Après une première aventure avec le marionnettiste et metteur en scène François Lazaro, à propos de ma pièce ENTRE CHIEN ET LOUP1, je me suis plongé, avec lui, à cor et à cri, dans l’univers de l’objet, de la poupée, du mannequin et de la prothèse avec PAROLES MORTES OU LETTRES DE POLOGNE2. Ainsi j’ai pris goût à la voix de la main manipulée. Pourquoi ?
La main
Parce qu’elle est un objet animé. Seule sa manipu- lation la crée. Comme un jardin de fleurs, elle est l’inanimé vivant. Corps à cinq pattes, les membres de la main sont clastiques3. Les cheveux, postiches. Le cœur, froid. L’insémination, impossible. La matière, synthétique. Les tissus, odorants. Formée par la pensée humaine, elle parle un langage de sourds fondé sur une langue de signes manuels. Elle ne sert à rien en ce sens qu’elle n’est pas utile au discours. Son charme est non nécessaire. Nul n’a besoin de son existence. Lente, affectée, feinte ou vive, elle n’est pas véritable. Artificielle, elle représente les fractures de la voix, brisée, érodée : ce qui reste quand il ne reste rien. Déformation d’une machine anatomique, le corps, elle est démontable comme une chose clastique. Celui qui la bat, l’écrase, l’escamote ne parvient pas à la faire taire. Toujours elle resurgit pour parler à travers ses postures. Par son geste, elle le dit.
La main dit
Qu’est-ce qu’elle dit ? Voici, deux ou trois choses que nous avons essayé de montrer et de dire avec le corps de la main dans PAROLES MORTES.
Exister avant même d’avoir été.
Être le chef sans le savoir.
Vouloir prendre la parole à la place de sa mère.
Tenter une conférence sur Kafka dont on ignore tout.
Proposer un message d’espoir sans jamais l’énoncer.
Comparer le communisme à une marque de bière.
Dire « merci » surtout quand ça fait mal.
Se rattacher à un arbre généalogique imaginaire.
Fabriquer une nouvelle Tour de Babel.
Penser descendre de Dieu.
S’estropier pour un dollar de plus.
Interroger une chose morte par la torture.
Sauver un objet dérisoire au risque de sa vie.
Être dévoré par une nature morte.
Devenir prisonnier de sa propre parole.
Opérer un bouquet de fleurs dans le but de le guérir.
Prendre des bombardiers pour des moustiques.
S’effondrer pour un ongle cassé.
Se considérer comme une opération du Saint-Esprit.
Jouer du trombone au moyen d’un aspirateur.
Pratiquer à la hache l’autopsie d’une prothèse.
Ne pas savoir ce qu’est le sens propre ni le sens figuré.
Préparer l’entrée du Christ à Bruxelles.
Manifester pour manifester.
Courir après perdu.
Se dissimuler aux yeux de la police.
Préférer les sourds muets aux animaux parlants.
Violer les journaux.
Se faire du mal pour prendre son pied.
Dénoncer à vue de nez les guerres aveugles.
Mourir de vivre.
Se réjouir de tout et de rien.
Se mirer dans une alouette.
Coucher avec une bombe.
Souffrir d’une fracture sociale.
Partir en Pologne c’est-à-dire nulle part.
Ainsi la main est un corps à dire. Qui la manipule a la main dans le corps.
Avoir la main dans le corps
Dans PAROLES MORTES la main est contre moi mais aussi près de moi. Ma main me tue. Ma main m’étouffe. Ma main me bat. Ma main me veut. Ma main me prend. Ma main me baise. Ma main, ma bouche. Ma main, mon crâne. Ma main, mes dents. Ma main, mes os.
Ma main me casse. Ma main me tire. Ma main me rythme. Ma main une bouche. Ma main pleure. Ma main, non. Ma main, si. Ma main, s’il te plaît. Ma main papier. Ma main accrochée. Ma main, cheveu. Ma main avale. Ma main cavale. Ma main s’emballe. Ma main mendie. Ma main psaume. Ma main souffre. Ma main haine. Ma main aime. Ma main glisse. Ma main brise. Ma main pour résoudre. Ma main pour vaincre. Ma main pour foudre. Ma main pour poing. Ma main pour pied. Ma main pour cœur. Ma main pour vie. Ma main s’efface. Ma main attache. Ma main replie. Ma main décide. Ma main masque. Ma main me meurt. Séparée de mon organisme, elle possède la liberté d’une prothèse échappée du corps auquel elle était attachée.
Dans le corps de la prothèse
Ceci est beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une prothèse de jambe et d’une prothèse de main. La main-prothèse est tout. Elle fait tout. Elle lévite et supprime toute psychologie sans rompre avec l’imaginaire installé au poste de commandement. La prothèse ressemble à une statue ou une machine de terre que le manipulateur forme exprès pour la rendre plus semblable à nous qu’il est possible. La partie se donne pour le tout. Nous pensons être vivants. Nous ne sommes que prothèses. Le manipulateur donne, au dehors, à la prothèse, la couleur et la figure de tous nos membres et met aussi, au-dedans, toutes les pièces requises pour faire qu’elle marche, mange, respire et enfin qu’elle imite nos mouvements.
La construction d’une telle machine suppose un original vital, un donné organique préalable. La machine du marionnettiste, c’est la machine reconstruite par lui pour dire que le vivant n’est qu’artifice et nos langues faux-semblants. Pourquoi ?
À force de ressasser des messages d’information vides de sens, nous nous sommes déshabitués à la force des mots. Nos paroles sont mortes ? Et nos mots des bouteilles balancées dans les mers polluées de nos indifférences. La langue des mains peut-elle devenir le nouvel étendard d’un théâtre combattant ? Peut-être. À condition que les images produites par ces langues de mains nous touchent à l’intérieur comme à l’extérieur de nos têtes et de nos corps, fatigués d’être détournés et retournés par des messages qui n’ont ni sens dessus, ni sens dessous. Paroles mortes ou voix de la main ? Le chemin est tracé.
- De Daniel Lemahieu. Création : Clastic Théâtre, Compagnie François Lazaro, Festival d’Avignon 1994. ↩︎
- De François Lazaro et Daniel Lemahieu pour sept comédiens, marionnettes et prothèses. Mise en scène : François Lazaro. ↩︎
- Clastique se dit des traces, de fractures provoquées par l’érosion ; se dit aussi de pièces anatomiques artificielles démontables. Le squelette des classes de sciences naturelles et des amphithéâtres de médecine, sur lequel s’exercent les étudiants, est un squelette clastique. ↩︎