Carnet de travail. Notes de voyages.

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Le 22 Avr 2001
Site génocidaire, N’tamara, juillet 1997. Photo Groupov.
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Article publié pour le numéro
Rwanda 94-Couverture du Numéro 67-68 d'Alternatives Théâtrales
67 – 68
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Avril 1997

C’ÉTAIT LE 7 avril 1997. Nous étions lun­di. Depuis trois jours, je par­tic­i­pais à la com­mé­mora­tion du géno­cide rwandais. J’avais le same­di assisté à une journée organ­isée par Sol­i­dar­ité Inter­na­tionale inti­t­ulée « Experts à la barre — L’autre tri­bunal ».
Nous avions devant nous un pan­el de per­son­nal­ités belges, du monde uni­ver­si­taire, poli­tique ou cul­turel, qui ques­tion­nait toute la journée des « experts » du Rwan­da : Jean-Pierre Chré­tien, Luc de Heusch, Michel Cheva­lier, Ludo Martens, Pierre Olivi­er Richard ( rem­plaçant Colette Braeck­man), Pierre Galand, Frère Jean-Dam­ascène Ndayam­ba­je.

Aux infor­ma­tions déjà con­nues sont venues s’en ajouter d’autres, cer­taines non encore pub­liées :
– L’enquête extrême­ment pré­cise de Pierre Galand sur le finance­ment des armes des géno­cidaires, ses pro­pos vir­u­lents deman­dant la lev­ée de la dette extérieure réclamée au nou­veau gou­verne­ment, la déclarant illégitime et con­traire à l’éthique du droit inter­na­tion­al : 70 % du mon­tant de cette dette accu­mulée entre 1990 et 1994 ont servi à armer et équiper les géno­cidaires, mil­i­taires, mili­ciens et même la pop­u­la­tion, puisque l’on retrou­ve aus­si des fac­tures pour trois cent mille kilos de machettes. Cela, même en 1994, lorsqu’un gou­verne­ment intéri­maire a été nom­mé et qu’il sig­nait des chèques
à par­tir de Goma.
– Le silence et les ter­giver­sa­tions de l’ONU, les non-dits de la poli­tique belge et française, cette cer­ti­tude : la pré­pa­ra­tion du géno­cide était con­nue non pas depuis le 6 avril 1994 mais déjà en octo­bre, novem­bre 1993.
– Le lob­by­ing des uns ou des autres, d’abord pour le retrait des troupes en plein géno­cide, avec, en corol­laire, cette autre affir­ma­tion : si la Min­uar était inter­v­enue tout de suite, il n’y aurait pas eu de géno­cide ; pour l’envoi par après d’une mis­sion dite « human­i­taire » alors qu’il y a déjà des cen­taines de mil­liers de morts, mis­sion qui sig­nifi­ait : la pro­tec­tion de fait des assas­sins et leur retrait ren­du pos­si­ble au Zaïre, avec comme boucli­er, les réfugiés.
– L’implication de l’Église et de la Cour Royale Belge, l’échec de la chris­tian­i­sa­tion du Rwan­da : 80 % de chré­tiens ont tués, la théocratie de l’Église, son refus actuel de recon­naître une part de respon­s­abil­ité (ce n’est que l’année dernière qu’elle a recon­nu le géno­cide)1.

J’ai ren­dez-vous avec Frère Dam­ascène avant de me ren­dre à la Marche aux flam­beaux et à la veil­lée de com­mé­mora­tion organ­isée par « Ibu­ka – Sou­viens-toi ».

Frère Jean-Dam­ascène Ndayam­ba­je est pro­fesseur de psy­cholo­gie à l’Université de Butare. Son inter­ven­tion same­di por­tait sur la respon­s­abil­ité de l’église : « Église, que dis-tu de toi-même ? »
Il recon­naît comme plau­si­ble l’hypothèse avancée par Luc de Heusch, selon laque­lle le refoule­ment sym­bol­ique et la cul­pa­bil­ité induits par le chris­tian­isme, ont eu pour con­séquence l’annulation des struc­tures de l’imaginaire élaborées par la cul­ture tra­di­tion­nelle autour, entre autres, du culte de Ryan­gombe.

