Sensorialité, poétique et marionnette

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Sensorialité, poétique et marionnette

Entretien avec Jean Florence

Le 24 Nov 2000
Article publié pour le numéro
Le théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives ThéâtralesLe théâtre dédoublé-Couverture du Numéro 65-66 d'Alternatives Théâtrales
65 – 66
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Fran­cis Hout­te­man : Com­ment expli­quer le pas­sage vers l’utilisation de la mar­i­on­nette qui s’est opéré ces dernières années par de nom­breuses com­pag­nies de théâtre, dont la nôtre ?

Jean Flo­rence : La mar­i­on­nette me sem­ble être la ren­con­tre de la matière et de l’esprit. On peut faire vivre une matière en lui don­nant dans l’espace scénique de la mar­i­on­nette une vie. Donc un bout de papi­er peut être un per­son­nage. C’est ce côté mag­ique de la mar­i­on­nette qui asso­cie la matière et le lan­gage.

En ani­mant – parce que c’est un prob­lème d’âme – une matière inerte, en lui don­nant vie, en lui don­nant de la voix, on trans­fig­ure, on méta­mor­phose et on fait exis­ter quelque chose qui n’existait pas.

La créa­tiv­ité liée à la mar­i­on­nette m’a tou­jours beau­coup fasciné. Le monde du théâtre a sou­vent été igno­rant des pos­si­bil­ités réelles de la mar­i­on­nette con­finée pour lui au domaine des enfants et dans un rap­port infan­tile : le petit Guig­nol de l’enfance.

En m’intéressant de plus près à la mar­i­on­nette, j’ai décou­vert qu’elle avait un pou­voir décu­plé par rap­port à un acteur sur scène. Un acteur qui tient sa mar­i­on­nette devant lui trou­ve tout à coup une autre puis­sance de métaphore, d’évocation.

FH. : Tu partages donc l’avis de Gor­don Craig qui dit que la mar­i­on­nette est le plus grand acteur ?

JF. : Oui, parce que der­rière la mar­i­on­nette il faut un bon acteur, mais en plus il doit faire jail­lir l’esprit qui est dans la matière. Car la mar­i­on­nette a l’indicible pou­voir d’être autonome par rap­port à lui. Cela, c’est un plus, imprévis­i­ble, un cadeau offert par la mar­i­on­nette. Oui, il faut un vrai acteur, mais en même temps il faut accepter la règle que la mar­i­on­nette peut pren­dre son autonomie, une lib­erté par rap­port à l’acteur dans ce qu’elle donne à voir, dans ce qu’elle donne à sen­tir alors que le comé­di­en reste davan­tage asso­cié au per­son­nage et récipro­que­ment. Je trou­ve qu’il y a un dédou­ble­ment plus puis­sant dans la mar­i­on­nette. Dans ce sens le théâtre chez nous a tout à gag­n­er à utilis­er davan­tage la mar­i­on­nette comme dans les pays d’Europe cen­trale et ori­en­tale ou dans d’autres tra­di­tions où le genre n’est pas con­finé à l’enfance.

FH. : Après une représen­ta­tion1, un spec­ta­teur est venu nous trou­ver nous dis­ant qu’il avait vu pleur­er Anna Mag­dale­na, la mar­i­on­nette représen­tant la femme de Jean-Sébastien Bach alors que de toute évi­dence, ce morceau de bois et de tis­su ne pou­vait pas pleur­er. Com­ment expli­quer cela ?

