro­pre, une cer­taine musique prox­émique, mais la salle est un grand jeu d’orgues dont la créa­tion dra­ma­tique pour­ra exal­ter plus ou moins les dif­férentes tonal­ités dor­mantes9. » Le découpage ter­naire rap­pelle la célèbre parabole des « trois boîtes chi­nois­es » imag­inée par Gior­gio Strehler pour expos­er ce qu’il pen­sait être la néces­saire com­plé­tude de toutes les grandes œuvres théâ­trales. Cha­cune d’elles, écrivait-il, con­tient trois boîtes : la « boîte du vrai » (« les mou­ve­ments d’un cœur et d’une main »), la « boîte de l’Histoire » (« le mou­ve­ment des class­es sociales dans leur rap­ports dialec­tiques ») et « la boîte de la vie » (« cette dernière boîte amène la représen­ta­tion sur le plan sym­bol­ique »)10.

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Marie-Madeleine Mervant-Roux
Marie-Madeleine Mervant-Roux, chercheur au CNRS (Laras), prépare actuellement un volume des «Voies de la création...Plus d'info
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