« Mais com­ment expli­quer l’horreur des tueries « précédées d’actes de tor­tures et autres traite­ments cru­els, inhu­mains ou dégradants », les bour­reaux allant par­fois « jusqu’à couper suc­ces­sive­ment les doigts, la main, les bras, les jambes avant de tranch­er la tête ou de fendre le crâne » (Le Monde, 1994). Il y a dans ces lignes un ter­ri­ble aveu de l’échec de la chris­tian­i­sa­tion au nom de laque­lle s’était effec­tuée ce que d’aucuns appel­lent par­fois « la révo­lu­tion sociale » hutu.
Après avoir fait s’écrouler le sys­tème tra­di­tion­nel des inter­dits, l’Église s’est éver­tuée en vain à y sub­stituer la notion occi­den­tale de péché, par­faite­ment étrangère à la cul­ture rwandaise. Elle s’est en out­re attaquée à la reli­gion tra­di­tion­nelle et en par­ti­c­uli­er au culte du Kuband­wa qui per­me­t­tait à une cer­taine vio­lence latente de s’exprimer sym­bol­ique­ment. (…)
Le drame du Rwan­da aujourd’hui ne serait-ce pas en fin de compte, que des mili­ciens hutu, manip­ulés par le pou­voir poli­tique et pro­jetés dans un univers hors normes, où toutes les bar­rières éthiques tra­di­tion­nelles se sont effon­drées, jouent avec des armes fournies par la Bel­gique et la France, les « Binego » ivres d’une vaine fureur ? »2

Binego est le fils de Ryan­gombe, il a le priv­ilège de toutes les trans­gres­sions, y com­pris celle du meurtre. Le culte de Ryan­gombe était célébré en mai — juin, lors de la récolte du Sorgho, surtout par la petite paysan­ner­ie hutu. Culte d’initiés, for­mant une société secrète – le roi3 ne peut y par­ticiper, mais bien la reine-mère – le kuband­wa s’apparente aux « reli­gions à mys­tères ».
Lors de séances de pos­ses­sion, les ini­tiés incar­naient les
« imand­wa », la société libre qui entourait Ryan­gombe : il y avait abo­li­tion des dif­férences sociales, tout le monde était égal et toute chose changeait de nom, y com­pris
les gens. Cer­tains inter­dits étaient lev­és, comme celui de l’inceste. ( On peut, jusqu’à un cer­tain point, com­par­er la fonc­tion de ce culte à celle de notre car­naval, anci­en­nement.)

Par ailleurs, dans l’ancien Rwan­da, tout était mis en céré­monie – y com­pris l’apprentissage de la sex­u­al­ité chez les ado­les­centes – et ces tra­di­tions étaient partagées par tout le monde. La vie sociale était basée sur des cycles : mort/deuil, nais­sance, mariage, rela­tion entre les morts et les vivants. Le culte des ancêtres était très impor­tant et de petites huttes votives leur étaient con­sacrées dans l’enceinte des maisons. On croy­ait que les mis­ères qui sur­ve­naient résul­taient d’un manque d’honneurs qui devaient leur être ren­dus. Des devins étaient con­sultés ain­si que des céré­monies organ­isées en vue d’éviter ces mis­ères, car les ancêtres ne par­laient jamais directe­ment aux descen­dants, le devin était indis­pens­able à l’interprétation de la sym­bol­ique de leur lan­gage.

Odette, Rwanda, Nyamata, août 1999. Photo Raymond Depardon, Agence Magnum.
Odette, Rwan­da, Nya­ma­ta, août 1999. Pho­to Ray­mond Depar­don, Agence Mag­num.