JF. : Ce phénomène est lié à la part que prend le spec­ta­teur dans un spec­ta­cle. Mon hypothèse est que le spec­ta­teur est autant l’artisan du spec­ta­cle – à sa place bien enten­du – que le comé­di­en, que la troupe. S’il n’y avait pas le spec­ta­teur, il n’y aurait pas le spec­ta­cle. Le spec­ta­teur en général, mais peut-être vis-à-vis de la mar­i­on­nette plus encore – doit don­ner beau­coup de lui- même pour que l’expérience théâ­trale existe. Et il donne plus facile­ment de lui-même si les choses se passent bien. Sinon, il reste en retrait. C’est la preuve qu’un spec­ta­cle est avant tout une créa­tion col­lec­tive. C’est ce qui est spé­ci­fique au théâtre, par rap­port au ciné­ma par exem­ple. Le théâtre, c’est quelque chose de vivant, où cha­cun par­ticipe à la créa­tion de quelque chose qui n’existerait pas autrement, ni ailleurs, ni à un autre moment. Sans doute qu’avec de la mar­i­on­nette on doit encore don­ner plus de soi-même puisque c’est de la matière inerte. Ce qui est inté- ressant dans l’exemple que tu donnes, c’est que le spec­ta­teur donne aus­si de lui-même pour faire exis­ter l’incroyable. C’est ce grand plaisir théâ­tral qui est démul­ti­plié dans les spec­ta­cles de mar­i­on­nettes qui n’appartiennent pas au régistre du guig­nol. Un des grands plaisirs pro­pre au théâtre, c’est cette fac­ulté qui nous est don­née de créer dans les inter­valles qu’on nous laisse, dans les inter­stices de non-dit. Il y a de la place pour notre intel­li­gence, et plus encore pour notre sen­si­bil­ité, donc pour des larmes là où il n’y en a pas. Ce sen­ti­ment qu’on est intel­li­gent – pas au sens intel­lectuel, mais au sens le plus riche : pou­voir ani­mer, spir­i­tu­alis­er les choses, leur don­ner de l’esprit – c’est une grande joie du théâtre.

FH. : À côté de l’aspect poli­tique de cer­tains de nos spec­ta­cles, nous atta­chons une grande impor­tance à la dimen­sion poé­tique en tra­vail­lant à la fois une esthé­tique d’images mais aus­si dans l’écriture en tra­vail­lant directe­ment avec des poètes. Com­ment analy­ses-tu cette rela­tion entre théâtre et poé­tique ?

IL S’APPELAIT JEAN- SÉBASTIEN OU LA SÈVE.
IL S’APPELAIT JEAN- SÉBASTIEN OU LA SÈVE.

JF. : Le théâtre fait par­tie glob­ale­ment de ce qu’on appelle la Poé­tique, cette néces­sité pour l’être humain d’assumer la réal­ité des choses, et en même temps d’affirmer que cette réal­ité n’est pas ce qu’elle est, qu’il y a autre chose. C’est ce pou­voir qui dis­tingue l’homme de l’animal. Nous avons besoin que le réel soit ce qu’il est, et en même temps qu’il soit autre chose. Le pou­voir du poète, c’est de faire exis­ter cette autre chose sur la scène. Le théâtre, en soi, est une réal­ité, mais il pro­duit une autre réal­ité. Même quand il par­le de la réal­ité quo­ti­di­enne il en fait autre chose. C’est ce qu’on pour­rait appel­er son pou­voir de métaphore. Et, en ce sens, la mar­i­on­nette, c’est la métaphore par excel­lence. On prend un bout de bois
et, tout à coup, pour celui qui l’anime et pour les autres, ce n’est plus un bout de bois. Pour­tant cela reste un bout de bois… La dimen­sion poé­tique, je la vois dès cet instant. Bien sûr, la poésie a aus­si une dimen­sion lyrique, de rêve, d’ima- ginaire, mais elle est d’abord le fait qu’on ne se con­tente pas des choses telles qu’elles sont. Nous injec­tons dans le réel notre être et nos désirs.

Cet entre­tien est adap­té d’un texte paru en 1998 dans une brochure éditée pour les 20 ans du Créa- Théâtre.

  1. IL S’APPELAIT JEAN-SÉBASTIEN OU LA SÈVE, créa­tion du Créa-théâtre (1985), écrit et mis en scène par Fran­cis Hout­te­man. ↩︎
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