J’entends pour la pre­mière fois par­ler de l’importance des clans au Rwan­da, de la référence iden­ti­taire que cela con­sti­tu­ait, précé­dant les dif­férences hutu — tut­si — twa. Ain­si, de mémoire, cer­taines per­son­nes âgées peu­vent encore remon­ter jusqu’à 12 généra­tions pro­pres à leur clan.
Les appari­tions de Kibeho, pour lui, sont une manip­u­la­tion poli­tique, une manœu­vre d’Habyarimana. Le mes­sage émis par la vierge était un mes­sage fatal­iste. La famille du prési­dent était très présente lors des appari­tions.
Il abor­de les dif­fi­cultés actuelles, celles entre autres de ce qu’on appelle la réc­on­cil­i­a­tion, pas­sant par une jus­tice néces­saire, mais aus­si par un tra­vail très long visant à enray­er l’ethnisme dont les men­tal­ités sont imprégnées. Ain­si, il racon­te que, lors d’une entre­vue dans le cadre d’une mis­sion d’encadrement des détenus dans la prison de Butare, une femme accusée qui, au départ ne com­pre­nait pas de quoi elle était coupable, a fini par lui dire : « Mais je n’en ai tué que dix. »

Enfin, après avoir mis en ques­tion l’Église en tant qu’institution, il évoque aus­si des respon­s­abil­ités indi­vidu­elles. Le Père Naveau, lié­geois d’origine, qui en 1959, prêchait pour la vic­toire du Parme­hutu et l’élimination des Tut­si. En 1973, il demandait
à ce qu’une nou­velle révo­lu­tion se fasse « comme en 1959 ». Un autre Père a traduit MEIN KAMPF en kin­yarwan­da4 et util­i­sait cette tra­duc­tion dans ses ser­mons. La présence de l’Église en sous-main de la révo­lu­tion de 1959 : les écrits de Mgr Per­raudin con­tre l’Unar, trai­tant ce par­ti de « com­mu­niste et islamisant » ( ! ) ; cer­tains prêtres bénis­saient les armes, d’autres ont par­ticipé par­fois active­ment, cer­tains ont même été traduits en jus­tice au Rwan­da (Pères Duchamps, De Vinck), mais ont été ren­voyés en Bel­gique. Cela l’amène à évo­quer sa pro­pre his­toire, qui cou­vre celle des deux républiques. Il explique alors son par­cours, ce dont il a été témoin et vic­time, com­ment il a vu depuis 1959 les mas­sacres com­mencer et com­ment il a, par deux fois, échap­pé
à la mort, en 1973 et en 1994. Le réc­it qui suit est repris de son témoignage écrit paru dans « C’est ma taille qui m’a sauvée », com­plété par ses pro­pos oraux.

« En 1959, j’étais directeur de deux écoles, pri­maire et sec­ondaire, à Kab­gayi. La sit­u­a­tion se détéri­o­rait de jour en jour. En date du pre­mier novem­bre, à la Tou­s­saint, nous avons appris par une rumeur qui cir­cu­lait que Mnonyu­mut­wa, un des fon­da­teurs du par­ti Parme­hutu, avait été vio­lem­ment attaqué par des élé­ments tut­si qui n’avaient pour­tant pas été iden­ti­fiés.
C’était une mise en scène inven­tée de toutes pièces. Le lende­main matin, j’ai été choqué d’apprendre que la mai­son du chef Hagu­ma avait été incendiée.
Il dirigeait une des chef­feries du ter­ri­toire de Gitara­ma, le Marangara. C’est dans ces cir­con­stances que les trou­bles ont débuté. Sous peu, les maisons ont été incendiées. Les blessés étaient dépêchés dans les hôpi­taux ; par­mi eux, il y avait Nkusi, un sous-chef griève­ment blessé. D’autres sous-chefs ont été tués : Mat­siko, Ruhin­gu­ka, Rwa­mumin­gi… Les tueries ont partout fait rage. Les plan­ta­tions de bananes ont été rasées. Les Batut­si ont été mas­sacrés et cette vague a défer­lé sur les collines, pareille à un feu de brousse. Kay­iban­da, prési­dent du Parme­hutu, orches­trait ces mas­sacres. Il rassem­blait tous les tueurs et tenait con­seil avec eux. Il s’était trans­féré à Kab­gayi chez Mon­seigneur Per­raudin et là, l’administration belge lui avait don­né des mil­i­taires qui veil­laient sur sa sécu­rité.

Kay­iban­da venait de démis­sion­ner de son poste d’employé du jour­nal Kynia­mate­ka à Kab­gayi pour diriger son par­ti. Il était donc le com­man­dant suprême des hordes de tueurs qu’il envoy­ait dans les zones à forte con­cen­tra­tion de Tut­si comme le Maya­ga.
Il tra­vail­lait avec cer­tains blancs comme l’administrateur Patheyn et son col­lègue agronome dont il ne se séparait jamais. Les deux hommes n’abandonnaient jamais leurs fusils. Ils étaient tou­jours accom­pa­g­nés d’un médecin qui avait l’habitude de dire aux gens « aujourd’hui comme je ne n’ai pas suff­isam­ment trou­vé de cadavres ni de blessés, je me suis mis à tir­er moi-même, là, j’ai, au moins, pu faire quelques blessés…»

« Les prêtres de Kanyan­za tel que le Père suisse Not­ti dis­ait que c’était une guerre sainte : « Bat­tez-vous », encour­ageait-il les Hutu, « ain­si Dieu le veut ».
Not­ti le suisse, je le voy­ais sou­vent de mes pro­pres yeux. Il venait à Kab­gayi en com­pag­nie du Père Jules Gysens et tous les deux inci­taient les Hutu à tuer. Le Père Not­ti bénis­sait les Hutu hors de l’Église au moment où ceux-ci se pré­paraient à lancer une attaque. Ils arrivaient très tôt le matin à l’Église, armés de lances, d’arcs et de flèch­es, ain­si que de gour­dins. Ils les dépo­saient dans l’église, assis­taient à la Sainte Messe, puis à la sor­tie, ils repre­naient leurs armes et le prêtre les bénis­sait en
les envoy­ant mas­sacr­er les Tut­si. Les pères Not­ti et Gysens leur indi­quaient com­ment ils devaient se bat­tre et quelles cibles frap­per. Puis, le soir, quand les tueurs ren­traient chargés de butin dont les mortiers util­isés pour pil­er le man­ioc, des pommes de terre, de la volaille, des chèvres etc., le Père Gysens accueil­lait les héros avec une pro­fu­sion de félic­i­ta­tions « Mer­veilleux tra­vail ! » leur dis­ait-il. Je peux le répéter devant lui, je n’invente rien. Mon­seigneur Per­raudin, bien qu’il ait été là lorsque les mas­sacres se per­pé­traient, ne les a jamais con­damnés.

  1. Voir rap­port « Experts à la barre — L’autre tri­bunal ». Ligue anti-impéri­al­iste. ↩︎
  2. Luc de Heusch, ANTHROPOLOGIE D’UN GÉNOCIDE. LE RWANDA, Les Temps Mod­ernes, décem­bre 1994. ↩︎
  3. À l’inverse, un prince ini­tié au Kuband­wa ne pour­ra devenir roi. Le Kuband­wa pro­po­sait donc à la pop­u­la­tion une sorte de con­tre-ordre roy­al. ↩︎
  4. Il s’agit d’un Père alle­mand, le Père Johan Pris­till. Voir à ce sujet le numéro spé­cial de la revue chré­ti­enne Golias no 48 – 49, été 1996 « L’honneur per­du des mis­sion­naires ». ↩︎
  5. C’est ma taille qui m’a sauvée. Rwan­da : de la tragédie à la reconc­truc­tion, Édi­tions Coop­er­azione Ital­iana, Min­istère rwandais de l’Enseigne- ment supérieur, de la Recherche sci­en­tifique et de la Cul­ture, Unicef, décem­bre 1996. ↩︎
  6. Dor­cy Rugam­ba était l’acteur qui jouait le per­son­nage de l’ancêtre et qui avait dit le poème en kin­yarwan­da. Il nous rejoin­dra deux ans plus tard. ↩︎
  7. Bazun­gu, au sin­guli­er muzun­gu : ce mot désigne le blanc, l’européen, mais ce n’est pas une couleur – une tasse blanche ne sera pas « musun­gu » mais un homme noir riche, oui… ↩︎

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Marie-France Collard
Écrit par Marie-France Collard, après une période de confrontation avec la réalité du génocide et...Plus d'info
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